Il n’y a pas d’endroit mieux que l’Italie pour observer la décadence finale de l’Occident dans tout son brillant éclat, en loque. Un art sublime, une architecture troublante, une gastronomie impeccable et toutes ces fameuses bouteilles de Brunello ; cela aide certainement. Ensuite, il y a l’excitation chatouilleuse de l’histoire qui se répète de nouveau, comme dans une décadence et chute de l’Empire Romain, remodelée postmoderne.
J’ai eu le plaisir d’être l’un des invités du Festival International de Ferrara, sorte d’happening gigantesque annuel de journalistes du monde dans cette ville phénoménale de l’Emilia Romagna, essentiellement organisé par un petit groupe de courageuses et radieuses femmes délicates.
Fut aussi émouvant, le plaisir de passer un moment de qualité sans égal avec Rahimullah Yusufzai, sans doute la plus grande autorité du monde dans les zones tribales pashtounes et de tout ce qui a à voir avec l’AfPak. Rahimullah est un monsieur pashtoun d’une dignité immense ; comme s’il était bien au-delà de la temporalité. Il n’est pas surprenant que vite j’ai commencé à me référer à sa personne comme le Bouddha de Peshawar.
Le moins que j’ai pu faire pour rendre la réciproque de toute la précieuse information donnée par le Bouddha de Peshawar – des histoires de Ben Laden aux russes et chinois qui maintenant font activement pression en faveur d’une solution régionale à la tragédie afghane – fut d’essayer de le lui transmettre le véritable esprit de l’Europe de la Renaissance.
On sait ce qu’il en est, cette brève période de l’histoire dans laquelle l’humanité en Occident a percé très haut (avec beaucoup d’aide du savoir oriental). C’est vrai, que l’on bute sur certains obstacles, comme tenter d’expliquer le moine fanatique Savonarol - né à Ferrara, et brûlé à Florence – à un pashtoun. J’ai fini par présenter Savonarol comme une espèce de salafiste chrétien.
Ce fut aussi une aide que le Bouddha de Peshawar se régala avec le meilleur de l’Italie culinaire, comme un risotto aux funghi porcini [cèpes]. Et ensuite, dans un dîner avec un groupe de journalistes italiens lettrés, tous nous concluions, lugubrement que notre profession, la vieille école de correspondant étranger, était certainement morte, juste à temps pour demander quelques cubitainers de plus de vin pour noyer notre peine collective.
L’Occident pourra tomber dans un puits mais pour le Bouddha de Peshawar il y à peine un indice de fin de l’histoire en vue. Après s’être exprimé devant une audience, en majorité jeune, sur les problèmes du Pakistan, il a eu à entreprendre le long vol de retour pour affronter, quotidiennement, les séquelles de cette bombe à fragmentation conceptuelle appelée « guerre contre la terreur ». Si ces « experts » et membres des think-tanks instantanés de Washington seulement l’écoutaient au lieu de prier sur l’autel à l’épreuve des balles du dieu David Petraeus.
Les pashtounes savent un paquet de choses sur la chute des empires, et savent comment les définir. Avant de terminer son premier voyage en Italie, le Bouddha de Peshawar a eu encore du temps pour une petite visite de Rome. Je m’imaginais follement ce que Sigmund Freud dirait sur ces couches romaines du subconscient qui s’ouvraient pour un natif de Peshawar : la Rome Orientale. Eh bien, il était vraiment emballé au téléphone.
Tout ce qui est solide ne devient pas de l’air !!!
Peu après je me suis retrouvé à déjeuner à Milan avec mon ami Claudio Gallo, responsable des informations étrangères du journal La Stampa. Qui aurait dit que ce qui a commencé comme une conversation courante sur la « Guerre Liquide » deviendrait une condamnation totale de la « modernité liquide » ?
Gallo, un fin intellect piémontais avec un fond philosophique, a lancé un missile Hellfire à notre conversation. Nous parlions de l’actuelle atmosphère d’impuissance et de furieuse passivité dans l’ensemble du monde atlantiste et du fait que toutes les grandes identités (politique, religieuse, culturelle) qui avaient façonné la gloire de l’Europe avaient été écrasées. Tout ce qui restait était ce que le maître sociologue Zygmunt Bauman avait défini comme Modernité Liquide.
Eh bien, pas réellement, a dit Gallo. Il s’agissait d’une « fable » vendue aux gens pour les convaincre de ce que toute résistance est futile : « En réalité, les centres du pouvoir économique, la superclasse que représente plus ou moins 1 % de l’humanité, raisonnent encore selon les catégories du vieux monde solide et structuré, dans lequel la cause et l’effet se relaient selon une mécanique inexorable. Pour les masses la modernité liquide est une réalité, mais son caractère inéluctable n’est pas autre chose que l’idéologie du pouvoir global. »
Par conséquent nous sommes dans un monde qui « pense » par des flashes d’images, non en processus de la pensée ; un monde perméable à la propagande, qui peut être facilement maniable et contrôlable. Et tandis que les élites, soulignait Gallo, continuent d’appliquer la même vieille (solide) logique machiavélique, ce monde devient rapidement le terrain idéal pour une dictature mondiale ; et « c’est curieux, que l’on veuille ou non, notre société semble forger l’esclave idéal ».
J’ai emmené cette image forte du pouvoir solide inébranlable des rues élégantes de Brera à Milan à la Piazza della Signoria à Florence, l’alma mater de la Renaissance. Le Piazza della Signoria – où fut brûlé notre moine salafiste à la fin du Xve Siècle – héberge maintenant un musée Gucci, une ode splendide à la culture de la consommation illustre qu’elle est inextricablement liée au turbocapitalisme.
A coté, au Pallazzo Strozzi, j’avais prévu une visite à Argent et Beauté : banquiers, Botticelli et Le Bûcher des Vanités, une exposition extraordinaire qui explique comment le système bancaire moderne s’est développé parallèlement avec la Renaissance, et comment eut lieu l’interaction des hautes finances, de l’économie et de l’art (c’est le sujet d’un autre article). Après l’exposition la question m’a obsédé encore plus : et si dans la démence de leurs excès les élites solides contemporaines commençaient à être envahies subitement par les ordures de la modernité liquide ? Sans un Botticelli pour illustrer ce nouveau Bûcher des Vanités, seulement mis sur You Tube ?
J’ai eu ma réponse à « Occupy Wall Street »
C’était de nouveau 1968.
Italie – dans toute sa complexité esthétiquement agréable est si absorbante qu’elle te fait facilement oublier le reste de monde. Eh bien, le New York Times n’a pas eu cette excuse quand il a ignoré « Occupy Wall Street » qui avait eu lieu pendant des jours entiers dans sa propre ville. Mais le monde entier le vit, et « Occuya Wall Street » devint rapidement un mouvement à échelle nationale aux Etats-Unis.
Et pour nombre de ceux qui représentent 99 % de la population US, pacifiques, dépouillés inoffensifs de la modernité liquide, furieux et ne se sentent pas l’envie de continuer à l’accepter, les élites solides n’ont pas, de façon prévisible, eu la moindre idée ce qui arriva.
Mais il n’a pas de doute ; la crainte a commencé à manger leurs âmes. C’était visible dans la manière dans laquelle les hommes politiques et leurs associés des grands médias ridiculisaient les manifestants comme « mouvement ankylosé », un tas « de fous« ou pire encore, « des criminels ».
Ces visages ne te rappellent-ils pas un « criminel » ?
Dans un entretien avec RT [Russia Today], l’expert en système mondial Immanuel Wallerstein, a souligné : « Depuis nous vivons dans les séquelles de 1968, partout ». (Voir ici) Oui, « Occupy Wall Street » est un petit-fils de Mai 68, comme dans « soit réaliste, exige l’impossible ».
Par conséquent ce ne fut nullement une surprise que précisément l’Elvis de la philosophie, le grand maître slovène Slavoj Zizek, fils intellectuel de Mai 68, soit apparu sur la Place Yahrir de New York pour formuler la (nouvelle) loi. Tandis que nous déjeunions, Gallo et moi parlions aussi de Zizek ; nous commentions que c’est l’un des rares intellectuels publics qui nous fait encore rire, et penser.
Zizek a dit :
« Nous ne sommes pas communistes si le communisme signifie le système qui s’est écroulé en 1990. Rappelez-vous que les actuels communistes sont les capitalistes les plus efficients et implacables. Dans la Chine actuelle, nous avons le capitalisme qui est plus dynamique encore que le capitalisme US, mais il n’a pas besoin de démocratie, ce qui signifie que quand vous critiquez le capitalisme, ne permettez pas qu’on vous fasse du chantage en disant que vous êtes contre la démocratie. Le mariage entre la démocratie et le capitalisme s’est terminé. »
Pour compléter ce missile conceptuel, Zizek a ajouté :
« L’unique sens dans lequel nous sommes communistes est que nous intéressons à ce qui est commun. Ce qui est commun dans la nature ; ce qui est commun dans ce qui est privatisé par la propriété intellectuelle ; ce qui est commun dans la biogénétique. Nous devons lutter pour cela et seulement pour cela. Le communisme a absolument échoué. Mais les problèmes du commun sont toujours présents. »
Ils vous disent qu’ici nous ne sommes pas des étasuniens. Mais les conservateurs fondamentalistes qui affirment qu’eux sont réellement étasuniens doivent être interpellés sur quelque chose. Qu’est-ce que le christianisme ? C’est le saint esprit. Qu’est-ce que le saint esprit ? C’est une communauté égalitaire de croyants unis par l’amour de l’un par l’autre, et qui ont seulement leur liberté et leur responsabilité pour ce faire. Dans ce sens, le saint esprit était maintenant et ici, et là-bas à Wall Street il y a des païens qui adorent des idoles blasphématoires. Par conséquent tout ce dont nous avons besoin est patience ».
Comment est possible, que les réalistes exigent l’impossible, que les dépouillés de la modernité liquide dénoncent les mensonges et les crimes des élites solides ? Je n’ai pu éviter l’émotion qu’a suscité cette connexion Florence - New York ; la naissance – peut-être – d’un nouvel humanisme : Les graines de notre néo-renaissance ?
Contre toutes les adversités, dans sa forme glorieusement décentralisée, « Occupy Wall Street » a semblé offrir au moins une feuille de route mondiale pour la Lutte contre le Pouvoir. Je suis sûr que le Bouddha de Peshawar l’approuverait, parce qu’elle implique aussi de lutter contre les guerres du Pouvoir. Comme le dit Zizek : « nous savons que nous désirons souvent quelque chose mais que nous ne le voulons pas réellement. N’ayez pas de peur de vouloir réellement ce que vous désirez ». Maîtres autodésignés de l’Univers, ayez peur. Ayez, très, très peur.