Cela a toujours été une évidence. Après tout, Macron était approuvé par l’UE, déesse des marchés, et par Barack Obama. Et il était totalement soutenu par la classe dirigeante française.
C’était un référendum sur l’UE – et l’UE, dans sa configuration actuelle, a gagné.
La cyberguerre devait être de la partie. Personne ne sait d’où viennent les « Macron Leaks » – une fuite massive en ligne de mails de la campagne Macron. WikiLeaks a certifié que les documents qu’il avait eu le temps d’évaluer étaient authentiques.
Cela n’a pas empêché la galaxie Macron d’accuser immédiatement la Russie. Le Monde, un ex-grand journal aujourd’hui détenu par trois soutiens influents de Macron, a loyalement fait écho à ses dénonciations de RT et de Sputnik, d’attaques technologiques et, en général, d’interférences russes dans les élections.
La russophobie macronite dans la médiasphère française inclut également Libération, à l’origine le journal de Jean-Paul Sartre. Édouard de Rothschild, le dirigeant précédent de la banque Rothschild & Cie, a acheté 37% des parts du journal en 2005, ce qui lui en donne le contrôle. Trois ans plus tard, un Emmanuel Macron inconnu entamait sa montée dans le département des fusions et acquisitions, et gagnait rapidement la réputation d’un « Mozart de la finance »
Après un bref passage au ministère des Finances, un mouvement, En Marche !, a été monté pour lui par un réseau de personnages influents et de think tanks. Aujourd’hui, c’est la présidence. Bienvenue dans les portes tournantes de style Moet & Chandon.
Rendez-vous sur les barricades, baby
Dans sa dernière confrontation avec Marine Le Pen, Macron ne s’est pas privé d’étaler de la condescendance/grossièreté et a même engrangé quelques points de pourcentage supplémentaires en martelant que « Marine » était une nationaliste mal informée, corrompue, haineuse, menteuse qui « se nourrit des souffrances de la France » et précipiterait une « guerre civile ».
Cela peut se retourner contre lui. Macron est destiné à être un opérateur de la dévaluation de la France ; un champion de la « rigueur » salariale, dont le contrepoint sera un boom du sous-emploi ; et un champion de l’augmentation de la précarité comme stratégie de relance de la compétitivité.
Les grandes entreprises applaudissent son idée de réduction de leurs impôts de 33% à 25% (la moyenne européenne). Mais dans l’ensemble, ce que Macron a vendu a été une recette pour un scénario de type « rendez-vous aux barricades » : des coupes sombres dans les dépenses de santé, les allocations chômage et les budgets des régions ; au moins 120 000 licenciements dans le secteur public, et l’abrogation de certains droits des travailleurs. Il veut continuer à « réformer » le code du travail français – des réformes auxquelles 67% des Français sont opposés – par ordonnances.
Sur l’Europe, « Marine » a dit quelque chose de vrai : « La France sera dirigée par une femme, moi ou madame Merkel ».
De sorte que Macron est susceptible d’être le nouveau Tony Blair ou, dans une veine plus désastreuse, le nouveau [ex-Premier ministre italien Matteo] Renzi.
La vraie partie commence aujourd’hui. Seuls quatre électeurs sur dix l’ont soutenu. L’abstention a atteint 25% – presque un tiers en comptant les votes nuls. Il sera virtuellement impossible à Macron d’obtenir une majorité parlementaire dans les élections législatives à venir.
La France est aujourd’hui divisée en cinq blocs antagonistes – avec très peu de choses en commun : le mouvement En Marche ! De Macron, le Front National de Marine Le Pen, qui sera recomposé et développé ; la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon, qui est destinée à mener une nouvelle gauche ; les lambeaux des Républicains, autrement dit la droite traditionnelle française, qui a un besoin urgent d’un nouveau leader après la débâcle Fillon ; et le PS post-Hollande virtuellement détruit.
Un choc de nouveauté orwellien
Contrairement aux perceptions mondiales, la plus grande question de cette élection n’était pas l’immigration, mais le profond ressentiment contre l’État profond français (police, justice, administration) – qui est perçu comme oppressif, corrompu et même violent.
Avant même le vote, le toujours pertinent et délicieusement provocateur Michel Onfray, auteur de Décadence, le meilleur livre de l’année, et fondateur de l’université populaire de Caen, a identifié quelques-uns des soutiens les plus importants du mouvement de Macron : le philosophe « belliqueux » Bernard-Henri Levy ; Pierre Bergé, du Monde ; Jacques Attali – qui a transformé les socialistes en néolibéraux endurcis presque à lui tout seul ; l’éminence grise Alain Minc ; l’ex-dirigeant de MSF Bernard Kouchner ; et l’ex-soixante-huitard Daniel Cohn-Bendit – « en d’autres termes, les promoteurs sauvages des politiques libérales qui ont permis à Marine Le Pen d’enregistrer son plus haut score à ce jour ».
Tous les précités sont des serviteurs fidèles de l’État profond français. J’ai exposé sur Asia Times la façon dont l’hologramme Macron avait été fabriqué. Mais pour comprendre comment l’État profond a réussi à le vendre, il est essentiel de se référer au philosophe Jean-Claude Michéa, un disciple de George Orwell et de Christopher Lasch, et l’auteur du livre récemment publié « Notre Ennemi, Le Capital. »
Michéa analyse en détail la façon dont la gauche a adopté toutes les valeurs de ce que Karl Popper appelait « une société ouverte ». Et la façon dont les propagandistes ont dévié le sens du mot populisme pour en stigmatiser la forme contemporaine comme l’incarnation du Mal absolu. Marine Le Pen a été ostracisée comme « populiste » – alors que la propagande des médias a toujours refusé de noter que les électeurs du Front National (aujourd’hui 11 millions) viennent des « classes populaires ».
Michéa souligne le sens original, historique, du mot « populisme » dans la Russie tsariste ; un courant du mouvement socialiste – très admiré par Marx et Engels – dans lequel les paysans, les artisans et les petits entrepreneurs devaient avoir une place d’honneur au sein d’une économie socialiste développée. Pendant Mai 68 en France, personne n’aurait imaginé que le mot populisme viendrait à être assimilé au fascisme. Cela a commencé à se produire au début des années 1980 – dans le cadre de la manipulation orwellienne du langage par les néolibéraux.
Michéa note aussi qu’aujourd’hui, il est beaucoup plus facile d’être un néolibéral de gauche que de droite ; en France, ces néolibéraux de gauche appartiennent au circuit très fermé des « Young Leaders » adoptés par la French American Foundation. Les grandes entreprises françaises et la haute finance – essentiellement, la classe dirigeante française – ont tout de suite compris qu’un vieux catholique de droite comme François Fillon ne ferait jamais l’affaire ; ils avaient besoin d’apposer une nouvelle marque sur le même produit.
D’où Macron : un nouvel emballage vendu comme un changement auquel la France peut croire, et qui reviendra en fait à une approche en douceur des « réformes » nécessaires à la survie du projet néolibéral.
Ce que les Français ont élu – d’une certaine façon – est l’unité de l’économie néolibérale et du libéralisme culturel. Appelons cela, comme Michéa, « du libéralisme intégré ». Ou, avec toutes ses harmoniques orwelliennes, « du capitalisme post-démocratique ». Une véritable révolte des élites. [1] Et les « paysans » ont avalé cela de bon cœur. Qu’ils mangent de la brioche hors de prix. Encore cette fois, la France mène l’Occident.
* Pepe Escobar est un journaliste brésilien de l’Asia Times et d’Al-Jazeera. Pepe Escobar est aussi l’auteur de : « Globalistan : How the Globalized World is Dissolving into Liquid War » (Nimble Books, 2007) ; « Red Zone Blues : a snapshot of Baghdad during the surge » ; « Obama does Globalistan » (Nimble Books, 2009), Empire of Chaos (Nimble Books, 2014), et 2030 en format Kindi
Notes
[1] La révolte des élites et la trahison de la démocratie est le titre d’un livre de Christopher Lasch préfacé par Jean-Claude Michéa