Lors d'un dîner électoral pour le duo Harris-Walz dans le Montana, l'ambiance est euphorique. Le nouveau couple profite pleinement de la lune de miel politique et le parti est lui aussi détendu. Débarrassé du vieux Biden, il se réjouit de l'accueil médiatique réservé au changement ; positif ou négatif, tout changement radical et inattendu fait la une des journaux et augmente la popularité des médias, rien de nouveau donc. Et puis c'est l'été, le mois d'août, le mois des vacances pendant lequel on a envie d'oublier la réalité, de lire et de rêver à un avenir meilleur.
Dans ces réunions électorales estivales, on parle peu, voire pas du tout, du programme politique de Kamala Harris, que personne ne connaît, et on se concentre plutôt sur son parcours impeccable en tant qu'avocate et procureure de l'État de Californie. Walz, une sorte de nounours blanc du Minnesota, semble être un bon choix et on l'imagine déjà déguisé en Père Noël lors des fêtes de fin d'année de la Maison Blanche, en train de distribuer des cadeaux aux enfants pauvres. Pour les fidèles démocrates, l'emprise de Harris et Walz sur l'électorat reste la carrière juridique du premier et la sympathie médiatique du second. Mais il faut se demander si ces deux caractéristiques suffisent à convaincre le reste du pays de voter pour eux, si elles suffisent non seulement à les faire élire mais surtout à gouverner la nation la plus puissante et la plus problématique du monde. La réponse est toujours la même "tant qu'ils battent Trump", le reste sera pris en charge plus tard.
Il est possible que le Parti démocrate soit tellement victime de la polarisation trumpienne qu’il ne s’intéresse pas aux vrais enjeux de la bataille politique. La réponse est négative. Le parti n’est pas indifférent à la véritable bataille politique, une fois l’objectif principal atteint, entrer à la Maison Blanche et battre Trump, le procureur et l’ours en peluche seront téléguidés par les forces gagnantes au sein du parti qui continueront à faire ce qu’elles ont fait jusqu’à présent, gouverner le pays.
À cette fin, Kamala Harris est parfaite. La raison pour laquelle personne ne connaît sa vision politique, c’est qu’elle n’existe pas. Son historique de vote, selon DW-NOMINATE, une méthode développée par des politologues pour calculer les votes des membres du Congrès, a fait d’elle l’un des membres les plus à gauche du Sénat lorsqu’elle y siégeait, dépassée seulement par Elizabeth Warren. Harris a coparrainé le Green New Deal et la loi Medicare for All du sénateur Bernie Sanders. Elle a également voté contre l’AEUMC, le remplacement de l’ALENA par Trump. Néanmoins, son nom n’a jamais été associé à une véritable bataille promue par la gauche du parti. Selon de nombreux collègues, Kamala Harris a voté en fonction de son rôle de sénatrice de l’État très libéral de Californie, elle a voté pour ce que ceux qui l’ont élue voulaient qu’elle vote. En tant que vice-présidente, elle a fait tout ce qu’elle avait à faire, restant constamment dans l’orbite de Biden, Kamala excelle lorsqu’elle est télécommandée car elle est essentiellement pragmatique. Toute la carrière qui l’a menée à la nomination de 2024 a été marquée par le pragmatisme, l’esquive constante de l’idéologie et l’adaptation aux changements de rôles. En cela, Kamala Harris ressemble beaucoup à Joe Biden, le centriste par excellence, l’homme qui a toujours fait la même chose dans la vie, le politicien bureaucratique. Mais dans la course à la Maison Blanche de 2020, l’absence d’idéologie et de vision alternative au statu quo a été le talon d’Achille de Kamala Harris. Si Biden ne l’avait pas choisie comme vice-présidente, personne ne se souviendrait de son nom ou de ce qu’elle a fait aujourd’hui.
Dans quelques semaines, lorsque les Américains laisseront l’été 2024 derrière eux, Kamala Harris devra formuler sa propre vision personnelle en démontrant qu’elle est capable de diriger la nation au lieu de s’adapter au « consensus de la majorité au pouvoir » ou au rôle qu’elle occupe. Les Bidenomics, par exemple, sont impopulaires, mais le parti les aime parce qu’ils représentent la version 2.0 des anciennes politiques économiques des années quatre-vingt-dix et deux mille. Abandonner cette politique, c’est proposer quelque chose de différent et aller à contre-courant. Dans le premier cas, on se demande si Kamala Harris est capable d’embrasser publiquement le radicalisme de Bernie ou de Warren en tant que candidate à la présidence, après tout, c’est la seule alternative qu’elle a. Si elle le faisait, elle serait une proie facile pour son adversaire Trump qui l’a déjà qualifiée de « communiste ». Rester fidèle aux Bidenomics l’exposerait toutefois à des critiques sur la gestion de l’économie jugée mauvaise (pensez à l’inflation) par une bonne partie de l’électorat.
Ensuite, il y a la question du Moyen-Orient et de l’Ukraine, le rôle des États-Unis dans ces zones géographiques a lassé les Américains qui ne veulent plus en savoir et surtout qui ne veulent pas financer des guerres lointaines. Dans ce cas également, Harris devra s’exprimer et risquer de sérieuses critiques.
Les nœuds atteindront leur paroxysme à l’automne, notamment dans les débats entre les deux candidats à la présidentielle. Alors, l’habileté rhétorique magistrale de l’ancien procureur californien ne suffira peut-être pas à mettre à nu l’absurdité du pragmatisme comme principale caractéristique positive du futur président des États-Unis.