Valeurs actuelles

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sauf miracle ou imprévu, en 2017, La Le Pen va gagner !

C’est le genre de choses qui prend bien la mesure de la tablée, avec les réactions spontanées et néanmoins bien marquées que cela déclenche immanquablement. D’un côté, les jeunes aspirants trentenaires, mais pas encore, qui opinent du chef dans l’élan. De l’autre, les quadras bien tassés et plus, qui balaient l’assertion d’un revers de la main : au premier tour, sûrement, mais elle n’ira jamais au-delà.

Ce n’est pas encore le sujet clivant comme le burkini de l’été, mais la fracture est là, bien visible, bien béante et il n’est pas nécessaire d’en rajouter.

Le pire n’est jamais certain, car la dynamique sociale est friande d’effets papillon sortis de nulle part, mais l’accident historique ce serait plutôt si le FN arrivait à se planter malgré tout plutôt que d’emporter le coquetier si longtemps convoité. En gros, la surprise — contrairement à ce que pensent ou font mine de penser les « experts » politiques — ce serait plutôt que Marine Le Pen ne remporte pas le second tour des présidentielles.

L’erreur est de penser que l’avènement d’un parti néofasciste en Europe et en France en particulier serait une rupture ou marquerait le début d’une nouvelle ère, alors qu’en fait ce ne serait que la confirmation d’un rapport de forces, d’un changement de paradigme social d’ores et déjà bien acté dans notre quotidien. C’est juste que comme la fameuse grenouille dans sa casserole, l’évolution a été suffisamment progressive pour que nous ne la ressentions pas vraiment ou, tout au moins, que seules les composantes sociales les plus à la marge aient pu les ressentir dans leur quotidien et leur chair toutes ces années.

Le nouveau monde

J’aime bien côtoyer les jeunes de notre époque, parce qu’ils me sont totalement étrangers. Pas étrangers d’une manière essentialiste : il y a toujours une très grande variété d’individus, de manières de voir et de penser chez ces jeunes comme dans n’importe quelle population humaine. Non, c’est parce qu’ils sont étrangers à moi comme le seraient de jeunes Martiens, une population qui serait née et aurait évolué dans un monde totalement exotique et différent du mien. Ce qui ne les empêche absolument pas d’être divers et variés et de recouvrir un vaste champ de pensées politiques ou de modes de vies. C’est juste qu’ils viennent concrètement d’un autre monde que le mien.

Dans leur monde, il n’y a pas eu Thatcher, Les Sex Pistols, les babas cools, la guerre du Golfe, la crise du pétrole, Touche pas à mon pote, la découverte du SIDA, la montée du chômage et celle du prix de l’énergie. Dans leur monde, Hitler est un méchant historique comme Gengis Kahn ou d’autres méchants mythiques et le génocide est une réalité concrète et permanente et non un récit historique. Leur monde n’a pas connu la guerre froide, la peur du champignon atomique ou la libération sexuelle, mais la contamination quotidienne et habituelle. C’est un monde où le chômage de masse est aussi naturel que le fut le plein emploi et où l’emploi à vie est, au mieux, une douce utopie, au pire, un cauchemar sclérosant. Un monde où la crise est le mode normal de fonctionnement.

Ils ont grandi dans un monde diamétralement opposé à celui qui m’a vu grandir. Un monde où l’on ne parle plus jamais de classes sociales, mais un monde où l’origine familiale surdétermine les trajectoires individuelles comme jamais depuis près d’un siècle. Un monde d’ultracompétition, où tout le monde doit se battre pour arracher sa part du pain sec et où règne la certitude que les lendemains vont déchanter. Un monde de précarité, d’instabilité, d’incertitudes. Un monde totalement en guerre, tout le temps, partout, mais une guerre de basse intensité, une guerre qui ne dit jamais son nom. Un monde, enfin, qui a crû comme une gangrène à l’ombre des fantômes des tours jumelles de New York, un monde où l’autre est une menace, où la différence est une agression, un risque potentiel.

Un monde que les vieux chnoques du siècle dernier ne peuvent vraiment pas comprendre.

Un tel monde induit une reconfiguration politique majeure et irréversible. On n’a pas seulement rebattu les cartes, on a renversé la table à deux mains. L’ancien monde n’existe seulement parce que l’on s’en souvient encore et que l’on continue à plaquer sur le réel sa grille de lecture totalement dépassée.

La question n’est pas de dire si ce monde est meilleur ou bien pire. Ça, c’est une question purement morale… voire philosophique. Pour certains, c’est bien mieux. Pour beaucoup d’autres, c’est bien pire. Mais pour la grande majorité des gens, c’est juste un fait social et historique qui s’impose à eux et pour lequel ils n’ont aucun référentiel permettant de s’en extraire et d’en juger. Le fait que l’Amérique latine des dernières décennies était un labo à ciel ouvert qui permettait d’entrevoir le type de société dans lequel nous vivons actuellement ne change pas grand-chose à l’affaire : le courant réactionnaire des possédants a été total, implacable et il a profondément reconfiguré notre société actuelle, jusque dans ses valeurs les plus profondes.

Et de ce point de vue là, Marine Le Pen n’est pas une menace, un épouvantail ou le début d’une nouvelle ère : elle n’est que la traduction concrète du changement profond de notre société.

Toutes les choses qu’elle va concrètement mettre en place une fois arrivée au pouvoir ne seront pas des ruptures, mais uniquement l’utilisation pragmatique des outils d’ingénierie sociale qui ont déjà été soigneusement élaborés par les gouvernements des dernières décennies. Autrement dit, pour les gens qui appartiennent concrètement à ce monde-ci, il ne devrait pas y avoir de différences notables en dehors d’une accélération sensible des processus déjà en cours : État d’exception et citoyenneté à géométrie variable, société à plusieurs vitesses dont la variable discriminante essentielle sera bien la capacité à accumuler l’argent, concentration des moyens sur les inclus et force centrifuge accrue appliquée aux exclus qui vont ainsi glisser vers le statut de surnuméraires, parachèvement de la destruction programmée de l’État de droit et de l’État providence, soumission de l’intégralité des outils collectifs à des logiques de profits immédiats et aux appétits du privé : liquidation plus ou moins brutale de tout ce qui ne rentre plus dans le cadre, de tout ce qui ne sert plus à rien.

D’ores et déjà, la pensée raciste et violente a été banalisée dans les médias, les allées du pouvoir et dans bien des cercles privés, par simple effet de contagion. D’ores et déjà, l’État de droit a laissé la place au règne de l’arbitraire et des pans entiers de notre société (comme l’enceinte des entreprises privées) a volontairement renoncé à l’exercice démocratique et citoyen pour se soumettre à une logique féodale au simple nom de la survie immédiate. D’ores et déjà, la santé, l’éducation, l’énergie, la mobilité, une vieillesse digne ou une vie sans misère ne sont plus des droits fondamentaux du citoyen, mais des marchandises que l’on vend à la découpe, au plus offrant. D’ores et déjà, la culture, la pensée, la critique, le débat, les courants divergents, les modes de vie, le droit de vivre, tout simplement, ont été livrés à la dictature économique.

Mais nous faisons semblant de croire que les comportements politiques seraient plus figés que les courants marins et que ce qui est déjà advenu les fois précédentes devrait invariablement se reproduire encore et encore. Voilà qui serait bien étonnant et pourtant, tout le monde fait mine d’y croire ou, pire… y croit vraiment.

Étonnez-moi !

J’aimerais tellement avoir tort !

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