Ou comment transformer un concept juridique en ressource de pouvoir personnel ?
La controverse publique entre le premier ministre, Manuel Valls, et le président de l’Observatoire de la laïcité, Jean-Louis Bianco, est souvent présentée comme un conflit idéologique opposant deux conceptions : le premier censé être le gardien de l’orthodoxie laïque, le second partisan d’une certaine adaptation du cadre légal à la réalité plurireligieuse de la France du XXIe siècle. S’il est vrai que M. Valls a toujours fait de la laïcité son cheval de bataille politique au point d’être taxé par ses détracteurs de « laïciste » ou de « laïcard », son rapport à la question révèle, en réalité, un véritable pragmatisme soucieux de coller à l’air du temps. Pour M. Valls, la laïcité apparait moins comme une valeur refuge ou un concept juridique que comme une ressource politique et électorale.
A trop vouloir rendre compte des débats « à chaud », on a parfois tendance à reproduire la narration des acteurs et à considérer leurs argumentaires comme des explications. Pour preuve, Manuel Valls a réussi à imposer en quelques années une image publique de « défenseur inconditionnel de la laïcité » face aux attaques répétées des partisans du communautarisme et du multiculturalisme [1]. Et les premiers à tomber dans le piège du récit vallsien sont ses détracteurs eux-mêmes qui le présentent volontiers comme un « laïciste » ou un « intégriste de la laïcité ». Or, une analyse distanciée de ses discours et de ses prises de positions publics soulignent, au contraire, une capacité de Manuel Valls à instrumentaliser la notion sur des registres multiples, parfois contradictoires. Loin d’être un héraut du camp laïque, l’homme politique apparait davantage comme un prestidigitateur qui a su faire de la laïcité une ressource majeure pour la conquête du pouvoir [2].
Laïcité sécuritaire : mater le « communautarisme musulman »
L’usage sécuritaire de la laïcité par Manuel Valls ne date pas du contexte anxiogène suscité par les attentats de janvier et de novembre 2015. Elle a des racines plus anciennes. Dans un rôle de « père fouettard des musulmans » qui lui sied à merveille, il l’a déjà largement expérimenté dans son mandat d’élu local en tant que député-maire d’Evry (« affaire du Franprix hallal » en décembre 2002) [3] et lors de son passage au ministère de l’Intérieur (mai 2012-mars 2014). Dans la vision vallsienne, les musulmans de France sont tenus collectivement pour responsables des dérives communautaristes et extrémistes de la minorité djihadiste, ce qui vient justifier l’application à leur égard d’une laïcité sécuritaire et exigeante. En clair, la majorité musulmane doit payer pour la minorité radicalisée. C’est le sens de son discours du 21 mai 2012 à Marseille devant le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) :
« En tant que ministre de l’Intérieur, je n’accepterai pas que viennent sur notre sol des soi-disant prédicateurs, des soi-disant théologiens qui prônent, que ce soit avec des mots durs ou des mots doux, la haine des Juifs. Il est temps pour les organisations qui les invitent de changer d’attitude et de respecter les lois de la République. C’est en étant juste dans son diagnostic que la République pourra apporter des solutions efficaces. Je l’ai dit, je le répète : une politique de sécurité ne doit faire preuve d’aucun angélisme ».
Outre que M. Valls oppose systématiquement Juifs et Musulmans en réifiant les deux communautés sur un mode conflictuel, son discours combine de manière récurrente les registres de la « laïcité » et de la « sécurité », légitimant ainsi une posture répressive. En somme, la neutralité laïque ne peut être totalement appliquée aux musulmans de France, au risque de favoriser chez eux le terrorisme et l’antisémitisme, d’où une solution radicale : la surveillance permanente et la répression préventive.
Laïcité rééducative : civiliser les musulmans
Parce qu’il perçoit les musulmans de France comme fondamentalement immatures du point de vue des normes universalistes et des valeurs démocratiques, M. Valls entend développer à leur égard un plan de formation ou plutôt de rééducation à la laïcité. Contrairement à une idée reçue, ce plan de rééducation ne remonte pas au vaste projet de « déradicalisation » encouragé par les pouvoirs publics au lendemain des attentats de janvier 2015. Mais il tire sa source des années 1980, dans les « politiques musulmanes » mises en œuvre par le ministère de l’Intérieur, dont M. Valls assume totalement l’héritage :
« La formation de nos imams en est une. Il faut s’assurer que tous ceux qui s’adressent aux fidèles – et ils sont nombreux – ont une connaissance réelle et partagent les valeurs fondamentales du pays dans lequel ils s’expriment. Il est paradoxal que, dans une assemblée de fidèles, celui qui dirige la prière soit parfois celui qui a le moins d’ancienneté sur le territoire national, le moins de liens avec notre pays ». (Allocution à l’inauguration de la Grande Mosquée de Cergy, 06/07/2012)
Si l’intention de M. Valls peut paraître louable (vouloir former des imams à la « culture » civique et laïque n’a rien de choquant en soi), on peut s’étonner toutefois qu’elle s’applique exclusivement aux personnels musulmans, d’une part, et qu’elle établit une corrélation imaginaire entre extrémisme et « niveau culturel » des officiants, d’autre part, comme si les imams étrangers ou d’origine étrangère faisaient nécessairement le lit du djihadisme et du terrorisme.
Que dire alors de certaines sectes chrétiennes apocalyptiques, des bouddhistes radicaux, des juifs fondamentalistes, des royalistes partisans d’un retour de la monarchie de droit divin ou des groupes païens d’extrême droite ? Faut-il aussi rééduquer ces « extrémistes » non musulmans à la laïcité ? A leur propos, M. Valls reste étonnement silencieux.
Laïcité interventionniste : la neutralité impossible pour les musulmans
Pour décrire les fondements historiques de l’intervention des autorités publiques françaises en matière de culte musulman, le politiste Franck Frégosi emploie la formule pertinente « d’exception musulmane à la laïcité [4] ». Or, depuis l’époque coloniale, cette exception a perduré, devenant même un registre d’action publique dominant. En effet, en matière de gestion des « populations musulmanes » de l’Hexagone, la neutralité est l’exception et l’intervention est la règle. Dès qu’il s’agit d’islam, M. Valls n’échappe pas à cette conception interventionniste de la laïcité. Jusqu’à récemment, il a même été un ardent défenseur du financement public des mosquées, au risque d’ailleurs de mécontenter ses alliés laïques :
« La Fondation pour les œuvres de l’Islam de France était une initiative pertinente ; elle n’a pourtant jamais porté ses fruits. Il faut donc avancer sur ce sujet essentiel pour les musulmans de France. Je prendrai bientôt des initiatives en ce sens. Chacun doit désormais y contribuer car le culte musulman se prive d’un outil pertinent, efficace et transparent ». Manuel Valls, allocution à l’inauguration de la Grande Mosquée de Strasbourg, 27/09/2012.
En 2016, M. Valls semble avoir abandonné tout projet de financement public des mosquées et lieux de culte musulmans. Mais sa conception interventionniste de la laïcité demeure, en multipliant les formes d’ingérence pour promouvoir les « bons serviteurs » de l’islam de France, et dans un même élan, pour discréditer tous ceux (musulmans ou non musulmans) qu’ils considèrent comme nuisibles à la cohésion sociale et à la sécurité nationale. C’est aussi dans cette perspective très interventionniste qu’il faut replacer sa polémique avec le président de l’Observatoire de la laïcité, Jean-Louis Bianco, accusé d’avoir pactisé avec des leaders musulmans anti-républicains, anti-laïques et donc anti-français.
Laïcité salutaire : l’inflexion antiraciste
Il serait malhonnête de réduire le discours public de M. Valls à l’égard des musulmans au registre sécuritaire. Celui-ci connait parfois des inflexions iréniques, versant même dans une forme d’islamophilie aux accents antiracistes :
« Dans la République, tout le monde doit avoir sa place, aucune religion, aucune communauté, aucun groupe ne doit en être écarté. Les Français de confession musulmane n’ont pas à être stigmatisés. Ils sont la France et ils enrichissent, comme les autres, notre pacte républicain ». Manuel Valls, allocution au dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), comité Marseille-Provence, 21 mai 2012.
Par ailleurs, M. Valls reconnaît lui-même que la laïcité ne constitue pas un dogme mais bien une « méthode », susceptible de s’adapter au contexte social et local :
« La laïcité n’est pas un dogme, c’est un principe, une méthode, qui connaît ses adaptations. Ici, en Alsace, vous en êtes l’exemple même. Et lorsqu’un système fonctionne, qu’il est compatible avec notre République et notre démocratie, il n’y a pas de raison de le supprimer en prétextant l’exception qu’il représente. J’ai eu l’occasion de le dire à Mulhouse, à l’occasion de la très belle inauguration de la synagogue restaurée : le Président de la République, le Premier ministre et le Gouvernement sont attachés à la spécificité du régime en vigueur en Alsace-Moselle » [5].
Toutefois, dans le contexte anxiogène post-attentats Charlie Hebdo/Bataclan, ce registre irénique (la laïcité salutaire) tend à céder sa place à une tendance à l’instrumentalisation sécuritaire, jouant de plus en plus sur le registre de l’identité.
Laïcité identitaire : « bons musulmans », « mauvais français » ?
Le fait que la controverse publique sur la laïcité retrouve une actualité au moment même où le gouvernement souhaite constitutionnaliser la déchéance de la nationalité pour les binationaux nés français n’est pas simplement le fruit du hasard. Il traduit un retour en force des lectures identitaires des phénomènes sociaux, combinant des registres à la fois culturels, religieux et ethniques. Car, ce n’est plus un secret pour personne, les binationaux visés par la déchéance de la nationalité sont aussi très majoritairement des « musulmans sociologiques ». Dans le discours de M. Valls, le glissement vers une laïcité identitaire est révélateur d’un processus plus profond qui consiste à ethniciser les problèmes sociaux, se donnant par-là l’illusion de les résoudre en désignant l’origine du Mal : les binationaux et les musulmans. Dès lors, il n’est pas étonnant que le registre identitaire de la laïcité prenne le dessus sur tous les autres, opérant une forme de réduction symbolique des causes du terrorisme à une « communauté » posant doublement problème : en raison de ses origines nationales et de sa religion réelle ou supposée, à savoir les binationaux musulmans ou les musulmans binationaux.
Il convient cependant d’admettre que ce registre de la laïcité identitaire n’est pas une invention de M. Valls. Il est commun à de nombreux acteurs politiques et leaders d’opinion qui font de la laïcité une sorte d’attribut identitaire de la citoyenneté française, comme si être Français c’est être laïque et vice-versa. Le problème étant que dans cette course à vouloir faire de la laïcité une notion de combat identitaire au mépris de ses aspects philosophiques et juridiques, M. Valls est très largement distancié par Marine Le Pen qui a compris très tôt l’intérêt de substituer au slogan historique du Front national « La France aux Français » celui plus actuel de « La France aux laïques », les deux formules étant devenues tristement des équivalents symboliques.
[1] Stéphanie Le Bars, « Manuel Valls, un ‘laïc exigeant’ face aux religions », Le Monde, 02/02/2012.
[2] Elise Vincent, « Le yin et le yang de Manuel Valls », Le Monde, 31/08/2012. Cf. aussi Manuel Valls, La laïcité en face, entretiens avec Virginie Malabard, Paris, Desclée de Brouwer, 2005.
[3] Jacqueline Coignard, « A Evry, le maire contre le Franprix halal », Libération, 09/12/2002.
[4] Manuel Valls, allocution à l’inauguration de la Grande Mosquée de Strasbourg, 27/09/2012
[5] Manuel Valls, allocution à l’inauguration de la Grande Mosquée de Strasbourg, op. cit.