Dans un régime d’Histoire placé sous le signe de l’affrontement des forces, de la guerre et de la terreur, on voit bien à quel point est illusoire (hors sol) le modèle de résolution du conflit israélo-palestinien compulsivement présenté et re-présenté par les puissances occidentales et répétitivement balayé par la puissance du réel – le modèle d’Oslo, celui d’une table-ronde parrainée par les grandes puissances à l’occasion de laquelle les ennemis d’hier seraient conduits à conclure un accord global, « historique », rendu possible par des concessions effectuées par les deux parties. Ce modèle plus ou moins habermassien est une sinistre farce, et ce n’est pas pour rien que, dernièrement, il s’est vu remplacé, sous Trump, par celui d’une solution magique concoctée à Washington, en collusion avec les dirigeants israéliens et abondée par les pétrodollars gracieusement mis à disposition par les émirats – tout ceci dans ou sur le dos des Palestiniens, et avec le succès que l’on a vu.
La vérité est que des négociations ne peuvent, dans un tel contexte où n’existe aucune base pour que s’établisse une confiance mutuelle (et pour cause, les Palestiniens savent d’expérience que les Israéliens n’ont jamais été des négociateurs loyaux), qu’en conséquence et sur la base de changements des rapports de force ; ce à quoi s’activent des organisations comme le Hamas ou comme le Hezbollah – la raison pour laquelle les puissances occidentales les désignent comme terroristes. La condition pour que des négociations s’engagent est que la puissance israélienne ne puisse plus continuer sur sa ligne de force actuelle – conquête de la Cisjordanie et ghettoïsation de Gaza, en premier lieu.
Deux perspectives d’avenir se dessinent, radicalement opposées, en tant qu’elles actualisent le régime d’histoire réel sous lequel se trouve placé ce qui, ici, se désigne de manière plus appropriée comme différend que comme conflit : soit, la conjoncture mondiale aidant, les rapports de force actuels se maintiennent, la colonisation de la Cisjordanie se poursuit en vue de son annexion, Israël assure sa sécurité aux frontières, le Hamas et le Hezbollah sont tenus en lisière, éventuellement vaincus et brisés dans des épreuves de force localisées, la normalisation de ses relations avec les régimes arabes se poursuit et, en conséquence, le processus de réduction, de diminution, de marginalisation des Palestiniens atteint son point de bascule – ils deviennent, comme on l’a dit parfois, des « Indiens », l’opération récemment conduite par le Hamas aura été leur bataille de Little Big Horn, avant leur réduction à l’état de « tribus » enfermées dans des réserves et d’une diaspora dispersée aux quatre coins du monde.
Cette issue au conflit est parfaitement envisageable – mais il faut l’appeler par son nom : l’assassinat d’un peuple, tant dans sa condition historique que dans sa composition collective, comme ethnos et substance collective vivante. Ce serait alors le destin génocidaire de l’espèce blanche comme engeance colonisatrice, conquérante et exterminatrice des peuples autres qui se parachèverait ainsi – et, ironie amère de la chose, au temps de la total-démocratie.
L’autre option est que, les rapports de force ayant changé, le bloc formé par les démocratie occidentales autour d’Israël s’étant fissuré, d’autres puissances ayant fait entendre une autre musique (Turquie, Russie, Chine – pas l’Inde qui est, avec Modi, sur le même trip ethnocratique qu’Israël), la puissance militaire des ennemis déclarés établis aux frontières s’étant renforcée, l’agitation en Cisjordanie étant devenue incontrôlable, l’instabilité gouvernementale en Israël même ayant atteint son point critique (etc.), un nouveau paysage se soit dessiné dont le trait premier, classique, serait : les choses ne peuvent plus continuer comme avant.
Mais dans cette hypothèse, une chose reste constante : pour que le différend puisse avoir un chance, un jour, de s’effacer sur le sable de l’Histoire de la région, il faut que, préalablement l’hypothèque sioniste soit levée – ce ne sont pas les bricolages étatiques qui y ramèneront la paix, c’est l’égalité. La « réparation » de la catastrophe, la Shoah, sous la forme de la création d’un Etat juif n’a rien réparé du tout et a au contraire suscité l’apparition d’une nouvelle spirale désastreuse.
S’il faut qu’un Etat prenne le relais de l’Etat sioniste, il conviendrait que celui-ci, si l’on veut en finir avec cette spirale, soit radicalement désethnicisé, dénationalisé, un Etat des gens qui vivent sur l’espace de la Palestine historique [1]. Et que ceux qui n’en veulent pas aillent se faire voir ailleurs et fassent leur alya à l’envers – une conséquence logique et inéluctable du changement de règle du jeu et non pas ce cauchemar perpétuellement agité par la propagande sioniste – les juifs israéliens « jetés à la mer ». [2]
Comme l’Histoire demeure, envers et contre tout, ouverte, cette perspective ne peut être exclue – mais, sous le régime d’Histoire que nous avons en partage aujourd’hui, il est infiniment peu probable qu’elle se réalise pacifiquement – il y aura des affrontements, des commotions, des crises majeures, des horreurs – c’est en ce sens que l’on pourrait dire, si le terme n’était pas aussi galvaudé, que ce régime est celui d’une Histoire terroriste. Ce qui n’est pas sans rappeler certains passages des cours de Hegel sur la philosophie de l’Histoire dans lesquels il compare celle-ci à un étal de boucher [3]. Sa ligne d’horizon est celle de son époque, avec les figures proéminentes de la Révolution française (incluant la Terreur), des campagnes napoléoniennes et, conséquemment de l’Europe toute entière transformée en creuset où bouillonne le métal en fusion de la nouvelle Histoire des peuples.
La nôtre est toute différente, encore qu’il y soit question d’Empire aussi – ce dont l’affrontement inexpiable en cours en Israël/Palestine est le microcosme est bien la lutte à mort entre un Empire (et son hégémonie mortifère) et les forces de vie qui se dressent contre lui. Il n’est pas besoin de se sentir en affinité ou empathie particulière avec l’idéologie et les pratiques de partis et factions armées comme le Hamas et le Hezbollah pour se plier à l’évidence qu’ils sont, en acte et sur le terrain miné où ils s’activent contre le bastion avancé de l’hégémonie occidentale blanche en terre arabe et musulmane, ceux par qui l’étau peut être desserré et par l’action desquels l’Histoire de la région peut sortir de la spirale de la répétition et de l’aggravation.
Mais s’il nous est difficile de nous identifier à eux, comme le faisait la génération de 1968 aux mouvements d’émancipation en cours en Amérique latine, c’est que nous n’appartenons pas au même monde qu’eux et que nous sommes sans cesse repris par la tentation de les juger à l’aune de nos propres systèmes de représentation, de nos propres références culturelles, de notre appareillage normatif et, plus généralement, de notre propre établissement dans le monde. Mais pourquoi faudrait-il qu’ils nous ressemblent ? Tout le blabla qui nous est servi à la louche par la presse mainstream à propos de la haine infinie qui serait le seul mobile de l’action du Hamas, intrinsèquement nihiliste, ayant signé un pacte avec la mort, toute cette métaphysique tiédasse qui se déverse dans les colonnes du Monde, c’est de l’othering ordinaire, le sport préféré de la classe moyenne blanche. C’est le bon usage autarcique identitaire, embarqué dans la guerre des civilisations, de la philosophie morale [4].
La haine existe, c’est vrai, mais dans les deux camps. La différence est que, dans un cas, elle est nourrie par le préjugé du plus fort, du colon, du conquérant qui se voit en maître et supérieur naturel du colonisé, et dans l’autre, elle est le retour de bâton du mépris. Le prix du mépris que paie l’oppresseur lorsque l’opprimé se redresse et s’empare du premier moyen de se venger qu’il trouve à portée de main.
Il y a aujourd’hui moins que jamais matière à imaginer que les Etats occidentaux, les puissances hégémonistes de l’Occident global incarnent quelque principe de raison que ce soit dans l’Histoire présente. Or, tous les stratèges en chambre qui, sous nos latitudes, s’essaient à imaginer une issue à l’interminable conflit israélo-palestinien placent celle-ci tout naturellement sous le signe d’un patronage (pilotage) des indispensables négociations par les puissances occidentales, éventuellement épaulées par certains Etats arabes – comme si ces puissances détenaient tout naturellement, en matière de diplomatie internationale, le ministère de la Sagesse – le bon vieux modèle des Accords d’Oslo (on a vu le résultat) ou bien encore, en ex-Yougoslavie, des Accords de Dayton.
Deux remarques à ce propos. Aujourd’hui, les dirigeants des puissances occidentales sont moins que jamais en capacité de produire des calculs rationnels d’intérêt à moyen ou long terme, incapables de se projeter dans l’avenir – pour cela, il faut une vista, des projets à long terme, des doctrines, des principes – toutes choses qu’ils ont, de longue date, perdues. Ils sont en pilotage automatique, l’encéphalogramme de leur politique internationale est plat, peuplé exclusivement d’atavismes et d’improvisations hâtives. Ils sont une pauvre caricature de l’ange de l’Histoire de Benjamin – hébétés, emportés par le vent des forces obscures qui soufflent dans leur dos [5].
Ce qui se dévoile en pleine lumière dès qu’il leur faut faire face à une situation de crise, comme actuellement en Israël/Palestine – ce ne sont alors que gestes d’automates, mouvements de somnambules – une politique spectrale et spasmodique consistant à se mettre en rang fébrilement derrière Netanyahou, à ajouter le pire au pire. Le gâtisme avéré de Biden donne le ton [6]. Quant à Macron, lorsque les journaux nous annoncent qu’il s’apprête, un peu tard, mais quand même, à « recentrer » la politique française, concernant le conflit israélo-palestinien, il s’en va fraterniser avec Netanyahou et se faire à Jérusalem le promoteur d’une coalition internationale en vue de combattre le Hamas à l’égal de l’Etat islamique. Beau recentrement ! Ces gens-là ne savent pas ce qu’ils font, littéralement parlant, si ce n’est poursuivre leur marche en avant vers l’abîme, en pourvoyeurs du désastre qu’ils sont.
Par conséquent, ce n’est pas d’un énième arbitrage du conflit par les puissances occidentales que les peuples engagés dans le conflit ont besoin, mais au contraire d’un retrait, d’un désengagement massif de ces acteurs – à commencer par les Etats-Unis, mais aussi bien, les Etats de l’Union européenne dont on a vu, à quel point, avec leur parti pris outrancier en faveur d’Israël, ils ont pu jouer un rôle plus que négatif – celui d’un facteur d’aggravation du conflit (la visite précipitée sans mandat d’Ursula von der Leyen en Israël, posant, affublée d’un gilet pare-balles, en compagnie de militaires israéliens).
Une retombée des tensions en Israël-Palestine passe par l’éloignement, la mise à l’écart des Etats-Unis et des puissances européennes qui, par leurs interférences (à commencer par les livraisons d’armes à flot continu à Israël) ne cessent de jeter de l’huile sur le feu et de prendre toute leur part à la perpétuation de l’oppression des Palestiniens. L’Etat d’Israël est à la fois, dans la région, le proxy exemplaire de l’Occident, mais, réciproquement, l’agent de l’aggravation perpétuelle de l’engagement de l’Occident global dans la guerre des mondes. C’est une spirale.
La politique (pro)-israélienne de pays comme les Etats-Unis, l’Allemagne, la France... est un facteur de dégradation perpétuelle de la politique intérieure, elle contribue à la dégradation du débat politique, avec les chantages désormais rituels à l’antisémitisme dès que s’engage un débat où Israël est sur la sellette, avec la montée d’une nouvelle forme de maccarthysme à l’occasion d’une crise comme celle que nous traversons actuellement, les menaces, les interdictions, les excommunications sur fond de torsion du réel à coup de storytelling asséné à coups de marteau.
Israël est une sorte de test projectif pour toutes les démocraties occidentales. Aux Etats-Unis, c’est le point de fuite et le refuge au Moyen-Orient de l’ethnocratie blanche devenue imprésentable dans les frontières du pays ; en France, l’israélophilie sans limites des élites régnantes, c’est le voile jeté sur le régime de Vichy, la collaboration, l’abandon des Juifs pendant la Seconde guerre mondiale.
En Allemagne, ce n’est pas seulement ni sans doute même principalement (comme on le répète à l’envi), le souvenir tenace du crime, avec le sentiment de culpabilité qui s’y associe qui sont les ressorts du soutien indéfectible de l’Etat et d’une partie importante de la population à la cause d’Israël ; c’est aussi sans doute que cette partie-là, la partie nostalgique de l’Allemagne est fascinée par l’hybris des dirigeants israéliens, leur culte de la force, leur appétit de conquête, leur supémacisme décomplexé, avec le culte de la race supérieure qui va avec, le côté Israël siegt an allen Fronten, Israël toujours vainqueur et sur tous les fronts, et qui, bien sûr, éveille des affinités tant inavouables que persistantes. Israël réalise ce que cette Allemagne-là a durablement perdu, pour les raisons que chacun sait, ce qui, en raison de son passé criminel, lui est interdit et pour quoi elle a cependant eu, depuis Bismarck, tant d’appétence – Deutschland, Deutschland über alles et, à la fin du match, c’est toujours l’Allemagne qui gagne…
On insiste toujours sur le fait qu’Israël est l’enfant chéri, le proxy préféré, le protégé intouchable des Etats-Unis et aussi, du point de vue de sa formation, le clone, le double de cette Amérique-là – mais du coup, on n’est pas suffisamment attentif à la trouble relation qui unit Israël à l’Allemagne du XXème siècle – et sur quoi, tout à coup, le déplacement de la cheffe de l’Union européenne, toutes affaires cessantes, jette un coup de projecteur, comment dire – éclairant. Si Israël et l’Allemagne sont aujourd’hui comme hier comme les doigts de la main, ce n’est en premier lieu du fait de l’écrasante deutsche Schuld, la culpabilité allemande, c’est surtout en raison d’affinités plus profondes [7].
Ce n’est pas pour rien que plus les dirigeants israéliens se comportent en conquérants décomplexés, plus ils font étalage de leur racisme anti-arabe et du mépris dans lequel ils tiennent les Palestiniens, plus les dirigeants allemands, quelle que soit leur couleur politique tiennent à faire étalage des liens indéfectibles qui les unissent à ces énergumènes. Ce qui ne peut assurément que les fasciner, c’est l’expertise avec laquelle la caste dirigeante israélienne a toujours su gérer sa réserve victimaire et la transformer en réserve immunitaire – la mémoire d’Auschwitz comme pare-feu contre toutes les critiques et les incriminations à propos des violences et spoliations infligées aux Palestiniens. S’ils sont intouchables, c’est qu’ils campent dans les « frontières d’Auschwitz ».
La trajectoire du nazisme, des origines au lendemain de la Première guerre mondiale à l’effondrement en 1945 est celle d’un victimisme qui tourne mal, si mal qu’au fil de ses exactions, la victime proclamée (l’Allemagne poignardée dans le dos, crucifiée par les Alliés à Versailles – Mein Kampf comme traité de l’art de se poser en victime...) se transforme, et pour cause, aux yeux du monde en bourreau des peuples, en Etat et nation criminelle, en machine exterminatrice. Le victimisme hitlérien a fait long feu, pire, assimilé à la paranoïa du Führer, il est devenu le tombeau du nazisme.
Par contraste, l’Etat d’Israël, conçu comme Etat-réparation dû aux victimes de la Shoah a su prospérer exemplairement sur la mise en valeur, mise en récit de cet héritage et en faire un moyen inusable de légitimation, davantage, de source d’un droit de s’émanciper et s’excepter du droit commun, dans sa relation avec les Palestiniens, en tout premier lieu. Lorsqu’ils entreprennent de détruire Gaza par des bombardements massifs éventuellement suivis par une invasion terrestre, c’est dans l’intention délibérée d’y mettre en œuvre une nouvelle Nakba.
A ce crime contre l’humanité doublé d’une intention délibérément génocidaire, les puissances occidentales ne répliquent pas en en appelant à la Justice internationale mais en envoyant à Gaza quelques camions de ravitaillement humanitaire. On ne saurait donc imaginer réussite plus durable et plus complexe en matière de gestion de la réserve victimaire que celle que pratiquent, en toutes circonstances et particulièrement dans celles où ils sont irrécusablement établis dans la position du bourreau et du criminel, les dirigeants israéliens, sous tous leurs gouvernements successifs. Plus ils sont infréquentables, plus ils sont libres de leurs mouvements, plus leur impunité est assurée.
C’est cela aussi qu’admirent assurément toute cette partie de l’Allemagne qui aimerait tant rayonner parmi les peuples et que ronge encore l’amertume et la frustration d’avoir à porter le fardeau du désastre obscur auquel a conduit la folie des grandeurs des dirigeants du IIIème Reich. La trouble complexité des rapports entre L’Allemagne et Israël s’agence, en vérité autour de la question de la dette. Une dette peut en cacher une autre : bien sûr, la dette contractée par les Allemands, Etat, peuple, nation, à l’endroit du monde juif est infinie – ce qui ne fait pas des Allemands un peuple intrinsèquement coupable pour autant, bien sûr.
Cette dette, l’Etat allemand passé dans le camp de la démocratie occidentale a entrepris de s’en acquitter, sous Adenauer, sur un mode principalement étatique, en payant des réparations à l’Etat d’Israël et en apportant à celui-ci un soutien indéfectible. Mais ce mode de réparation créé à son tour de la dette. Les Israéliens sont redevables à l’Allemagne de ce soutien inconditionnel, même quand ils commettent les pires crimes et violations du droit international. Et puis, d’une manière plus trouble encore, plus la mémoire de la Shoah se trouve réduite, en Israël et dans la diaspora juive qui en assure la promotion et en défend la réputation, dans le monde entier, à la condition d’article promotionnel du suprémacisme israélien, de sauf-conduit autorisant tous les excès, plus le crime « incomparable » commis par les nazis en vient à être perçu comme le munus [8] ou l’objet transitionnel en l’absence duquel les dirigeants israéliens se seraient retrouvés, depuis belle lurette, sur les bancs d’une juridiction internationale, comme les génocidaires rwandais, comme Milosevic et quelques autres criminels d’Etat du même calibre [9].
Une dette en cache une autre ou, si l’on préfère, la dette, ça circule dans les deux sens. Il existe un étrange et obscur pacte mémoriel entre les descendants des « perpétrateurs » nazis et les héritiers autoproclamés des victimes de la Shoah. Ce pacte n’est pas fondé sur la piété et le respect à l’égard des victimes mais sur l’utilité. La mémoire du désastre et du crime est devenue pour les uns et les autres un instrument de légitimation – l’Allemagne démocratique, en apportant un soutien indéfectible à Israël, exhibe son impeccable moralité, achève de se normaliser et Israël, en s’établissant dans le rôle d’exécuteur testamentaire des victimes se dote d’une inépuisable réserve de légitimité lui permettant de s’affranchir de toutes les règles du droit international.
Mais ce que masquent ces sombres transactions est distinct : ce que réveille et poursuit, répète le suprémacisme israélien, la quête du « Grand Israël », la conquête en cours de la Cisjordanie et l’apartheid que subissent les Palestiniens, c’est l’immémorial de l’Histoire de l’Occident blanc : la colonisation, l’expansionnisme, le pillage et l’asservissement des autres mondes humains. C’est le Drang nach Osten nazi aussi.
Dans son Journal, Victor Klemperer revient à plusieurs reprises sur ce motif : les nazis prétendent qu’ils accomplissent le destin de l’Allemagne et l’incarnent dans toute sa grandeur [10]. Mais c’est exactement le contraire qui est vrai : les vrais Allemands, c’est nous, dit-il, ceux qu’ils persécutent, juifs ou non. Les nazis sont l’anti-Allemagne, les agents de sa destruction. Ce raisonnement s’applique parfaitement aux gouvernants israéliens : ils tirent des traites sur les persécutions du peuple juif, mais tout en étant devenus des persécuteurs eux-mêmes [11].
Ils sont devenus étrangers à toute tradition juive, ils n’en finissent plus d’imiter les persécuteurs des Juifs. Les vrais Juifs sont ceux qui, en Israël et ailleurs, dénoncent leurs présomptions conquérantes et leur culte de la force, leur obscurantisme ethniciste. Ils n’incarnent en aucune manière le destin du peuple juif, ils sont les visages d’une imposture, d’un détournement et d’une fiction : Israël, Etat des Juifs, incarnation et mandataire des Juifs du monde entier. Les gens qui dirigent l’Etat d’Israël aujourd’hui, c’est quand même avant tout de la voyoucratie new-yorkaise ou russe, augmentée des ultras de la colonisation qui sont, eux, de purs fascistes, le tout ayant prospéré sur les décombres du sionisme des fondateurs, le « travaillisme » à l’israélienne auquel on doit la mise en place du système d’apartheid et les premières étapes de la colonisation. De manière toujours plus évidente, Israël est, bien davantage que l’incarnation d’un hypothétique « peuple juif », un bunker de l’Occident solidement implanté au cœur du Moyen-Orient arabo-musulman.
Ce qui, à l’échelle globale contribue grandement à rendre l’avenir proche imprévisible, c’est notamment la déliquescence des formes politiques institutionnelles dans les grandes démocraties occidentales – le poisson pourrit par la tête et l’affaire du Capitole, à la fin du mandat de Trump, annonce la couleur.
Mais c’est un phénomène qui tend à se généraliser : en Europe, les néo-fascistes donnent le ton, arrivent aux affaires et tous les partis conservateurs sont entraînés dans leur sillage, emportés par la surenchère anti-immigrés et les envolées sécuritaires. Le spectre de la transformation des crises de régimes, devenues structurelles, le cours « normal » des choses, dans les démocraties occidentales, en effondrement systémique prend de la consistance. La vieille formule de Lénine retrouve des couleurs : la révolution est à l’ordre du jour quand ceux qui sont aux affaires, qui tiennent l’Etat ne peuvent plus gouverner comme avant.
Mais ce qu’en dit Lénine, c’est le scénario optimiste de l’histoire – celui de la Révolution d’Octobre. Dans la configuration présente, l’actualité de l’effondrement de la puissance a pour ligne d’horizon la guerre des mondes davantage que la révolution. Chaque partie en présence spécule sur un empêchement majeur, une méga-crise, une combinaison de facteurs de perturbations et de déséquilibres qui mettent l’adversaire hors-jeu et permette donc à la puissance qui s’y oppose de faire l’économie de l’affrontement. C’est le modèle de l’effondrement de l’URSS devenu un grand paradigme dans le présent. Selon ce modèle, celui qui l’emporte, dans la guerre des mondes, ce n’est pas tant « le plus fort » que celui qui aura vu son adversaire s’effondrer avant lui. Ce n’est pas le plus fort qui gagne, c’est le moins vermoulu, celui qui aura su retarder plus longtemps que l’autre l’effondrement final.
Chacune des forces en puissance campe sur ses positions, guettant les signes annonciateurs de l’effondrement de la puissance, du régime adverse. Une partie substantielle des études spécialisées sur la Chine, en Occident, est vouée à cet exercice, souvent proche de la magie noire, comme l’étaient la soviétologie et la kremlinologie à la Carrère d’Encausse dans les années 1980. Cette approche des conflits s’applique également au Proche-Orient où elle démontre son indigence : on attend, dans les chancelleries occidentales, davantage de l’effondrement, sans cesse annoncé, sans cesse démenti, du régime iranien – plutôt que réfléchir aux conditions d’une issue équitable au conflit israélo-palestinien : plus de régime de mollahs, plus de soutien logistique accordé au Hamas privé de son grand arrière – et voici le problème palestinien résolu !
On voit donc bien où conduisent ces projections des puissances occidentales de ce qu’elles connaissent de leurs propres faiblesses [12] sur l’adversaire : ce qui remplace désormais la diplomatie, la négociation (avec un adversaire dont on suppose qu’il est durablement installé dans ses positions et son statut), c’est le guet, l’attention maniaque portée aux signes supposés précurseurs de son effondrement. C’est sur ce type de dispositions, ajoutées à la paranoïa portant à prêter à l’ennemi les pires intentions possibles, que prospère la guerre des mondes. On voit donc bien qu’au Moyen-Orient comme ailleurs, pour que se dessine une sortie de l’impasse, il faudrait que changent radicalement les termes de la conversation. Ce à quoi, par définition, les dirigeants des pays occidentaux, et les élites qui les entourent, ne sont pas accessibles – enfermés à triple tour qu’ils sont, et comme jamais, dans leur forteresse (mentale) identitaire.
Notes
[1] Il existe tout un crétinisme étatique, comme il existe un crétinisme nationaliste et un crétinisme parlementaire. Que celui-ci continue à fixer les conditions de toute discussion sur l’avenir des relations israélo-palestinennes est d’autant plus curieux que nous avons sous les yeux le résultat cataclysmique de l’étatisation-nationalisation forcenée du destin du peuple juif et, plus généralement, deux siècles désastreux au cours desquels la vie des peuples a été asservie au destin de l’Etat-nation. Le différend israélo-palestinien est l’occasion rêvée de changer ici les termes de la conversation et de penser le destin des peuples sous d’autres conditions. La « solution », s’il en est une, est moins la création d’un Etat bi-national (plutôt que deux Etats se regardant en chiens de faïence), que celle d’un Etat (puisqu’il en faut un…) des gens, tous les gens qui y vivent, quelle que soit leur provenance, un Etat aussi radicalement désethnicisé et dénationalisé que possible.
[2] Sur le sol de l’abusivement nommé Etat juif vit toute une mosaïque de populations, des Juifs de toutes provenances et origines qu’autant de choses séparent que d’autres les rassemblent, des Juifs noirs originaires d’Ethiopie, des Juifs yéménites victimes de discriminations à cause de leur apparence, de vrais et de faux Juifs ex-soviétiques, des Arabes musulmans et chrétiens, des Bédouins, des Druzes, des subalternes venus de Thaïlande ou d’autres pays d’Asie, des migrants africains échoués en Israël, etc. L’hétérogénéité de cette composition est propice à l’établissement d’un Etat formé de citoyens avant tout, d’égaux et non pas de supposés semblables définis par leur condition ethnique, leur culture ou leur religion.
[3] Hegel : La Raison dans l’Histoire (1837, posthume. Le livre de poche, 1996).
[4] Le consensus anti-Hamas (terroriste, obscurantiste) qui s’étend en France d’une certaine gauche anticoloniale aux néo-fascistes vérifie le principe désormais solidement établi : en politique hexagonale, les différences partidaires ou idéologiques sont toujours susceptibles de s’effacer lorsqu’est en question la couleur des idées. Ce qui rend possible le consensus anti-Hamas, c’est qu’il s’agit d’un consensus blanc.
[5] Un jour Macron s’en va assurer Netanyahou de l’entière solidarité de la France avec Israël et le lendemain il annonce à coups de trompes l’envoi d’un navire-hôpital français à Gaza, histoire de soigner les habitants de l’enclave bombardés sans merci par l’aviation israélienne – difficile de faire mieux en matière de schizophrénie politique.
[6] Mais, tout comme l’hybris ubuesque de Trump, le gâtisme de Biden est avant tout un symptôme de la décomposition de l’appareil de direction de l’Etat et, plus généralement, du système hégémoniste états-uniens. Les manières d’Arturo Ui de l’un et la somnolence perpétuelle de l’autre ont une valeur diagnostique. Elles nous disent : voilà où en sont les élites dirigeantes des Etats-Unis aujourd’hui.
[7] Karl Jaspers : La culpabilité allemande (Die deutsche Schuldfrage, 1946), traduit de l’allemand par Jeanne Hersch, Editions de Minuit, 1990. Avec une préface de Pierre Vidal-Naquet.
[8] Le tribut : dans la relation perverse qui s’est établie entre Allemands et Israéliens (Cf. les photos de la Porte de Brandebourg illuminée aux couleurs d’Israël, après l’opération du Hamas), chacun paie tribut à l’autre, chacun est exposé à l’autre. Ce qui est tout autre chose que la version classique des Allemands qui paient leur dette infinie.
[9] On se rappellera utilement ici que la majorité et sans doute la grande majorité des Israéliens d’aujourd’hui, définis comme juifs, n’entretient que des rapports fort relâchés, voire pas de rapports du tout avec la Shoah, comme événement historique, désastre, héritage mémoriel.
[10] C’est tout le sens du travail d’observation qu’il effectue silencieusement, douze années durant, de la contamination des masses allemandes par la Lingua Tertii Imperii. Contre les ravages exercés par ce jargon, c’est lui qui est, comme linguiste allemand et juif persécuté, le gardien de la langue. LTI, la langue du Troisième Reich, Agora, 2003 (1947).
[11] Victor Klemperer, dans son journal, évoque les parentés du sionisme et du nazisme dans des termes que nul ne saurait sans risque énoncer en son nom propre aujourd’hui : « Pour moi, les sionistes qui prétendent renouer avec l’Etat juif de l’an 70 p. C. (destruction de Jérusalem par Titus) sont tout aussi écœurants que les nazis. Avec leur manie de fouiner dans les liens du sang, leurs ’vieilles racines culturelles’, leur désir mi-hypocrite, mi-borné de revenir aux origines du monde, ils sont tout à fait semblables aux nazis. La blague selon laquelle on aurait construit à Haïfa un monument à Hitler portant cette inscription ’A notre Herführer’ est en vérité d’une pertinence profonde et bien peu plaisante. Car en pensée aussi, il est leur Heerführer… » (jeu de mots sur « Her’ et « Heer » - « celui qui nous a conduits ici » et « le guide de nos armées »), 13 juin 1934.
[12] Ce qu’elles en connaissent repose sur un principe simple et massif : ce que la puissance pouvait encore faire hier, elle ne le peut plus aujourd’hui ; ce qu’elle peut encore faire aujourd’hui, elle ne le pourra plus demain. Exemple : l’armée française dans le Sahel, la déroute de l’opération Barkane et les dominos qui tombent à la suite, au Mali, au Niger, au Burkina Faso…