Le pipeline de 9,5 milliards d’euros est financé par cinq compagnies : Uniper et Wintershall, d’Allemagne ; OMV, d’Autriche ; Engie, de France ; et l’anglo-néerlandaise Shell. Toutes ces entreprises opèrent en Russie et ont établi, ou vont établir des contrats avec Gazprom.
Dans une déclaration conjointe, le ministre des Affaires étrangères Sigmar Gabriel et le chancelier autrichien Christian Kern ont déclaré : « Les fournitures en énergie de l’Europe sont l’affaire des Européens, pas des États-Unis d’Amérique ; les instruments de sanctions politiques ne devraient pas être liés à des intérêts économiques » ; et toute cette affaire annonce une « nouvelle et très mauvaise qualité de relation Europe-Amérique ».
Un négociant pétrolier du Golfe m’a dit sans ambages : « À la base, les nouvelles sanctions contre la Russie reviennent à dire à l’UE d’acheter du gaz US cher au lieu du gaz russe bon marché. Donc, en substance, les Allemands et les Autrichiens ont envoyé paître les Etasuniens. »
Une source de renseignement haut placée, basée au Moyen-Orient et opposée au consensus washingtonien, souligne comment « le Sénat des USA a voté presque à l’unanimité une déclaration de guerre à la Russie (les sanctions sont une guerre) et l’Allemagne a menacé de représailles contre les États-Unis en cas de sanctions.
L’Allemagne a accusé les États-Unis d’essayer de stopper le pipeline Nord Stream 2 de la Russie jusqu’à l’UE pour leur permettre d’exporter leur gaz naturel liquide vers l’UE, et la rendre dépendante des USA. »
Mais alors, il y aussi en conséquence la possibilité d’un changement de la donne : « Si une guerre commerciale était lancée entre l’UE et les États-Unis, cela marquerait la fin de l’OTAN. »
Les suspects habituels tombent de toute évidence à bras raccourcis sur le « pipeline Molotov-Ribbentrop 2 » – une expression paranoïaque sous copyright polonais.
Ils diabolisent même l’Allemagne parce qu’elle ose commercer avec la Russie, « sabotant les intérêts économiques et la sécurité de l’Europe centrale et de l’Est » et – oui, vous pouvez éclater de rire – sabotant « le soutien sentimental de l’Amérique pour l’OTAN ».
Tous ces « sentiments » grossièrement exhibés mènent même à des accusations acerbes de « trahison » : « Nous savons de quel côté est la Pologne. De quel côté est l’Allemagne ? ».
Ce qui est réellement impardonnable, toutefois, est que le Nord Stream 2, en pratique, enterre pour de bon les 2 milliards annuels de revenus de transit gazier de l’État ukrainien en faillite.
Tous les suspects habituels s’opposent au Nord Stream 2 ; la Pologne ; les pays Baltes, Washington ; mais aussi les États nordiques. L’argument officiel majeur est qu’il « mine la sécurité énergétique européenne ». Cela, en soi, est une vaste blague : c’est l’UE elle-même qui s’est minée avec d’interminables discussions sur « la sécurité énergétique » pendant plus d’une décennie à Bruxelles.
Vous rependrez bien un peu de destruction créatrice ?
L’analyste Peter G. Spengler qualifie les sanctions du Sénat américain « d’état de guerre déclaré mais non encore appliqué, un acte de guerre (de sanctions) directement contre l’Allemagne et l’Autriche, indirectement contre d’autres destinataires possibles dans l’UE ».
Spengler attire l’attention sur le souvenir de l’Accord sur la coopération économique entre la RFA et l’URSS de 1978, signé pour une durée de 25 ans : « Cet accord, avec tous les autres traités précédents entre l’Allemagne de l’Ouest et l’URSS, ont été la base sur laquelle [Helmut] Kohl a pu bâtir sa ‘Haus Europa’ avec l’Union soviétique/Russie à partir de l’été 1989, à Bonn. »
Cet accord comprenait un triangle d’acheminement de gaz entre Moscou, Téhéran et Bonn, et avait été « férocement, mais clandestinement combattu par l’administration Carter, en même temps que nombre d’autres guerres silencieuses contre la République fédérale d’Allemagne, au cours de ces années ».
Et devinez qui tentait de saboter l’accord 24/7 ? Le récemment décédé Grand Maître d’Échecs Zbigniew Brzezinski.
Rien n’a donc beaucoup changé depuis la fin des années 1970 ; Washington diabolise toujours à la fois Téhéran et Moscou. La section de la loi sur les sanctions votée par le Sénat US relative à la Russie ressemble à une idée imaginée après coup suite à la proposition d’un nouveau package de sanctions dures contre l’Iran, le projet de loi Countering Iran’s Destabilizing Activities Act (qui contient des sanctions contre la Russie).
Ce n’est pas par accident que les nouvelles sanctions du Sénat US ciblent l’énergie ; c’est la conséquence d’une féroce guerre de l’énergie. Mais qu’est-ce que le Sénat des USA a réellement en tête ? Appelez ça de la (lucrative) destruction créatrice.
Le Sénat des USA est convaincu que le Nord Stream 2 « ferait concurrence aux exportations américaines de gaz naturel en Europe ». De sorte que le gouvernement des USA doit privilégier les exportations de ressources énergétiques américaines pour créer des jobs dans le pays, aider les alliés et partenaires des États-Unis, et renforcer la politique étrangère américaine.
Toutefois, ceci n’a rien à voir avec une « aide » quelconque aux « alliés et partenaires » ; c’est plutôt une histoire de soutien accordé par les pantins du Sénat américain à leurs copains des grandes entreprises énergétiques. Ces entreprises ont investi plus de 50 millions de dollars (chiffres officiellement publiés) en 2015-2016 pour faire élire ces gens.
Venez voir ces feux d’artifice de Hambourg
Comparé au Sénat des USA, le rôle de la Commission européenne dans la saga est resté obscur, jusqu’à ce qu’il devienne clair qu’elle compte interférer via un « mandat ». Ce « mandat » devra être approuvé par une « majorité qualifiée renforcée » de votes d’États-membres, un seuil plus élevé que d’habitude : 72% des États de l’UE représentant 65% de sa population.
Spengler observe comment, « si elles aboutissaient, les tentatives répétées de la Commission pour s’ingérer légalement dans les contrats entre les compagnies européennes et Gazprom seraient beaucoup plus préjudiciables et potentiellement efficaces que si le président des USA signait la loi sur les sanctions ».
Alors, où tout cela nous mènera-t-il ? Probablement à un conflit ouvert « entre la Commission européenne/Cour de justice et les juridictions allemande/autrichienne (plus russe) ».
Aux USA, le Sénat devra être soutenu par une solide majorité de la Chambre des représentants ; ce vote ne se produira pas avant le G-20 de Hambourg. Ensuite, la loi s’appliquera – si le président Trump ne la rembarre pas.
La question-clé « nucléaire » est une clause non-contraignante enjoignant au Trésor des USA de sanctionner les firmes occidentales impliquées dans le Nord Stream 2. Si cette loi est ratifiée, la Maison Blanche serait bien avisée de l’ignorer. Sinon, l’Allemagne, l’Autriche et la France l’interpréteront, de toute évidence, comme une déclaration de guerre.
Trump et la chancelière Angela Merkel seront sur une trajectoire de collision au G-20, avec Merkel qui met l’accent sur le changement climatique, les réfugiés et le protectionnisme, au grand dam de Trump. Le projet de loi sur les sanctions contre la Russie ne fait qu’ajouter à la pagaille générale. Attendons-nous à de nombreux feux d’artifices en « célébration » des rencontres bilatérales de Hambourg.
* Pepe Escobar est un journaliste brésilien de l’Asia Times et d’Al-Jazeera. Pepe Escobar est aussi l’auteur de : « Globalistan : How the Globalized World is Dissolving into Liquid War » (Nimble Books, 2007) ; « Red Zone Blues : a snapshot of Baghdad during the surge » ; « Obama does Globalistan » (Nimble Books, 2009), Empire of Chaos (Nimble Books, 2014), et 2030 en format Kindi