La guerre hybride est déclarée au Brésil, comme en Russie

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Si la matrice idéologique et le modus operandi des révolutions de couleur sont maintenant dans le domaine public, ce n’est pas tellement le cas du concept de Guerre non conventionnelle [UW : Unconventional War].

UW a été énoncé en 2010 dans le manuel Special Forces Unconventional Warfare.

Voici la citation qui vaut son pesant de cacahuètes :

« Le but des efforts US dans la guerre non conventionnelle [Unconventional Warfare] est d’exploiter la vulnérabilité politique, militaire, économique et psychologique d’une puissance hostile, par le développement et le soutien aux forces d’opposition, pour atteindre les objectifs stratégiques des États-Unis. […] Pour l’avenir prévisible, les forces usaméricaines seront principalement engagées dans des opérations de guerre irrégulière [IW : Irregular Warfare]. »

Les pouvoirs hostiles s’entendent non seulement au sens militaire ; tout État qui ose défier un quelconque aspect important de l’ordre du monde décidé à Washington – du Soudan à l’Argentine – peut être déclaré hostile.

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© U.S. Navy

This U.S. Navy handout image shows Baker, the second of the two atomic bomb tests, in which a 63-kiloton warhead was exploded 90 feet under water as part of Operation Crossroads, conducted at Bikini Atoll in July 1946 to measure nuclear weapon effects on warships.

La guerre mondiale a commencé. Brisons le silence. John Pilger

Les liaisons dangereuses entre les révolutions de couleur et UW sont maintenant pleinement épanouies sous l’appellation de guerre hybride ; une émanation déformée des Fleurs du Mal. Une révolution de couleur n’est rien d’autre que la première étape de ce qui deviendra une guerre hybride. Et la guerre hybride peut être interprétée, pour l’essentiel, comme la militarisation de la théorie du chaos – un chouchou conceptuel absolu de l’armée américaine : « La politique est la continuation de la guerre par des moyens linguistiques. » Mon livre de 2014, « L’Empire du Chaos », traque essentiellement ses innombrables manifestations.

La thèse très bien argumentée, en trois parties, clarifie l’objectif central derrière une guerre hybride majeure [« Guerres hybrides » par Andrew Korybko – Oriental Review USA, le 4 mars 2016 – Traduite par le Saker Francophone, NdT] : « Perturber les projets conjoints transnationaux multipolaires par des conflits d’identité provoqués de l’extérieur (ethniques, religieux, politiques, etc.) dans un État de transit ciblé »

Les BRICS – un mot / concept extrêmement sale pour l’axe Washington / Wall Street – devaient être les premières cibles de la guerre hybride. Pour une multitude de raisons. Parmi lesquelles la dynamique pour l’échange et le commerce dans leurs propres monnaies, sans passer par le dollar américain ; la création de la banque de développement des BRICS ; l’objectif avoué de l’intégration eurasienne, symbolisée par les projets maintenant convergents des Nouvelles Routes de la soie promues par la Chine – une ceinture, une route (OBOR), dans sa terminologie officielle – et de l’Union économique eurasienne (EEU) menée par la Russie.

Cela implique que la guerre hybride va frapper l’Asie centrale plus tôt que prévu ; le Kirghizstan, un laboratoire de choix pour les expériences de l’Exceptionalistan dans le genre révolution de couleur, est le candidat idéal.

À l’heure actuelle, la guerre hybride est très active à la frontière ouest de la Russie, en Ukraine, mais encore embryonnaire dans le Xinjiang, Far West de la Chine, que Pékin surveille de loin comme le lait sur le feu. Une guerre hybride est déjà en cours pour empêcher une manœuvre cruciale dans le Pipelineistan : la construction du Turkish Stream. Et sera également entièrement mise en œuvre pour interrompre la Route de la soie dans les Balkans – essentielle pour intégrer le commerce de la Chine avec l’Europe de l’Est.

Comme les BRICS sont le seul véritable contre-pouvoir de l’Exceptionalistan, une stratégie a dû être mise au point pour chacun des principaux acteurs. La Russie a déjà tout subi – les sanctions, une totale diabolisation, un raid sur sa monnaie, une guerre des prix du pétrole, y compris, c’est même pathétique, une tentative pour amorcer une révolution de couleur dans les rues de Moscou. Pour un nœud BRICS plus faible, une stratégie plus subtile devrait être mise au point. Ce qui nous amène à la complexité de la guerre hybride appliquée à la déstabilisation massive actuelle de la politique et de l’économie du Brésil.

Dans le manuel UW, faire vaciller la perception d’une vaste population moyenne non engagée, est essentiel dans la voie du succès, de sorte que ces non-engagés se retournent finalement contre leurs dirigeants politiques. Le processus englobe tout, de l’« insurrection de soutien » (comme en Syrie) au « mécontentement plus large, par la propagande et les efforts politiques et psychologiques pour discréditer le gouvernement » (comme au Brésil). Et quand une insurrection dégénère, elle doit être accompagnée par « une intensification de la propagande ; une préparation psychologique de la population pour la rébellion ». Voilà, en un mot, le cas du Brésil.

Nous avons besoin de notre propre Saddam

L’objectif stratégique principal de l’Exceptionalistan est généralement d’obtenir une conjonction de révolution de couleur et de guerre non conventionnelle [UW]. Mais la société civile du Brésil et sa démocratie dynamique étaient trop sophistiquées pour les étapes de base de la guerre non conventionnelle, telles que les sanctions ou la R2P ( « responsabilité de protéger », comme en Libye).

Il n’est pas étonnant que São Paulo ait été transformé en épicentre de la guerre hybride contre le Brésil. São Paulo, l’État brésilien riche, qui abrite aussi la capitale économique et financière de l’Amérique Latine, est le nœud principal dans une structure liant le pouvoir national et l’international.

Le système financier mondial centré à Wall Street – qui règne sur la quasi-totalité de l’Occident – ne pouvait tout simplement pas permettre à la souveraineté nationale de s’exprimer pleinement chez un acteur régional majeur comme le Brésil.

Le Printemps du Brésil était au début pratiquement invisible, un phénomène exclusif des médias sociaux – comme en Syrie au début de 2011.

Puis, en juin 2013, Edward Snowden a dévoilé les pratiques d’espionnage notoires de la NSA. Au Brésil, la NSA n’était occupée que par Petrobras. Et tout à coup, à l’improviste, un juge régional, Sergio Moro, sur la base d’une seule source – un opérateur de change sur le marché noir – a eu accès à une importante poubelle de documents chez Petrobras. Jusqu’à présent, l’enquête Car Wash sur la corruption n’a pas révélé, en deux ans, comment ils sont arrivés à connaître autant de choses sur ce qu’ils surnomment la « cellule criminelle » agissant à l’intérieur de Petrobras.

Ce qui importe est que le modus operandi de la révolution de couleur – une lutte contre la corruption et pour la défense de la démocratie – était déjà en place. Ce fut la première étape de la guerre hybride.

De la même façon que l’Exceptionalistan a fabriqué des bons et des mauvais terroristes parmi ceux qui ravagent le Syraq, a surgi au Brésil l’image du bon et du mauvais corrompu.

Wikileaks a également dévoilé comment l’Exceptionalistan soupçonnait que le Brésil pourrait concevoir un sous-marin nucléaire – une question de sécurité nationale ; comment l’entreprise de construction Odebrecht était devenue mondiale ; comment Petrobras a lui-même développé la technologie pour explorer les gisements pré-salifères – la plus grande découverte de pétrole du jeune XXIe siècle, dont le Big Oil a été exclu par nul autre que Lula.

Puis, à la suite des révélations de Snowden, l’administration Rousseff a exigé que tous les organismes gouvernementaux utilisent les entreprises publiques pour leurs services technologiques. Cela signifierait que les entreprises américaines pourraient perdre jusqu’à $35 milliards de revenus sur deux ans si elles étaient privées de ce business dans la 7e plus grande économie du monde – selon les estimations du groupe de recherche Information Technology & Innovation.

L’avenir commence maintenant

La marche vers la guerre hybride au Brésil avait peu à faire avec la gauche ou la droite politique. Elle a essentiellement mobilisé quelques familles riches qui font effectivement fonctionner le pays, acheté de larges pans du Congrès, contrôlé les médias traditionnels, agi comme les propriétaires de plantations d’esclaves au XIXe siècle – l’esclavage imprègne encore toutes les relations sociales au Brésil – et légitimé le tout par une lourde, encore que fausse, tradition intellectuelle.

Tout cela devait donner le signal de la mobilisation pour la classe moyenne.

Le sociologue Jesse de Souza a identifié une gratification substitutive, phénomène d’origine freudienne en vertu duquel la classe moyenne brésilienne – une grande part d’entre elle réclamant un changement de régime – imite les quelques riches autant qu’elle est impitoyablement exploitée par eux, via des montagnes de taxes et des taux d’intérêt exorbitants.

Les riches 0,0001% et les classes moyennes avaient besoin d’un Autre à diaboliser – dans le plus pur style de l’Exceptionalistan. Et qu’est-ce qui pourrait être plus parfait pour le complexe police judiciaire-médias-ancienne élite compradore que la figure d’un Saddam Hussein tropical, l’ancien président Lula ?

Des mouvements d’ultra-droite financés par les infâmes Koch Brothers ont soudainement surgi sur les réseaux sociaux et dans les manifestations de rue. Le procureur général du Brésil a visité l’Empire du Chaos à la tête d’une équipe d’enquêteurs de Car Wash pour délivrer des informations sur Petrobras, qui pourraient étayer de possibles actes d’accusation du ministère de la justice.

Les enquêteurs de Car Wash et l’immensément corrompu Congrès brésilien, qui va maintenant délibérer sur la destitution possible de la présidente Rousseff, se sont révélés eux-mêmes comme indiscernables.

D’ici là, les scénaristes étaient sûrs que l’infrastructure sociale d’un changement de régime était déjà intégrée dans une masse critique anti-gouvernementale, permettant ainsi la pleine floraison de la révolution de couleur. La route d’un coup d’État en douce était pavée – sans même avoir à recourir au terrorisme urbain létal – comme en Ukraine. Le problème est que si le coup en douce échoue – comme cela semble maintenant au moins possible –, il sera très difficile de lâcher un coup dur, style Pinochet, par l’intermédiaire d’une guerre non conventionnelle, contre l’administration Rousseff aux abois ; c’est à dire d’accomplir enfin une guerre hybride totale.

Sur le plan socio-économique, l’opération Car Wash ne sera pleinement réussie que si elle se reflète dans un assouplissement des lois brésiliennes régissant l’exploration pétrolière, l’ouverture au Big Oil US. Et en parallèle, tous les programmes de dépenses sociales devraient être annulés.

Au lieu de cela, ce qui se passe maintenant est la mobilisation progressive de la société civile brésilienne contre un scénario de changement de régime par un coup d’État en douce. Des acteurs cruciaux dans la société brésilienne sont maintenant fermement positionnés contre la destitution de la présidente Rousseff : de l’Église catholique aux évangélistes, des professeurs universitaires de haute volée, au moins quinze gouverneurs d’États [sur vingt-six], la masse des travailleurs syndiqués et ceux de l’économie informelle, artistes, intellectuels, juristes, l’écrasante majorité des avocats ; et last but not least, le Brésil profond qui a légalement élu Rousseff avec 54,5 millions de voix.

Tout cela ne sera pas fini tant qu’un gros homme de la Cour suprême brésilienne n’aura pas chanté. Ce qui est certain, c’est que les universitaires brésiliens indépendants sont déjà en train d’établir les bases théoriques juridiques pour étudier Car Wash, non comme une simple et massive opération anti-corruption, mais comme un cas ultime de la stratégie géopolitique de l’Exceptionalistan appliquée à un environnement mondialisé sophistiqué dominé par les technologies et les réseaux sociaux. L’ensemble du monde en développement devrait être pleinement en alerte – et apprendre les leçons pertinentes – alors que le Brésil est mûr pour être analysé comme le cas ultime de laguerre hybride douce.

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