Dans la société contemporaine, la rationalité a disparu et l'opinion publique, de plus en plus dans les démocraties libérales elles-mêmes, est devenue manipulable et trop soumise à ceux qui détiennent le pouvoir.
Le monde contemporain a désespérément besoin de défendre les sociétés ouvertes et les démocraties libérales et de respecter ceux qui suivent les règles de la coexistence civilisée. Tout cela parce que la croissance espérée de la conscience générale des citoyens dans les démocraties occidentales n'a pas eu lieu, et a même tragiquement régressé au cours des dernières décennies. Il fut un temps où il existait une opinion publique rationnelle et indépendante, même si elle n'était pas majoritaire, mais elle n'existe plus. À notre époque, la sphère publique subit tant de transformations, et de régressions, qu'elle apparaît de plus en plus méconnaissable, non pertinente, manipulée et modifiée, au point d'être transfigurée.
Déjà au siècle dernier, rappelait le sociologue Denis McQuail, les médias de masse sont nés pour maximiser l'audience et, ce faisant, les profits de leurs éditeurs, mais dans la société occidentale post-Lumières, ils ont aussi été investis du rôle de contribuer de manière décisive à la formation des citoyens-électeurs et à la construction de la sphère publique démocratique. L'information, comme nous le savons, est à la fois une circulation d'idées et une marchandise. Et donc, la sollicitation des émotions du public lecteur va du scandale au sensationnalisme, comme c'était déjà le cas dans la presse du XVIIe siècle, qui est passée des gazettes des philosophes à l'industrie de l'édition au sens moderne des dynasties de magnats de Londres et de New York qui ont inventé les tabloïds populaires et la presse jaune.
Tout comme, bien sûr, il n'y a jamais eu au cours de l'histoire, depuis les révolutions libérales du XVIIIe siècle, de sphère publique à la manière de la "république des philosophes" de Platon - sur la nature démocratique de laquelle, d'ailleurs, analogue à toutes les formes d'épistocratie, le gouvernement par les élites, il faut nourrir des doutes légitimes (et fondés). La sphère publique - en prenant comme point de référence la magistrale synthèse qu'en a fait Jürgen Habermas dans son célèbre ouvrage de 1962 (Histoire et critique de l'opinion publique) - a toujours été, à vrai dire, un espace "émotionnel-rationnel", dans lequel les émotions (à commencer par les passions politiques) ont toujours eu un poids significatif. Néanmoins, comme le soulignait Habermas, c'est finalement la rationalité discursive qui l'a emporté, notamment grâce à la présence de figures intermédiaires (des intellectuels aux journalistes, des hommes politiques aux responsables
Bien sûr, la médiation a introduit un nœud critique, puisque la sphère publique consiste en un dialogue autour de questions d'intérêt collectif par des individus libres dans leur pensée, mais la parabole temporelle de l'opinion publique représente (aussi) une histoire de contradictions fructueuses. Et, surtout, un élément incontournable de cette évolution coïncide avec la "publicité médiatisée", garantie précisément par les médias qui permettent le partage des sujets et des questions dont les citoyens discutent, en alimentant potentiellement le risque de leur déformation, (comme Walter Lippmann et Edward Bernays l'avaient déjà souligné au début des années 1920). Aujourd'hui, nous sommes confrontés à la menace d'être écrasés par des nouvelles souvent instrumentales et concordantes avec une pensée unique dominante et omniprésente voulue par les riches et rares propriétaires des médias de masse les plus influents.
Il s'agit d'une information que je qualifierais de pensée unique menée par divers entrepreneurs magiques et irresponsables, c’est même de la politique pour attirer le consensus en sublimant les frustrations sans fin, les attentes illimitées déçues et les dégénérescences de ce que, à la fin des années 70, Christopher Lasch (un conservateur sérieux et un amoureux du modèle démocratique) avait prophétiquement appelé la "culture du narcissisme". Car, entre-temps, l'overdose médiatique générée par le web a aussi substitué à l'"émotion publique" du moment une opinion publique où, en vérité, les opinions n'étaient pas toutes équivalentes ou interchangeables comme dans le stade actuel de l'opinionnisme rancunier et totalement désinformé, mais où, pour obtenir l'adhésion, elles devaient être soumises à l'examen de la réalité ou, au moins, à une comparaison intersubjective sérieuse et informée.
Aujourd'hui, les gens sont abandonnés, ce sont des individus de l'ère liquide et de la solitude globale, comme l'a parfaitement illustré le sociologue Zygmunt Bauman, qui se retranchent derrière des écrans numériques et s'enferment dans leur armure cognitive pour se défendre de la précarité qui sévit dans tous les domaines de l'existence, au point (dans les nombreux, trop nombreux, pires cas) de se transformer en lions du clavier, en serial haters, en conspirationnistes de tout poil et en "Napalm51".
La sphère post-publique contemporaine, dopée à la communication instantanée et non vérifiée, a établi la primauté d'une "sphère publique émotionnelle" où les cris, les fausses nouvelles flagrantes, qui ne seront jamais confirmées, mais dont personne ne se souviendra, ou fera semblant de ne pas se souvenir( quel politicien les a diffusées et en a bénéficié même électoralement), sont devenus incroyablement synonymes d'authenticité, et où divers dirigeants politiques incitent à la haine de l'adversaire et pratiquent constamment la politique de l'incivilité.
Ils ne parviennent à apparaître dans les débats télévisés qu’à cause de leur vulgarité et de leur incohérence, mais ils parviennent en même temps à en tirer profit. Exactement comme ces parents, leurs électeurs idéaux, qui attaquent les enseignants sérieux, qui voudraient enseigner, éduquer, être des penseurs et faire étudier leur progéniture gâtée, et qui méprisent les règles communes de coexistence, ne sachant pas le moins du monde maîtriser leurs émotions. Aujourd'hui, on méprise ceux qui paient régulièrement des impôts et ceux qui veulent éduquer même rationnellement dans l'autonomie et le sens de la solidarité. C'est pourquoi une redécouverte actualisée de la rationalité (limitée, circonscrite et plurielle à souhait) et une défense de l'universalisme et de l'idée d'une société libre, ouverte et solidaire dans des nations démocratiques seraient désespérément nécessaires.