L’écriture comme signe de vie (3/4)
L’élément (le milieu) de l’écriture, c’est la solitude, tandis que la production littéraire se produit dans un espace plus ou moins densément peuplé – celui de la réception attendue du texte. L’écriture du Journal est un exercice variablement ascétique ou (auto)-disciplinaire durablement et pour ainsi dire intrinsèquement placé sous le signe de la solitude – le Journal, on le tient pour soi en tout premier lieu. La singularité de la situation de Klemperer durant les douze années de pouvoir nazi tient au fait que tous ses écrits de cette époque sont scellés sous le même signe – même quand il écrit sur Rousseau, quand il s’empoigne avec lui, il le fait avant tout pour se prouver quelque chose à lui-même, ayant abandonné tout espoir de voir ce texte publié un jour – du moins dans l’espace-temps dont il se trouve captif. C’est cette singularité aussi qui fait que le Journal de Klemperer connaît son acmé pendant les années du IIIème Reich : la condition intrinsèquement solitaire du diariste y est redoublée par la solitude forcée et terrifiante du professeur juif mis au ban de l’université et de la société.
Le Journal devient, dans ces conditions, un exemplaire exercice d’affrontement de la solitude. Mais l’écriture n’est jamais, dans ces conditions, que la surface de réfraction de la condition existentielle. « A part ça, note lapidairement Klemperer, tout seuls, absolument seuls » [1]. Mais ce qui est en jeu n’est pas seulement la condition existentielle – c’est aussi la pensée. Comment continuer à penser, c’est-à-dire à exercer les prérogatives de la pensée critique face au présent – mais aussi plus généralement poursuivre le travail de recherche intellectuelle (ayant ici pour enjeu le XVIIIème siècle français, le sujet de prédilection du romaniste) dans les conditions d’une solitude absolue ?
La solitude ne renvoie pas ici à la seule condition sociale (les Klemperer toujours plus isolés, coupés de leur milieu social et voyant leurs proches et relations quitter l’Allemagne), elle est faite aussi du tarissement des échanges intellectuels, de la disparition de tout espace libre d’échange d’idées, de toute possibilité de conversation entre pairs ou fondée sur les affinités ; le terreau de la vie intellectuelle, du débat, de la controverse, de la circulation des idées disparaît – et pourtant, il faut bien continuer à travailler, à penser, à écrire – seul, désormais. Ne demeure plus disponible qu’une seule option : le débat avec soi-même.
L’écriture, dans le Journal, ouvre un espace dialogique – celui du perpétuel échange avec soi-même ; y sont en jeu tant les objets du monde présent (l’évolution au jour le jour de la situation du Reich nazi, sur le front intérieur comme sur le front extérieur) aussi bien que les dispositions et affects du diariste. Ce dialogue suit le cours sinueux de ces évolutions, des continuités et des ruptures qui s’y manifestent.
Sur le fond de solitude, toujours plus rigoureuse, du rédacteur se dégage ce phénomène singulier : l’extrême variabilité des humeurs et des dispositions, mais aussi des évaluations de la situation, des diagnostics et des pronostics. Le dialogue avec soi-même emprunte le plus souvent cette voie, oscillant entre désespoir et espérance quand même, entre les approches les plus contrastées des perspectives du Reich, au gré des événements. Cette extrême volatilité des dispositions comme des jugements trouve bien sûr son origine dans la précarité sans cesse croissante à laquelle se trouvent voués le philologue et son épouse.
Elle est l’effet de l’isolement qui va de pair avec cette fragilité, ce qui fait du Journal un sismographe extrêmement sensible, enregistrant au fil des jours tant les variations de la situation générale de l’Allemagne que celles qui affectent les proscrits de l’intérieur. Elle est l’expression d’une situation dans laquelle le sol devient toujours fragile, la terre toujours moins ferme sous les pas du rédacteur. C’est donc une dispute sans fin qui se trouve engagée entre cette part de lui-même qui a toutes les raisons d’estimer que l’horizon est entièrement bouché et que rien de ce qu’il peut entreprendre ou continuer à faire n’a de sens, et cette autre qui persiste et s’obstine à considérer que ce qui doit être fait doit l’être, quelles que soient les circonstances.
Le Journal est l’espace dans lequel se déroule cette guerre de positions, il conserve à ce titre un caractère dialogique, en dépit du fait que ce monde commun de la vie intellectuelle qui était la terre nourricière de la pensée (du sujet individuel, l’enseignant, le spécialiste, l’écrivain, ici) a disparu. A la lecture du Journal, scandé au fil des jours par ces perpétuels ruptures de ton et changements de perspective, on pense parfois à ces romans anglais dont les personnages sont placés sous l’emprise de l’inconstance, la plus radicale discontinuité en matière d’affections, d’humeurs, de sentiments – D.H. Lawrence, John Cowper Powys... [2].
L’écriture en général et, tout particulièrement l’écriture dans les conditions où l’épée de Damoclès de la « Solution finale » est suspendue au-dessus de la tête de l’écrivant, l’écriture est une course contre la mort. Cette course se poursuit dans un souterrain équipé de miroirs – le Journal bien sûr – mais aussi le projet de l’autobiographie qui, comme en témoigne le Journal (miroir du miroir) revient par à-coups ou par stridences : « J’aimerais tant [je souligne, A.B.] écrire un jour [idem] la Vita mea ! Mais d’abord le XVIIIème siècle, puis La Langue du IIIème Reich ou même des trois révolutions et puis, et puis tu seras mort » [3].
Ecrire en miroir (le Journal, l’autobiographie), c’est poursuivre, et approfondir le travail sur soi (développer l’écriture dans l’espace du souci de soi) et aussi céder à l’impulsion d’inscrire une trace de l’intime, par opposition à l’impersonnel des écrits spécialisés, « scientifiques ». Cette impulsion est évidemment stimulée par l’exposition du scribe au danger perpétuel de sa disparition – il est un proscrit et un corps en trop pour les persécuteurs. Mais d’un autre côté, il y a la continuité des travaux en cours, la fibre de la recherche et de l’accomplissement du destin académique qui ne se relâche pas, en dépit de la destitution prononcée par les agents du Moloch.
La tension entre l’une et les deux exigences est ici à son comble. Le désir de l’écriture de soi fouetté par le péril revient en force et tente de faire valoir ses droits. Mais aussitôt, la pulsion contraire s’interpose et fait valoir ses droits de préséance : d’abord l’œuvre, savante, celle qui demeure la priorité pour que le professeur et savant maintienne son rang, une réquisition d’autant plus impérieuse du fait même que les barbares l’ont déchu ; il ne s’agit de rien de moins que de faire la démonstration, contre la toute-puissance de l’institution politique, de l’autonomie maintenue, contre vents et marées, de la libre pensée, de la recherche savante, du savoir gardien de la tradition des Lumières.
Le vif désir de l’écriture de soi se projette dans une temporalité imaginaire : « J’aimerais tant écrire un jour... » – comme si le scribe avait l’éternité devant lui ! Comme si l’évidente priorité n’était pas d’achever les travaux en cours ou de conduire à bien ceux dont le projet s’impose comme une nécessité intellectuelle – politique aussi... La structure dialogique, celle d’un échange tendu de soi avec soi, saute aux yeux dans ce bref paragraphe : une impulsion se manifeste et une autre, aussitôt, vient la contrarier, y objecter. Et puis, mettant un terme abrupt à l’échange, une troisième voix (dont on ne sait si elle est celle du destin ou de la sagesse) vient conclure : de toute façon cette querelle est sans objet : tu (le régime de l’interpellation – de soi par soi – est ici marqué) te querelles avec toi-même ici bien en vain – tu seras mort bien avant d’avoir eu l’occasion de conduire à son terme l’un ou l’autre projet ! La répétition du « et puis » et le placement entre guillemets du second d’entre eux, c’est le Galgenhumor [4] de Klemperer : une auto-ironie qui, régulièrement soutient dans le Journal l’écriture en miroir, l’écriture de soi. Ce bref paragraphe est un bijou de vanité (au sens pictural du terme) – allons, à quoi bon ces querelles de préséance en matière de travaux d’écriture ? Ne sais-tu donc pas qu’en fin de compte, ce sera la Faucheuse qui ramassera la mise, laissant tous ces projets en chantier, que tu meures dans une cellule de la Gestapo, dans un camp de concentration ou bien chez toi, d’un arrêt du cœur ?
Ici s’affiche très distinctement ce trait du Journal : il est, par plus d’un biais, un manuel de sagesse stoïcienne, au sens où Epictète a (ou aurait...) écrit un manuel. L’inspiration stoïcienne, très exceptionnellement mentionnée dans le Journal, n’en est pas moins indissociable de l’endurance qui s’y manifeste. De la résilience, comme on dit, et dont l’écriture-qui-jamais-ne-s’interrompt (qui reprend de jour en jour, plutôt qu’elle ne continue à proprement parler), en tant que matériau vivant ou fluide vital (comme le sang) de la résistance subliminaire.
Impossible de gloser sur l’endurance sans l’associer à ce facteur premier qu’est, dans ce tableau de l’écriture comme signe de vie, la fatigue. Si l’écriture apparaît dans cette configuration comme une manifestation d’existence et un signe vital si éminents, c’est qu’elle est constamment menacée de s’interrompre. Ce qui peut survenir sous l’effet d’une brutale intervention extérieure – suite à une arrestation, un passage à tabac, une expéditive « évacuation » perpétrée par les séides du régime. Mais il se peut aussi que l’écriture s’interrompe parce que le corps, les organes, les forces de l’écrivant ont déclaré forfait – parce que le moral, tout simplement, a craqué, que la dépression l’a emporté : « Ça avance si lentement [le chapitre sur L’Emile de Rousseau], pas uniquement parce que la cuisine, etc., me prend la moitié de la journée, mais aussi parce que je me fatigue si vite, parce que je ne peux pas tirer grand-chose ni de ma tête ni de mes yeux perpétuellement irrités (…) Je me sens si infiniment déprimé en regard de la situation générale et de mon état de santé. La plupart du temps, je me dis que tout cela restera à jamais non écrit et que pas même mon XVIIIème ne sera terminé » [5].
Si l’écriture est donc signe de vie et si elle revêt un éclat tout particulier comme manifestation vitale, c’est en tant qu’elle actualise la reprise, la relance de la puissance vitale, contre la mort. L’écriture, c’est ici ce qui signifie (ce qui véhicule le message élémentaire) : pas encore mort !, plutôt que simplement : vivant !. En d’autres termes, l’écriture consigne, par son existence même, dans sa sèche matérialité (des lignes ou des signes sur du papier) que la fatigue, la grande fatigue terminale (dont le nom de code est : la mort) ne l’a pas encore emporté.
L’écriture, c’est le blason de la survie entendue au sens de cet état dans lequel la vie se conserve envers et contre tout contre l’envahissante emprise de la mort. Ecrire, soit reprendre le journal là où on l’avait laissé la veille ou quelques jours auparavant, c’est une nouvelle fois défier la fatigue. On n’écrit plus que contre la fatigue, en dépit d’elle et en son écrasante présence. La fatigue est, en continu, d’un bloc, physique et morale, psychique – l’attention qui se disperse, la vue qui baisse, le cœur qui fait des siennes et la somnolence qui monte…
D’où l’image de la flamme : le Journal entendu comme cette flamme vacillante qui, sans cesse, menace de s’éteindre et, en dépit de tout, continue de jeter son fragile éclat au milieu des ténèbres environnantes. L’écriture est l’espace dans lequel se réfugie ce qui reste de la vie. La fatigue devient le régime ou le signe sous lequel s’acharne à se poursuivre le Journal, et plus encore les écrits savants, lesquels requièrent davantage de concentration et de moyens (documentation, références, sources...). L’écriture du Journal est cursive, spontanée, quand bien même elle veille toujours à sa correction ; on imagine même qu’elle puisse être, dans des conditions d’extrême tension psychique, une sorte d’exutoire, de dérivatif – on s’y laisse couler, on s’y détend…
La résistance subliminaire, c’est celle que l’on ne peut se retenir de conduire – par le biais de l’écriture. Son horizon est donc à ce titre davantage la pulsion que le sentiment du devoir (l’action placée sous le signe d’un impératif moral à proprement parler). Il se pourrait donc que le milieu réel de cette résistance invisible soit l’imaginaire. C’est un peu comme l’hypothèse du malin génie trompeur chez le Descartes des Méditations : le persécuté imagine qu’il résiste par et dans l’écriture, mais en fait, il rêve (debout, assis, éveillé, en tout cas). Il rêve qu’il résiste, sa résistance, c’est du somnambulisme. Il est Don Quichotte chargeant les moulins à vent du IIIème Reich... Mais ces moulins ne sont pas imaginaires, eux, hélas... ce qui l’est, c’est la charge du chevalier, du guerrier déchu – il est bien le seul à s’illusionner encore à ce propos : que ses écrits seraient une vraie charge (une action guerrière) contre les nazis…
« Rousseau totalement achevé hier, prêt à l’impression, avec toutes les annotations, les 104 pages vérifiées, corrigées, harmonisées encore une fois. Il peut maintenant être empaqueté et moisir dans un coin. Quelle tristesse, mon meilleur livre et une chose parfaitement inutile, une donquichotterie » [6].
On voit bien alors que la fonction du Journal n’est pas seulement de consignation et d’enregistrement. Il est instance analytique et critique. Don Quichotte s’observe en miroir, se juge, s’auto-ironise, jusqu’à l’autodépréciation la plus sarcastique. Le Journal est un scalpel, la cruauté alliée à la lucidité et retournée contre soi y est au poste de commande. « J’accorderai au tragi-comique un chapitre à part dans ma Vita », ajoute Klemperer quelques jours plus tard, dans le Journal [7].
Le degré non pas zéro mais infime, infinitésimal de la résistance, dans la situation de jour en jour aggravée que connaît Klemperer, c’est le pur et simple maintien en vie – continuer d’exister, envers et contre ce qui vise à nous consumer à petit feu. Mais cette résistance à l’attrition suppose la lutte contre le sentiment du vide. Il ne faut pas se laisser happer par la fatale oisiveté, la déperdition du temps – le revers subjectif de la condition du sujet devenu superflu – reconditionnée par les persécuteurs comme en-trop. Il faut lutter sans relâche pour peupler le temps, ne pas laisser celui-ci s’évider, devenir informe, amorphe. Le sujet se définissant lui-même comme un savant (on dirait plutôt aujourd’hui un chercheur) a donc recours à la plus attendue des tactiques en vue de conjurer cet appel du vide – la fatale oisiveté, l’apathie : travailler, sans relâche, quand bien même les finalités habituelles de cette activité seraient devenues nébuleuses, voire se seraient carrément évanouies. Travailler, dans ce contexte, cela se condense dans un geste, toujours le même – écrire. L’écriture cesse d’être un moyen en vue d’une fin, elle devient à elle-même sa propre fin – elle peuple le temps et bannit l’oisiveté.
Mais le tacticien est lucide, doté qu’il est de cette capacité de dédoublement et d’auto-observation qui, dans le Journal, jamais ne se dément – il sait qu’il s’agit bien là d’un expédient, d’une sorte de conduite magique destinée à produire un pauvre miracle – rester en vie, sans horizon, sans autre but que la survie : « Les choses étant ce qu’elles sont, il est parfaitement superflu de s’interroger sur la valeur intrinsèque de son travail et sur ses possibilités de succès – je doute de l’une un jour sur deux, et des autres chaque jour et à toute heure. Mais, comme je n’ai rien de mieux à faire et que je ne peux pas rester oisif : c’est ce travail-là que je fais – pourvu seulement qu’il m’en reste le temps. Pas un jour sans que mon cœur me rappelle à l’ordre. Mais quel sens cela a-t-il d’attendre la fin, le regard fixe ? Donc, continuer... » [8].
Le pur signe de vie (comme le pouls, le battement de cœur, l’œil qui bouge encore, le battement de cils...), c’est moins l’écriture elle-même (les signes tracés sur le papier) que le geste même de l’écrivant, une action en miniature – j’écris, donc je suis. Le milieu de cette action est à la fois l’instant (j’existe dans l’instant même où je produis le geste d’écrire), dans la continuité des enchaînements que suppose l’écriture (les phrases et les lignes s’enchaînent aux phrases et aux lignes), et dans la reprise (je reprends mes travaux d’écriture après chaque interruption). Bien sûr, en me mettant en prise sur le temps selon ces trois modalités, je ne m’assure aucune maîtrise sur lui – mon existence continue d’être assignée au signe général et terrifiant du temps du désastre, celui-ci me surplombe et peut disposer de moi à chaque instant. Mais du moins ne suis-je plus purement et simplement l’esclave du temps de la terreur, celle qui vise à m’expulser du monde commun et, à terme, du monde des vivants.
Par le biais du travail, c’est-à-dire de l’écriture, je ressaisis le temps, par le petit bout, certes, mais qui sait si cette victoire infime n’en laisse pas espérer d’autres... « s’il me reste encore du temps » ? Klemperer ne met pas en circulation ici la notion de sursis (Sartre, quelques années plus tard...), mais c’est bien de cela qu’il s’agit, dans cette lutte à mort, cette guerre à outrance qui fait rage autour des différentes formes et strates du temps. Le temps vécu agencé autour de l’écriture et du travail qui se poursuit résiste au temps de la terreur, infime espace-autre, comme un fragile camp de maquisards au milieu de la forêt. Ce n’est pas la première fois que l’on remarque que la machine à écrire, en certaines circonstances, peut s’apparenter à une arme. Une arme dérisoire lorsqu’elle se trouve affrontée aux moyens de la terreur, mais une sorte d’arme quand même dont le crépitement va s’apparenter, dans cet imaginaire de la lutte, à celui de la mitrailleuse [9].
La machine à écrire est confisquée (juste avant les appareils photo et les lunettes de théâtre) en octobre 1941. Ici encore, tout se passe dans les règles, en dépit de tous ses efforts, le scribe ne trouve aucune échappatoire. Les lignes consacrées à l’événement dans le Journal disent l’importance cruciale que revêt pour lui cette spoliation [10].
À suivre…
Notes
[1] Ibid. p. 315, 8/12/1936.
[2] Par exemple, du premier : L’Arc-en-ciel (1927), du second Givre et Sang (1925).
[3] Ibid. p. 322, 10/01/1937.
[4] Littéralement : humour de la potence.
[5] Ibid. p. 323-24, 18/01/1937.
[6] Ibid. p. 329, 27/03/1937.
[7] Ibid. p. 334, 15/04/1937.
[8] Ibid. p. 391, 18/04/1938.
[9] Un souvenir personnel : lorsque, dans les années 1970, je m’activais dans le journalisme révolutionnaire, les machines à écrire étaient, à la rédaction, bien partagées et communautaires ; on s’asseyait où l’on trouvait une place pour « taper » son article sur la machine disponible à cet endroit. Souvent maltraitées par des rédacteurs.trices peu experts en typographie, les machines à écrire nous laissaient fréquemment en plan. Je me rappelle avoir, dans ces circonstances, collé un bandeau sur celle que j’utilisais le plus couramment, énonçant cette injonction : « Ta machine à écrire est ton fusil du moment, prends-en soin ! ». Résolument kitsch, mais entièrement conforme aux dispositions du moment.
[10] « (…) Hier, dimanche, Eva venait juste de me couper les cheveux, lettre de la Communauté juive : il faut remettre les machines à écrire lundi et jeudi. Débats animés ici sur la question de savoir si la machine est la propriété d’Eva, dans quelle mesure elle dispose d’une propriété privée, dans quelle mesure nous vivons sous le régime de la séparation ou de la communauté des biens. Je suis allé chez les Reichenbach pour demander un conseil juridique (…) Aujourd’hui, à la Communauté juive, le louche (en français dans le texte) Estreicher m’a dit que, pour la machine, je devais faire une demande écrite, mais qu’elle n’avait guère de chance de passer » (ibid. p. 654, 27/10/1941). Quelques jours plus tard, Klemperer revient dans le journal sur l’affaire de la machine, dans des termes qui disent tout l’importance que revêt à ses yeux sa confiscation : « On est venu chercher la machine à écrire mardi. J’en ai été profondément affecté, elle n’est guère remplaçable. Je vais maintenant terminer le volume II de mon Curriculum au brouillon et à la main (…) puis essayer de louer une machine. J’ai été également offensé de ce qu’Eva se méfie à nouveau de ma capacité à mener une négociation, retournant elle-même à la Communauté pour réclamer la machine comme étant sa propriété personnelle et aryenne » (Ibid. p. 655, 31/10/1941). Enormes enjeux symboliques noués autour de cet objet, au point de susciter des tensions dans le ménage Klemperer…