Il semblerait, selon des statistiques américaines, que 21% des effectifs de Daech sont constitués par les médecins et les ingénieurs. Suivant une lecture aussi prosaïque que loufoque, ce pourcentage ne représentant que le cinquième des effectifs, les quatre cinquièmes qui restent regroupent les littéraires, qui seraient plus enclins à la violence, ou simplement à la bêtise, étant plus facilement manipulables et endoctrinables.
Il en ressort que la science prémunit contre le dogmatisme alors que les humanités conduisent au terrorisme. Fin du raisonnement d'un ingénieur, membre de l'élite autoproclamée. Ce schématisme primaire et abscons invite à une double réflexion sur le rapport entre culture et terrorisme d'un côté, et de l'autre côté sur le présent et les horizons de l'éducation dans notre pays.
Le mythe puéril et malheureusement assez répandu insinue que les troupes daéchiennes sont constituées de fanatiques enrégimentés ayant juré loyauté au chef suprême dans la réalisation d'un méga-projet qui n'est autre que l'établissement de l'Empire du Mal. Au-delà de cette vulgaire caricature aussi éculée que les mauvaises blagues de Ben Sassi, il y a une autre réalité. Daech en réalité est un gang fonctionnant comme une multinationale, à l'image de toutes les mafias du monde entier qui tirent leur puissance de trois facteurs essentiels: l'argent, la terreur et les complicités.
Il y a certes dans les rangs de Daech des " croyants" convaincus de leur pureté et de la grandeur de la cause qu'ils servent. Mais que représente leur nombre ? Et quelle est leur extraction sociale ? Et, surtout, est-il vrai que le social soit le paramètre décisif dans l'adhésion au terrorisme ? L'idée, s'il est réellement permis de l'admettre comme telle, est que les classes populaires marquées par la pauvreté et le manque de culture constituent la pépinière principale du terrorisme suicidaire. Il va sans dire que pour les apôtres de ce réductionnisme primaire, la pauvreté rime nécessairement avec inculture et aptitude à l'endoctrinement.
Le populaire serait donc forcément un abruti sans culture ou, au mieux, un littéraire écervelé facilement manipulable. Le dogme fondateur de ce sombre déterminisme est que l'éducation scientifique est un garde-fou contre la débauche, la faiblesse et la mystification. Ce réductionnisme primaire oublie que, dans les rangs de Daech, certaines recrues ne sont motivées que par l'intérêt matériel. Plein de techniciens de haut niveau ont rejoint cette bande comme on choisit une carrière, même provisoire, suivant les lois du marché, notamment la loi du plus offrant. Ils n'ont rien du guérillero hirsute bouffeur de viande humaine. Ce sont des artisans passés maîtres dans leur domaine qui font ce qu'ils savent faire, froidement, en experts, sans états d'âme ni haine. Ce sont des scientifiques.
On est presque tenté de dire que s'ils avaient la plus petite connaissance des Humanités , pourvoyeuses de terroristes selon certains, ils auraient réfléchi à deux fois avant de s'embarquer dans ce bourbier. Parmi ces scientifiques il y a aussi les égorgeurs convaincus. Cela signifie tout simplement qu'avoir une tête pleine d'équations résolues ne garantit pas plus que cela contre la folie des littéraires ou la déshumanisation des sans culture. Alors, comment finit-on à Daech ?
Toute tentative de systématisation me paraît vaine et tendancieuse. Ce qui est vrai pour l'un n'est pas forcément vrai pour un autre. Il y a différentes formes et plusieurs voies d'adhésion qu'il s'agit de traiter au cas par cas. Le daéchien typique n'existe pas. Il y a juste plein de chemins qui mènent à Daech. Or, parmi ces chemins, il y a justement l'éducation. Cette vérité nous touche doublement en tant que tunisiens, puisque c'est à nous que reviendrait la palme du plus gros contingent. Notre système scolaire serait-il une fabrique de monstres faussement enturbannés?
Cela revient à poser la mauvaise question. L'école ne conduit pas au terrorisme mais, lorsqu'elle est aussi peu performante et rationnelle que la nôtre, elle crée les circonstances qui mènent en enfer, par choix ou par dépit. Distinguer le bien du mal est presque inné chez l'être humain. L'école renforce cette prépondérance à la vertu par le savoir qu'elle transmet et qui rationalise et justifie ce qui relève chez le jeune plus de l'instinctif que du délibéré réfléchi. C'est le rôle entre-autres de l'apprentissage des Humanités, de la philosophie, de l'Histoire et de L'éducation civique et religieuse. De l'art également qui enseigne l'amour du beau, de l'ordre et de la pluralité des formes d'expression.
Ces disciplines réunies contribuent à la formation d'un individu en paix avec la spiritualité, avec l'histoire, avec la logique et avec la société et les institutions. Telles sont les bases de la citoyenneté éclairée. Or notre éducation plie depuis des décennies sous la dictature des matières scientifiques, les mathématiques en tête. Attention, que l'on ne déforme surtout pas mon propos, je ne cautionne nullement les élucubrations farfelues d'un certain universitaire, ministre de l'éducation par une erreur de la nature. Ce que je récuse en fait est l'aberration abracadabrante qui fait que le système feint d'ignorer que l'excellence mathématique n'est que l'une des formes de l'intelligence humaine et que les élèves ne sont pas supposés la posséder au même degré. Attribuer un coefficient élevé aux mathématiques au détriment des autres disciplines est un aveu et une incitation à placer cette matière au-dessus de toutes les autres.
En réalité, tout ce système basé sur les coefficients est devenu une aberration appelée à disparaître si on veut guérir notre enseignement des maux qui le rongent. Ce système, basé sur la bonification des matières dites spécifiques exclusivement, pèche par un côté pervers dangereux, dans la mesure où il encourage des élèves déjà calculateurs à doser avec parcimonie leurs efforts pour se consacrer au plus utile, selon la loi des coefficients. L'élève apprendra à délaisser les matières de seconde zone dont le bénéfice éventuel ne pèse pas lourd dans la balance statistique. C'est ainsi que l'on peut créer des mathématiciens incapables de s'exprimer correctement et des ingénieurs incapables d'écrire un rapport. Ou des littéraires incapables de comprendre le fonctionnement d'une machine peu complexe.
La compartimentation du savoir ne peut que produire des experts bornés, des praticiens sans conscience ou des rêveurs sans consistance. Il est temps donc de revoir ce système qui a montré ses limites. Dans certains pays, le passage d'un élève au niveau supérieur est conditionné par la réussite à TOUTES les matières. Ce n'est certainement pas le système idéal, s'il y en a un vraiment, mais l'adoption de cette logique ne peut que faire du bien à notre éducation qui peine à redorer son blason et à être réellement performante.
Dans un autre ordre d'idées, il est également utile de signaler la tendance de notre Université à délivrer des diplômes-garage, renforçant le nombre endémique des chercheurs d'emploi. Cet état résulte notamment de la solution charlatanesque du contrat d'arnaque nommé LMD qui n'a en réalité d'autre justification que de rallonger la durée de la scolarité et retarder au maximum le moment d'exiger un emploi en rapport avec le diplôme obtenu qui n'ouvre en fait que la porte du chômage.
Nos institutions universitaires manquent cruellement de connaissances sur les besoins du marché de l'emploi. Dans cette perspective, il est plus qu'urgent de réhabiliter l'éducation professionnelle au secondaire qui constituait une solution pour beaucoup de jeunes en échec dans les filières classiques. Bref, les solutions existent, il suffit juste d'en débattre sereinement. Mais en aucune façon la solution ne saurait être de sacrifier les sciences au profit de la danse.