De l’article 227

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Lorsque vous emboutissez la voiture d’un autre et que vous êtes fautif, l’assurance paie un dédommagement à votre victime. Si quelqu’un vous arnaque, la loi vous donne une réparation matérielle équivalente ou supérieure à la valeur du préjudice causé. Si vous êtes victime d’un cambriolage, vous pouvez également être dédommagé. La loi est là qui veille au grain.

Mais, malheureusement, tout n’est pas nécessairement réparable. Comment réparer un meurtre ? Comment indemniser la victime d’un viol ? Quel dédommagement la loi peut-elle inventer pour réparer certains torts irréversibles ? Toute loi humaine est imparfaite. Quel que soit le soin que l’on met à l’élaboration de ses textes, la loi reste parfois inefficace face à certaines configurations.

Parce qu’il ne s’agit pas toujours de réparer des préjudices matériels. Dans l’affaire qui agite actuellement les médias sociaux et la société tunisienne, les avis sont diamétralement opposés. Et pour cause ! Chacun y va passionnément de son couplet, surtout que personne parmi les fiers défenseurs de toutes sortes de principes n’aura à payer la facture. Qu’on se mette d’accord tout d’abord sur un point crucial : pour moi, la seule sentence applicable pour le crime du viol est la peine capitale, surtout lorsque le crime est accompagné de circonstances aggravantes.

Que l’on ne cherche donc pas à m’inventer une fausse solidarité masculine à laquelle j’ai horreur de penser. Mais la loi offre au criminel une échappatoire par l’intermédiaire de l’article 227 qui lui permet de se soustraire à la peine carcérale dans le cas du consentement de la victime à recourir à la réparation par le mariage. Une interprétation tendancieuse et biaisée de cet article voudrait y voir une sorte de disfonctionnement où le criminel est récompensé au lieu d’être puni.

Certes, il ne s’agit nullement de la meilleure solution possible. Mais la solution idéale existe-t-elle réellement ? Ceux qui reprochent à la famille de la victime d’opter vers ce choix, qu’ont-ils à proposer en échange ? Quels sont leurs arguments ? Ces arguments sont schématiquement de deux sortes : des arguments droit-de-l’hommistes et des arguments hystérico-populistes.

Dans le premier cas, il est question de l’impossibilité morale d’offrir à un criminel l’objet-même de son crime en faisant table rase de la manière immorale et criminelle avec laquelle il l’avait auparavant obtenu. L’aberration juridique est aussi d’imposer à la victime de vivre avec son violeur sous un même toit, avec tout ce que cette promiscuité sous-entend.

L’autre aberration est la légalisation d’un crime, la neutralisation de la notion de délit par la normalisation de l’issue. Tout cela est bien logique a priori. On est en plein dans la fonction répressive de la loi : tout crime doit être puni. Le violeur est jugé et il doit payer pour son acte, ce n’est que justice. Et la victime ? Elle est censée accepter cela comme réparation définitive et unique du tort qui lui a été causé ?

Laissons cela pour le moment. Les arguments hystérico-populistes sont la voix de la passion aveugle qui veut s’ériger en loi. C’est l’émanation d’une vision sociale qui ne prend pas naissance dans le vécu et les convictions sociales mais dans la vision simpliste, schématique et auto-utopique que certains veulent voir de la société. S’y mêlent, pêle-mêle, les idéaux de la dignité des Tunisiens, les droits de la femme, les impératifs de l’avant-gardisme et le post-modernisme typiquement tunisien postrévolutionnaire.

Qu’est-ce qu’on y défend ? Une utopie où la tragédie personnelle doit céder le pas à la représentation collective de l’idéal social et humain. Une obsession fantasmée qui voit que l’individu doit réfréner sa souffrance, oublier son malheur, reporter son besoin de justice lorsque cela cadre mal avec l’image qu’on se fait de lui et des autres. Que veulent-ils au juste ? Que le violeur soit châtié et ne tire pas profit de son crime ? Qui ne le voudrait pas ? Et la victime dans tout cela ? Que lui offre-t-on ? Le bonheur de prendre son mal en patience, d’être traitée comme un paria dans sa propre famille, montrée du doigt dans le quartier, d’essuyer les quolibets des êtres vils et méchants et de s’exposer à toutes sortes de harcèlements de la part de tous ceux qui verront en elle une proie facile ? Non ? Alors un foyer d’accueil pour elle et son enfant où personne ne viendra lui rendre visite et où elle s’étiolera de chagrin et d’incompréhension ?

Vous pensez vraiment que les parents dans notre société encore sous-développée culturellement sont suffisamment armés pour faire face à de pareils traumatismes et réussir à faire la part des choses, à être plus forts que le qu’en dira-t-on ? Peut-être un peu dans les villes et en fonction de la classe sociale. Mais dans les régions de l’intérieur, dans les bourgades oubliées, au fin fond de la Tunisie dont personne ne parle, vous croyez qu’on permet à ses enfants de vivre en union libre ou qu’on accueille les bâtards à bras ouverts ?

Là où les défenseurs de la position hostile à la réparation par le mariage ont raison, c’est dans la nécessité de réformer non la loi, ce n’est pas le plus urgent, mais plutôt la mentalité de la société, mentalité plus inique que rétrograde. Toutefois, à défaut de révolution réelle dans les tabous immuables de notre société, toute attaque frontale qui chercherait à régler le problème comme si la société était déjà prête à cette révolution, ne peut que nuire à la victime utilisée comme chair à canon dans un combat qui n’est pas le sien.

Instrumentaliser la tragédie d’une gamine pour faire triompher un idéal social est un crime. Les malheurs des autres ne sont pas des chevaux de bataille. La dignité d’une personne n’a pas à être subordonnée à ce que certains appellent pompeusement la dignité des Tunisiens. Le zèle mis à chicaner dans cette affaire aurait mieux servi à une campagne de sensibilisation pour apprendre aux victimes à déculpabiliser et à la société à accepter la victime d’un viol comme la victime d’une agression physique comme une autre, non associée à une dégradation morale quelconque.

Si j’évite d’évoquer les « bienfaits » potentiels d’un tel mariage, c’est juste de crainte d’être lynché par les pseudo-modernistes. Hum… J’y reviendrais éventuellement une autre fois. En attendant, au lieu de réfléchir à la création de mouroirs pour jeunes filles bannies de la société au nom d’un modernisme aussi barbare que les violeurs, peut-être la solution résiderait-elle dans la création d’un fonds spécial destiné à financer l’union légale des victimes féminines du viol avec ceux qui n’arrivent pas à trouver d’épouse faute de moyens. Cette catégorie de citoyens existe, et les hommes ne sont pas tous dépourvus de mansuétude ni de discernement.

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