Kamel Daoud est un intellectuel qui connait bien sa société et ses analyses sont souvent remarquables. Pourtant, il me paraît risqué de tomber dans des interprétations trop globalisantes qui conduiraient à expliquer la violence sexiste et le terrorisme djihadiste des "migrants arabo-musulmans" par un phénomène de nature psychosociologique, qu’il qualifie de "misère sexuelle".
D’abord, parce que si la misère sexuelle du déraciné (l’immigré, l’exilé, etc.) est un fait social qui a été étudié depuis longtemps par de nombreux spécialistes du fait migratoire (anthropologue, sociologue, psychologue, etc.), l’histoire de l’immigration en France et en Allemagne n’a jamais connu de manifestations de harcèlements sexuels et de viols collectifs "en public" comme ceux qui se sont déroulés récemment à Cologne. Il ne s’agit pas de verser dans une vision angélique mais de comparer par rapport à des situations historiques similaires : malgré l’ancienneté de l’immigration turque, maghrébine et africaine dans les deux pays, de telles agressions collectives visant des femmes ne se sont jamais produites à ma connaissance. Les harcèlements, les viols, les injures de nature sexuelle sont le plus souvent le fait d’individus isolés ou de groupes restreints sur le plan numérique. Ils relèvent d’actes de délinquance et doivent être traités comme tels. En ce sens, les migrants sont parfois impliqués dans des affaires de délinquance sexuelle, mais cela n’en fait pas pour autant un trait psychosociologique dominant de leur situation précaire d’immigré et encore moins de leur culture ou de leur religion d’origine.
Ensuite, il me paraît hasardeux de rapprocher les crimes sexuels – aussi abjectes soient-ils – du terrorisme djihadiste. Ce sont deux phénomènes totalement différents. Ce serait d’ailleurs presque excuser les terroristes que d’expliquer leur violence mortifère par leur misère sexuelle. Les trajectoires de radicalisation et de passage à l’acte terroriste renvoient à des facteurs et à des motivations multiples, combinant des registres sociaux, religieux, politiques et parfois psychologiques. Tous les terroristes ne sont pas des "frustrés sexuels", loin s’en faut, et à l’inverse, tous les miséreux sur le plan de la sexualité ne versent pas nécessairement dans le terrorisme djihadiste. La preuve, c’est que dans des pays comme le Maroc, la Tunisie ou l’Algérie, où il existe une forme de répression sexuelle qui contribuent à produire des tabous et des frustrations, l’immense majorité des jeunes hommes échappent à l’embrigadement terroriste, voire le condamnent avec virulence car ils en sont aussi victimes.
Enfin, il convient de replacer ces agressions collectives à l’égard des femmes dans le processus plus général de banalisation des attitudes et des comportements sexistes qui caractérisent l’ensemble de nos sociétés.
De ce point de vue, les immigrés, quels que soient l’ancienneté de leur présence sur le territoire européen, n’échappent pas au phénomène de violence sexiste et machiste. Contrairement à Kamel Daoud, je ne pense pas que la violence faite aux femmes constitue un produit d’importation via l’immigration et l’exil mais elle représente une tendance partagée par l’ensemble de nos sociétés modernes. C’est le paradoxe des sociétés actuelles dans lesquelles l’égalité hommes/femmes est une revendication de plus en plus légitime (y compris dans le monde arabe) mais où, simultanément, les agressions à l’égard des femmes sont en nette augmentation dans l’espace public (transports, commerces, places, lieux de loisirs, etc.) ou dans les espaces domestiques (la famille, le couple, les groupes de pairs).
En ce sens, les immigrés anciennement implantés ou de fraîche date en Europe sont le produit de cette ambivalence masculine du rapport aux femmes. Leurs attitudes et leurs comportements sexistes constituent autant des héritages de leur socialisation primaire dans les pays d’origine que de leur existence présente dans les pays d’immigration (la France, l’Allemagne, la Belgique…). En deux mots : la "grande misère sexuelle", pour reprendre la formule de Kamel Daoud, ne saurait expliquer le passage à l’acte, à moins de considérer que nous vivons dans des sociétés de "violeurs potentiels" aussi bien sur la rive Nord de la Méditerranée que sur la rive Sud. Mais c’est là un débat qui nous concerne tous à des degrés variables et qui mobilise d’ailleurs des féministes des deux rives.
Je trouve assez caricatural d’homogénéiser le destin social des migrants. Ces derniers proviennent de milieux socioculturels très différents à l’échelle d’un même pays d’origine : certains de milieux ruraux, d’autres de milieux urbains, certains des classes moyennes, d’autres des classes populaires, avec des niveaux d’éducation très disparates.
De ce fait, il me parait difficile d’extraire un type unique de rapport des migrants à la sexualité. Y compris chez les migrants d’origine arabe, les formes d’éducation et de socialisation sexuelles sont très différentes selon les milieux sociaux d’origine. L’hypothèse d’une "immaturité sexuelle" des migrants, qui expliquerait qu’ils plongent facilement dans le viol ou le djihadisme, outre qu’elle est très réductrice, tend à gommer la disparité des milieux sociaux d’origine et des rapports différenciés à la sexualité.
Par ailleurs, il convient de tout de même de rappeler que de nombreux migrants ont une sexualité parfaitement équilibrée avant, pendant et après leur migration en Europe et qu’ils ne forment pas nécessairement des "hordes de frustrés" prêtes à sauter à la moindre occasion sur les femmes européennes. Cela ne signifie pas que l’on doive occulter des problèmes spécifiques dans les relations hommes/femmes induits par le changement brutal de contexte socioculturel et des incompréhensions graves provenant de leur socialisation dans le pays d’origine, considérant par exemple, que sortir seule la nuit constituerait pour une femme un acte immoral ou répréhensible.
Toutefois, il convient de ne pas tomber dans le cliché, selon lequel chaque migrant frustré sur le plan sexuel serait un violeur ou un terroriste potentiel, comme si le destin social des nouveaux immigrés était réduit à commettre des viols ou des attentats.
Quant aux viols et aux agressions sexuelles commis sur la place Tahrir du Caire durant les événements révolutionnaires, ils constituent un véritable révélateur des rapports de domination masculine dans la société égyptienne d’aujourd’hui, qui s’inscrivent aussi dans un contexte plus globale de violence sociale. En dépit des images exotiques et touristiques, l’Egypte est devenue une société extrêmement violente à tous les niveaux.
Je vous invite à voir ou à revoir le film égyptien intitulé "Les femmes du bus 678" qui pose de manière lucide le problème du harcèlement des femmes dans les espaces publics et l’impunité dont bénéficient trop souvent les hommes. Ce film très réaliste prouve aussi qu’il existe un débat public en Egypte sur cette question du harcèlement, et plus généralement, sur les relations hommes/femmes. Nous assistons à des mobilisations similaires dans d’autres pays arabes, comme la Tunisie ou le Maroc, où le machisme, le sexisme et même l’homophobie, y compris dans les institutions d’Etat, sont de plus en plus dénoncés par des groupes d’activistes. Même dans les pays d’origine, les débats sur le harcèlement sexuel, la violence conjugale et le viol ne sont plus aussi tabous que dans les décennies précédentes.
Le monde arabo-musulman et l'Occident n'ont pas les mêmes façons d'aborder la question de la sexualité. Comment mettre en place des politiques permettant d’affronter efficacement ce type de chocs culturels ?
Sans tomber dans le relativisme culturel et l’angélisme béat qui consisterait à nier la récurrence des phénomènes de violence masculine à l’égard des femmes dans les pays arabes – ils sont bien réels –, il convient de réfléchir sur les problèmes communs à nos sociétés postmodernes, qui s’expriment certes de manière différente et selon une intensité variable mais renvoient aussi à des problématiques convergentes : la banalisation de la violence masculine à l’égard des minorités sexuelles (femmes, homosexuels, etc.) est justement un champ de réflexion et d’action commun à nos sociétés au nord et au sud de la Méditerranée.
C’est bien à travers ces synergies des politiques publiques que nous parviendrons à mettre des mots sur ces violences et à faire reculer les maux frappant nos sociétés arabes et européennes, afin de combattre les phénomènes de violence individuelles et collectives, comme le viol et le terrorisme.