Le lycée fut évacué et les cours suspendus jusqu’à nouvel ordre. A nous la belle vie et le farniente officiel ! Le gros des troupes se dispersa rapidement, chacun vaquant à ses occupations et notre bande regagna la quartier général pour étudier la suite du programme.
Il fut décidé de reconduire le même plan au cas où l’administration tenterait de nous forcer à reprendre les cours. Nous tenions le lycée en otage et nous n’allions pas lâcher aussi facilement notre proie. Notre action était certes une révolte des cancres qui en voulaient à l’école de les séquestrer de longues journées pendant lesquelles ils étaient traités à peine mieux que des prisonniers.
Mais déjà alors nous étions pleins sans le savoir de cette aigreur générale face à une situation politique qui n’en finissait pas de s’enliser, provoquant un sentiment de ras-le-bol et d’exaspération dont la rumeur était audible dans les milieux populaires surtout.
Quand nous croyions juste céder à un mouvement de révolte juvénile, nous ne faisions en réalité que sublimer l’élan d’une société entière rêvant de briser le joug qui la tenait en laisse. Ce que nous entendions autour de nous sans y attacher d’importance avait déteint sur nos pulsions, et notre fougue était nourrie en filigrane par des sentiments dont nous ignorions l’existence au fond de nous-mêmes.
Le deuxième jour de grève se déroula comme le premier, l’adhésion des élèves fut plus perceptible et l’évacuation du lycée plus rapide. Les deux flics en uniforme postés à l’entrée n’eurent pas à intervenir, tout se passa dans le calme et la bonne humeur. En raison de l’absence de réelles revendications, il n’y avait ni hystérie ni mobilisation martiale des troupes.
C’étaient les colonies de vacances, des estivants qui s’amusaient dans une ambiance bon enfant. L’après-midi, le lycée était fermé et les cours encore suspendus. Tout changea le troisième jour.
On sentait, dès le matin, une certaine agitation anormale. Il y avait de l’électricité dans l’air. Des types en civil assez louches, l’œil sévère et la mine renfrognée passèrent à plusieurs reprises devant le lycée. L’un d’entre eux fut reconnu comme un policier en civil. L’information courut comme un feu de poudre. Même les deux flics débonnaires auxquels on était habitués avaient ce jour-là des fusils en bandoulière.
Les autorités avaient décidé de muscler les débats. Les premiers slogans fusèrent à la sonnerie du premier cours « Pas de cours sous surveillance ! Pas d’éducation en présence des flics ! ». C’en était fini de notre petit jeu innocent de fugueurs en mal de sensations inhabituelles. Le mouvement allait tourner à l’affrontement avec le pouvoir.
Occupés à nos activités extra-scolaires, notre bande ne faisait pas attention au nouveau tumulte qui gagnait le lycée et les élèves. Un certain nombre d’élèves allèrent en cours, les autres préférèrent rester dans la rue. Notre bande était au café. A la récréation, un camarade vint nous chercher pour nous faire part du changement de la situation.
Nous décidâmes d’y aller pour voir. Nous arrivâmes juste après la première alerte sérieuse. On nous apprit qu’il y eut un incident au moment où les élèves essayaient de sortir du lycée pendant la récréation, comme à leur habitude, et que les flics en uniforme essayèrent de s’interposer. L’un d’eux prétendit que pendant la bousculade quelqu’un avait tenté de s’emparer de son arme. C’était suffisamment grave pour appeler du renfort.
Nous n’étions pas devant le lycée depuis plus de dix minutes lorsque les fourgons de la police commencèrent à affluer dans un lugubre hurlement de sirènes. Ils s’arrêtèrent dans un crissement strident de freins jetant la panique parmi tous les élèves. Dans la précipitation de la débandade, j’en vis même un glisser et passer sous les roues de l’un des véhicules de la police.
Les flics, casques sur la tête et matraque à bout de bras fusèrent de toutes parts et commencèrent une ratonnade indescriptible, sans discernement. Tout le monde y passa, filles et garçons, grands et petits.
Il y avait des fourgons de police postés aux deux extrémités de la rue Tahar Haddad. L’unique ouverture qui passait derrière le lycée était gardée par les flics. On était au milieu de la souricière, aucune issue possible.
Passé le coup de la première frayeur, je retrouvai rapidement l’usage de mes jambes. Je courus en direction du Lycée Montfleury, évitai un flic qui passait à deux mètres de moi, fonçai tête baissée vers le salut.
Si j’atteignais le Lycée Montfleury, j’étais sauvé car au-delà il n’y avait plus le moindre véhicule de flic. J’étais à une vingtaine de mètres du salut lorsque je vis arriver sur moi deux policiers costauds armés de matraques. Merde ! Échouer si près du but.