Il y a tout juste un an, le 7 mars 2016, un groupe d’une trentaine de combattants se revendiquant de Daech attaquait la ville de Ben Gardane, dans le Sud-ouest tunisien, tentant de prendre le contrôle des points névralgiques et de susciter le soulèvement de la population locale contre l’autorité centrale. L’action fera une cinquantaine de victimes.
L’objectif du groupe terroriste était clair : créer un embryon d’émirat islamique sur le modèle de Raqqa en Syrie dans le but de conforter leur hégémonie sur la région présaharienne (Ben Gardane se situe à 30 km de la frontière libyenne), et à terme, déstabiliser la jeune démocratie tunisienne. Si depuis le printemps 2016, ces événements dramatiques ont été largement commentés et analysés par les pouvoirs publics tunisiens, les chancelleries étrangères, les experts sécuritaires et les médias locaux et internationaux, c’est le plus souvent pour souligner le caractère prévisible d’une telle action terroriste : Ben Gardane est un « nid de djihadistes » et il n’est donc pas étonnant que Daech ait choisi d’en faire son sanctuaire maghrébin.
Quelques heures après les événements, le journal Le Figaro qualifiait d’ailleurs Ben Gardane de « zone de djihad » et Libération lui emboitait le pas en parlant de « vivier du jihad tunisien en Syrie ». En somme, les leaders d’opinion établissent une sorte de causalité quasi-mécanique entre l’état social et économique de la ville et sa vulnérabilité, voire son penchant naturel, pour l’idéologie de Daech : par désespoir social, les habitants se seraient ralliés spontanément au projet mortifère du groupe djihadiste.
Si Ben Gardane n’est pas tombé en 2016, ça ne saurait tarder. Or, non seulement cette représentation légitime une interprétation très déterministe de la question djihadiste, en l’identifiant à une situation sociale et économique difficile (chômage, précarité et économie souterraine), voire en l’assimilant à une culture politique locale de défiance à l’égard du pouvoir central. Davantage encore, elle occulte les ressorts d’une résistance populaire au terrorisme. Face à Daech, Ben Gardane est restée debout.
La mauvaise réputation : stigmate djihadiste et cité de tous les trafics
A l’échelle de la Tunisie, Ben Gardane jouit d’une mauvaise réputation qui présente de nombreuses analogies avec les représentations stigmatisantes développées sur nos banlieues françaises. Car, finalement pour beaucoup de Tunisiens, Ben Gardane c’est un peu « la banlieue de la Tunisie », zone de non-droit et de trafics en tout genre, dans laquelle personne n’ose s’aventurer.
Jusqu’à ce jour, la cité ne dispose d’aucune infrastructure touristique, alors qu’elle se situe à moins de 100 km de l’île de Djerba, et d’aucune zone artisanale et industrielle en état de fonctionnement. En revanche, la ville est connue pour ses marchés de produits illégaux provenant de Libye, de Dubaï, de Turquie et de Chine, échappant à toute fiscalité. Il est vrai que ces réseaux de commerce informels constituent de très loin la principale activité économique et le premier employeur de la ville : selon certaines sources, près de la moitié de la population de Ben Gardane vivrait directement ou indirectement des trafics transfrontaliers.
Toutefois, la situation d’instabilité politique, que connaît la Libye depuis 2011, a ralenti considérablement les activités commerciales : l’économie informelle constitue de moins en moins un filet de sécurité pour une jeuneuse confrontée à un chômage endémique (plus de 50 % selon les statistiques officieuses) : 3000 diplômés de l’enseignement supérieur sont sans-emploi. Ce tableau pessimiste pousse certains observateurs à conclure un peu trop vite que Ben Gardane serait devenue l’un des lieux de recrutement privilégié du djihadisme, le trafic d’essence et des produits de consommation courante se muant en trafic d’armes au profit des groupes terroristes.
En deux mots : faute d’emplois et de ressources, les jeunes trafiquants n’auraient d’autre choix que de devenir Djihadistes. C’est une vision simpliste partagée par de nombreuses élites tunisiennes mais aussi par les experts internationaux. Comme le rappelle, un habitant de Ben Gardane engagé dans la société civile, « tous les terroristes sont des trafiquants, mais tous les trafiquants ne sont pas des terroristes ».
Pour preuve, le commando djihadiste, qui a attaqué la ville le 7 mars 2016, n’était composé que de quatre ou cinq jeunes natifs de Ben Gardane (dont son chef) et c’est précisément un trafiquant notoirement connu qui a été le premier à dénoncer l’opération terroriste. De plus, la majorité des jeunes impliqués dans les trafics transfrontaliers ont clairement opposé une résistance aux terroristes, en aidant les forces de l’ordre et en transportant les victimes vers les hôpitaux. Bel hommage du vice à la vertu.
Une culture locale rebelle à toutes les formes de tyrannie
L’autre raison majeure qui incite les autorités et les experts à considérer Ben Gardane comme un « vivier djihadiste » est sa tradition de rébellion au pouvoir central. Il est vrai que depuis la colonisation française, Ben Gardane est une ville de résistance populaire. Créée de toute pièce par les Français en 1901 dans le but de sédentariser de force les nomades de la tribu des Touazines, la cité située en « zone militaire » ne s’est jamais véritablement soumise au pouvoir colonial.
Les groupes fellaghas (le terme vient de Tunisie et non d’Algérie) étaient parmi les plus puissants du Sud tunisien. La plupart de ces maquis se retourneront d’ailleurs contre Bourguiba entre 1955 et 1958, accusé de brader l’indépendance tunisienne, rejoignant son rival, Salah Ben Youssef, marqué davantage par le nationalisme arabe (Nasser) et son refus de composer avec l’ancienne puissance coloniale. Rancunier, le président Bourguiba ne pardonnera jamais aux habitants de Ben Gardane de s’être rebellés contre son autorité et développera toute au long de son règne un véritable mépris pour la ville.
Les moujahids de Ben Gardane furent tout simplement effacés des livres d’Histoire. En trente ans de règne, Bourguiba n’effectuera qu’une seule visite officielle d’une demi-heure dans la ville. Quant au président Ben Ali, même s’il était moins animé par l’esprit de revanche, il préféra esquiver la cité à la réputation sulfureuse pour des raisons de sécurité : Ben Gardane était pour lui l’incarnation du désordre social qu’il redoutait par-dessus tout, contraire à sa conception autoritaire de la société tunisienne.
En 2010, ce n’est pas seulement à Sidi-Bouzid et à Kasserine que la Révolution tunisienne a commencé mais aussi à Ben Gardane, où durant le mois d’août les jeunes de la ville se soulevèrent contre le « système Ben Ali ». Les habitants qualifient ces événements de « soulèvement du Ramadan », préfigurant les mouvements de protestation qui gagneront en hiver l’ensemble des villes tunisiennes et aboutiront à la chute de la dictature.
Une transmission intergénérationnelle de la mémoire des résistances
On ne peut comprendre aujourd’hui le refus la population de Ben Gardane de se soumettre au « joug djihadiste » sans faire référence précisément à cette « mémoire de résistance(s) » qui est d’ailleurs transmise de génération en génération par l’éducation familiale, la poésie populaire et les conteurs publics, donnant lieu à une véritable légende locale. A l’occasion de la commémoration du premier anniversaire des événements dramatiques du 7 mars, un groupe de jeunes lycéens avait choisi de mettre en scène l’histoire de Ben Gadarne sous le registre de l’épopée (malhama), présentant des tableaux historiques évoquant successivement la lutte contre la colonisation française, la solidarité avec les « frères libyens » victimes de la répression italienne, les combats contre la dictature, la Révolution tunisienne de 2011 et pour clore le spectacle : la mobilisation populaire contre le terrorisme.
Chose rare dans la Tunisie des années 2000 : l’action commémorative de ces jeunes ne doit rien au parti unique, au mouvement islamiste hégémonique ou aux autorités politiques mais elle est le fruit d’une initiative de la société locale.
Loin des scénarios fatalistes de la « ville perdue pour notre civilisation », les habitants de Ben Gardane nous ont donné une leçon d’humanité que nos élites gouvernantes, experts sécuritaires et « djihadistologues » feraient bien de méditer : la mémoire des luttes, la pauvreté, l’exclusion sociale et la mise au ban de la communauté nationale ne conduisent pas forcément au terrorisme. Au contraire, elles contribuent à cultiver dans la population l’esprit de rébellion tant à l’égard de la tyrannie du pouvoir qu’à celle des groupes djihadistes, prétendument libérateurs des peuples arabo-musulmans.