Que m’est-il permis de savoir ? – Klemperer et la « Solution finale » (1/3)
Dans l’un des premiers chapitres de LTI, intitulé « Extraits du journal de la première année », Klemperer écrit : « Je crois que, à l’avenir, où que l’on prononce le mot « camp de concentration », on pensera à l’Allemagne hitlérienne et seulement à l’Allemagne hitlérienne » [1].
Curieusement, je ne trouve pas trace de cette phrase dans le Journal de l’année 1933 [2]. Elle n’en indique pas moins que, dans l’examen constant auquel Klemperer soumet le nouveau régime (au jour le jour), l’objet « camp » – avec tout ce qui s’y associe – est d’emblée identifié comme occupant une position de première importance ; et doté, de surcroît, d’une forte charge symbolique. L’Allemagne hitlérienne, c’est les camps.
La seconde partie de la phrase « on pensera à l’Allemagne hitlérienne et seulement à l’Allemagne hitlérienne » peut être entendue de différentes façons ; soit : les camps sont une invention des nazis et ils demeureront leur prérogative exclusive – ce qui est doublement faux (il y a eu des précédents, notamment en Afrique du Sud, pendant la guerre des Boers et c’était alors les Anglais qui y étaient à l’œuvre ; à la même époque qu’apparaissaient les camps nazis, le Goulag prospérait en Union soviétique) et, pour le reste, les camps, loin de disparaître après l’effondrement du régime nazi, ont continué d’exister, d’essaimer, bien au-delà des frontières de l’Europe.
Mais peut-être faut-il entendre la prédiction ici formulée par Klemperer dans un sens différent : les camps nazis font époque, l’association du régime nazi aux camps est ce qui fera date dans les temps futurs. Où qu’apparaissent des camps, ce phénomène sera associé au souvenir des horreurs nazies. Si tel est bien le pronostic (ou pourrait presque dire la prophétie) énoncé par Klemperer, on ne saurait, a posteriori et près d’un siècle après qu’il eut été formulé, que s’y rallier. C’est qu’au-delà même du monde européen, occidental, cette mise en équivalence, cette image, se sont imposées – le camp nazi est devenu la mesure étalon de l’horreur concentrationnaire.
Ensuite, jusqu’en 1941, le motif du camp est pratiquement absent du Journal. Lorsque Klemperer évoque l’assassinat par les nazis d’Erich Mühsam, poète anarchiste juif et figure éminente de la Commune de Munich en 1919, il cite un journal, mentionnant que celui-ci, « en détention préventive », a été retrouvé pendu dans sa cellule – mais sans mentionner le lieu du crime : le camp de concentration d’Oranienburg – le camp est éludé [3] tant par le journal que par le diariste qui s’y réfère. Dans les années qui précèdent la guerre, lorsque Klemperer évoque le régime de terreur qu’impose le régime nazi, ce sont davantage les arrestations, les pogroms [4], les stérilisations forcées (dès 1935), les violences perpétrées par la Gestapo que les camps à proprement parler qui lui viennent à l’esprit.
Tout se passe comme si une crainte superstitieuse le retenait de les mentionner explicitement – ceci dans des années où le nombre de détenus dans les camps, communistes, socialistes, pacifistes, opposants de tout poil (sans oublier les droits-communs) se compte par dizaines de milliers. Lorsque, en mai 1940, Klemperer s’alarme d’un « questionnaire de réquisition » adressé à tous les Juifs de seize à soixante ans, ce n’est encore que le « Service du travail » qui en est la ligne d’horizon – ce qui ne l’empêche pas d’anticiper dans les tons les plus pessimistes sur la suite : « Si on m’envoie manier la pelle, c’est ma mort par arrêt cardiaque » [5].
Lorsqu’il purge une peine de prison de huit jours (dans une prison ordinaire, pas dans les locaux de la Gestapo), en 1941, il ne voit rien au-delà de la détention, de l’objet prison : « Je ne voudrais être vu dans cette humiliation par personne de ma connaissance. Moi, le professeur, membre du conseil de l’université, le commissaire d’Etat, cité dans le Brockhaus » [6]. Quand, en conclusion du récit de cette épreuve, il écrit les lignes suivantes, c’est encore et toujours la prison et non pas le camp qui constitue le dispositif punitif et répressif qui demeure l’horizon de sa réflexion : « Comment comparer ces choses avec ce que des milliers d’hommes et de femmes endurent aujourd’hui dans les prisons allemandes ? Le quotidien de la captivité, rien de plus ; un peu d’ennui, rien de plus. Et pourtant, je sens que cela a été pour moi l’un des pires tourments de ma vie » [7].
Tout se passe ici comme si l’objet « camp » ne parvenait pas à se former et trouver sa place dans la réflexion de Klemperer sur la terreur nazie, au présent. Il en est tout proche, pourtant, lorsqu’il évoque ces milliers de personnes qui endurent des tourments infiniment plus éprouvants que ceux qu’il a connus au cours de son bref séjour en prison (il relèvera plus tard qu’il a été mieux nourri durant ces jours de réclusion qu’à la maison, en ces temps de pénurie et de privations, imposées tout particulièrement aux Juifs). Tout se passe comme si le nom du camp demeurait imprononçable – mais ici, cela veut bien dire que quelque chose résiste obstinément à la formation (à l’intuition) de l’idée même (de la notion ou du concept) de camp.
C’est au point qu’on en vient à se demander si la « petite phrase » sur l’association du camp à la mémoire du nazisme n’a pas été ajoutée après coup, dans le LTI, au « Journal de la première année », comme pour compenser ce trou, cette absence criante – une opération classique de suture.
Ce qui, pendant les années de guerre, va progressivement prendre forme et consistance dans le Journal, ce sont moins les camps (aussi bien les camps de concentration que les camps d’extermination, aussi bien les camps situés en Allemagne que dans les territoires occupés par la Wehrmacht, les camps comme le cœur de la terreur nazie) que toutes les dispositions et les pratiques tendant vers les exterminations, destinées à mettre celles-ci en œuvre. Le motif des exterminations fait son apparition dans le Journal en août 1941 : « Frau Paul [une voisine] raconte, désespérée, que sa mère, quatre-vingt-neuf ans, donne des signes de démence sénile. ’Je ne peux pas la mettre dans un hôpital, on va la tuer’. On parle maintenant un peu partout de liquidation des malades mentaux dans les asiles d’aliénés » [8].
Ce « on parle maintenant un peu partout » est précieux. Ce qui porte à la connaissance des gens la mise en œuvre des exterminations – ici les malades mentaux (ou supposés tels) en prélude aux exterminations raciales –, c’est la rumeur publique, les moyens d’information courants étant entièrement aux mains de la propagande nazie. C’est sous ce régime de la rumeur, dans la suite du Journal et jusqu’à la chute du IIIème Reich, que seront placées les informations concernant le débouché ultime des persécutions que sont les exterminations. Or, comme dans le cas qui vient d’être évoqué, il apparaît que la rumeur, dans l’ensemble, dit vrai, qu’elle saisit l’essentiel.
D’autre part, le fait qu’elle circule parmi l’ensemble du corps social et ne connaît, par définition, pas de frontières, qu’elle s’infiltre partout, qu’elle est insaisissable et impossible à arrêter – ce trait propre à la rumeur ruine absolument la thèse absolutoire, forgée dans l’Allemagne de l’après-guerre : on ne savait pas, on n’était pas au courant. « On parle un peu partout » – c’est l’inverse et l’opposé du secret jalousement gardé, de l’interdit que nul n’oserait évoquer, terrorisé par les conséquences prévisibles d’une telle transgression. Au contraire : on ne parle que de ça, et on le fait « un peu partout » – au travail, en famille, dans les queues, entre amis, etc.
Il n’y a pas de grand secret qui pèse sur les exterminations en cours. C’est selon cette modalité générale de la circulation de la rumeur que Klemperer (alors même qu’il se tient, dans la société allemande d’alors, dans la position la plus défavorable et la plus excentrée qui soit), parvient, dans le Journal, à dessiner un tableau dans l’ensemble réaliste (quoique forcément fragmentaire et incomplet) de la mise en œuvre des exterminations ; qu’il parvient, ce qui est l’essentiel, à en prendre la mesure – quand bien même il n’en aurait pas, disons, le concept. La rumeur, c’est donc, dans ce contexte totalitaire, sous ce régime de terreur, et l’alternative à l’information produite sous des formes validées par le pouvoir, et l’antidote à la propagande.
Il convient donc, ici, de fortement tempérer la perception de la rumeur entendue comme la folle du logis susceptible de pousser des populations vulnérables aux pires excès – la rumeur qui déclenche le pogrom, la rumeur d’Orléans [9], etc. Ici, au contraire, la rumeur est un moyen d’autodéfense contre la propagande et le seul canal disponible pour une contre-information. Circulant sur un mode infraliminaire et capillaire, elle met en échec le régime terroriste et l’appareil policier – on ne peut pas arrêter et envoyer en camp de concentration la totalité des anonymes qui contribuent à sa circulation (même si on en sanctionne bien quelques-uns).
Le Journal de Klemperer est, de ce point de vue un formidable document sur l’invincible pouvoir de la rumeur, son efficace en situation totalitaire : chaque fois qu’il évoque un « bruit », une supposée information concernant les déportations, les massacres en cours, les crimes de masse perpétrés par l’appareil nazi, il consigne la façon dont elle lui parvient, qui la lui transmet, dans quelles circonstances, sous quelle forme. Le « on » de la rumeur a, le plus souvent, dans le Journal, un nom et, sinon un visage, une assignation à la position sociale de qui la véhicule.
C’est ainsi que le 25 octobre 1941, Klemperer note : « Informations de plus en plus accablantes au sujet des déportations de Juifs en Pologne. Ils sont obligés de partir presque nus. De Berlin à Lodz (’Litzmannstadt’), des milliers. Lettre de Lissy Meyerhof à ce sujet » [10]. Chose étonnante : à l’automne 1941, alors que l’offensive de la Wehrmacht sur le territoire de l’Union soviétique bat son plein, une connaissance, probablement juive, écrit en clair à un correspondant à propos des déportations raciales en cours dans la capitale du Reich.
Le mot « déportation » est désormais entré dans le lexique du Journal – il revient plusieurs fois dans les jours qui suivent : « Je suis allé chez les Reichenbach pour demander un conseil juridique – lui était de service à la Communauté, elle était profondément déprimée (Les déportations !) [11] ». Et encore : « Les déportations se poursuivent vers la Pologne, dépression extrême partout chez les Juifs » [12].
En clair, cela veut dire que, désormais, l’existence quotidienne du couple Klemperer est surplombée par la menace de la déportation. Le « mariage mixte » ne constitue qu’une protection toute relative, susceptible d’être révoquée d’un jour sur l’autre, pour celui dont, bientôt, le port de l’étoile va désigner la condition de paria. Toute possibilité d’émigration étant désormais exclue, écrit Klemperer, « nous devons attendre ici notre destin » [13].
La particularité du Journal, c’est que tout ce qui tend à y nourrir la connaissance de ce qui est en jeu dans les persécutions raciales (désormais inscrites sur la ligne d’horizon des exterminations) est en prise directe sur le sort ou, comme dit Klemperer, le « destin » du couple. La connaissance formée à partir des bribes de ce que livre la rumeur acquiert ici une densité toute particulière – elle se lie directement à des enjeux de vie et de mort.
« Tout est destin (…) si, par exemple, ce printemps, nous avions déménagé à Berlin, je me trouverais sans doute déjà en Pologne aujourd’hui », note Klemperer le 28/11/1941 [14].
Le chemin de l’extermination est jalonné d’une multitude de mesures discriminatoires destinées à confiner l’existence des Juifs dans un isolement toujours plus complet et une situation de précaire survie, dépourvus de tout ce qui définit une vie en propre : leur regroupement dans ces maisons de Juifs, qui sont des micro-ghettos, la suppression du téléphone, les perquisitions, la confiscation des livres et des journaux, les restrictions apportées aux sorties et à l’accès aux commerces sont quelques-unes de ces mesures qui balisent le chemin de la réduction à la condition de vie désolée, c’est-à-dire au devenir-déportables, des Juifs de Dresde.
La rumeur, ici, nourrit l’anxiété et aggrave la crainte du pire. « Je vais (…) faire dès aujourd’hui une photocopie de mes documents officiels, il paraît [je souligne, A.B.] que tous les documents doivent être confisqués. (On va être, pour ainsi dire, transformé en Peter Schlemihl). ». L’accumulation des mesures discriminatoires appliquées aux Juifs nourrit l’alarmisme – on imagine le pire. Peter Schlemihl, l’homme qui a perdu son ombre, c’est l’exilé hors de la condition humaine. Cette figure de l’expulsion (hors de la société des humains, ici, hors de la nation allemande, du sol de l’Allemagne, va se condenser dans une image – celle de l’expulsion du Juif allemand (celui-là même qui se voyait comme irréversiblement enraciné dans le sol allemand) vers l’Est, la Pologne. Et la Pologne, c’est vraiment, selon cette représentation, l’espace-autre affublé de tous les signes négatifs, l’espace de l’autre – le Juif oriental yiddishisant et mal raciné, le Luftmensch.
Pire, l’espace de cet autre Juif, le Ostjude, c’est, tout naturellement, le ghetto. « Les Juifs disent qu’en avril [1942] je me retrouverai dans le ghetto polonais », note lugubrement Klemperer fin décembre 1941 [15]. « Les Juifs », en l’occurrence, c’est précisément un Juif de l’Est nommé Seliksohn, « russe de naissance et Juif talmudique (…) atroce mélange de communisme et de sionisme », et qui, considérant Klemperer comme « doublement fourvoyé : dans la sphère bourgeoise et dans la germanité », lui prédit ce sombre destin : « Il dit que je serai un pauvre Jid quand je vais me retrouver dans un ghetto russe ou polonais (’dans quatre mois au plus tard’) » [16].
« Ghetto » est à l’évidence ici un euphémisme destiné à désigner un espace distinctement placé sous le signe du terrible, mais innommable encore comme lieu ou site d’extermination. Le caractère vague et indéterminé aussi bien du nom du lieu que de l’emplacement de celui-ci (en Pologne ou en Russie – c’est vaste) permet encore aux victimes désignées de la « Solution finale », en Allemagne (et alors qu’à l’Est les exterminations par balles battent leur plein) de ne pas prendre la pleine mesure de ce qui est en jeu dans les « évacuations » de Juifs allemands ou vivant en Allemagne vers l’Est – leur mise à mort planifiée. De la même façon que le mot « ghetto » ici, les mots « évacuer », « évacuations » qui sont les termes administratifs par lesquels l’appareil de terreur du IIIème Reich désigne les déportations vers l’Est sont généralement repris sans guillemets dans la suite du Journal – un cas flagrant de contamination du futur auteur de LTI par la LTI [17].
Les euphémismes protègent de la réalité quand celle-ci lance à l’entendement et à l’imagination des témoins (qui, en l’occurrence sont entièrement aussi des victimes en devenir) des défis impossibles à relever.
Les informations qui parviennent par bribes aux Juifs confinés dans les Judenhaüser de Dresde sont suffisamment abondantes, convergentes et circonstanciées pour qu’ils sachent que le taux de mortalité dans les camps de concentration est très élevé : « Il y a environ deux semaines, le bruit a couru [je souligne, A. B.] : le fabricant de cigarettes Müller, soixante-douze ans, avec Estreicher, en KZ. Il y a trois jours : la Communauté [juive] a reçu une annonce de décès. Dans l’état actuel des choses, KZ semble synonyme de condamnation à mort. La mort de ceux qui ont été envoyés en camp de concentration est annoncée peu de jours plus tard » [18]. Mais quelques jours plus tard, la rumeur tempère cette information déprimante : « Buchenwald près de Weimar n’est pas, à ce qu’on dit [je souligne, A. B.], nécessairement et immédiatement mortel, mais ’pire que les travaux forcés’. C’est là-bas qu’a été envoyé Estreicher. ’Douze heures de travail sous les SS’, dit Seliksohn » [19].
C’est ainsi que, bribes par bribes, au fil de « messages » désaccordés, prend forme le tableau de la déportation – dans les camps de concentration, on meurt en nombre, mais tous ne succombent pas.
Le même jour fait son apparition sous la plume du diariste le nom d’Auschwitz. Mais le régime même de son appréhension, de sa désignation, c’est le flou. Buchenwald, on le situe précisément, près de Weimar, dans un espace proche et familier, donc. On sait qu’on y meurt abondamment, mais pas toujours. Auschwitz, c’est autre chose, d’une beaucoup plus vive inquiétante étrangeté encore : « Ces jours-ci, j’ai entendu parler [je souligne, A. B.] d’Auschwitz (ou quelque chose comme ça [je souligne, A.B.]) comme le KZ le plus terrible, près de Königshütte, en Haute-Silésie. Travail dans les mines, mort au bout de peu de jours. Y sont morts : Kornblum, le père de Frau Seligsohn, ains que Stern et Müller – que je ne connaissais pas – chez lesquels on avait trouvé la lettre pastorale interdite » [20].
Buchenwald, c’est le proche, Auschwitz, c’est le lointain, sa dénomination même est incertaine, sa localisation imprécise, son association à la mine approximative. Ce n’est, dans ce tableau, que « le plus terrible » des camps, donc dans une gradation continue de l’horreur. A l’époque, il est vrai, le centre d’extermination (Auschwitz II, Auschwitz-Birkenau) est encore en construction.
Mais, le propre de la rumeur étant de véhiculer des imprécisions, des approximations, tout en conduisant à l’essentiel, celui-ci n’en est pas moins là : le cœur de l’enfer concentrationnaire est nommé, avant même que l’extermination dans sa forme industrielle (les chambre à gaz) n’ait commencé. Ce qui va donc désormais être en jeu sous la plume de Klemperer, c’est l’identification de ce qui, dans l’exercice de la terreur contre les Juifs, vient absolument en excédent des persécutions courante qui, de façon croissante, les frappent : perquisitions, convocations, arrestations, « évacuations », emprisonnements et placement dans des camps sous un régime de travail forcé plus ou moins rigoureux – « Je m’attends jour après jour à ce que ce soit notre tour », écrit Klemperer [21].
La rumeur n’est pas journaliste, elle n’a ni les moyens ni le scrupule de vérifier ses sources – et pourtant, elle va à ce qui compte : après avoir mis en circulation le nom d’Auschwitz, elle fait surgir le massacre de Babi Yar (plus de 30 000 morts), sans en prononcer le nom. Voici comment : « Le charpentier Lange (en uniforme de simple soldat) s’est adressé à Eva à l’arrêt du tram. Elle est allée avec lui dans un café, et il s’est mis à raconter en buvant un verre de bière. Il a été chauffeur d’une troupe de police en Russie plusieurs mois cet hiver (jusqu’à Noël). Epouvantables massacres de Juifs à Kiev. Enfants en bas âge la tête fracassée contre le mur, hommes, femmes, adolescents abattus par milliers à la mitrailleuse, un monticule que l’on fait sauter, les corps enterrés sous la terre qui explose » [22].
On voit bien ici encore qu’il convient très exactement d’inverser la proposition absolutoire – « On ne savait rien » (des crimes commis par le Reich nazi) en : « On savait tout, il suffisait de ne pas se boucher les oreilles ». L’horrible massacre de Babi Yar, l’un des pires qui aient été commis à l’Est, à l’occasion de la campagne contre l’URSS (fin septembre 1941) par les Einsatzgruppen de la Wehrmacht épaulés par des supplétifs locaux est documenté par ce témoin direct d’une manière aussi véridique que synthétique. A l’évidence, ce soldat en permission témoigne sans crainte, confiant ce qu’il a vu non pas à un intime mais à une personne de sa connaissance – mariée à un Juif, de surcroît.
Ce témoignage vient corroborer d’autres informations fragmentaires qui suffisent à suggérer que des crimes sans nom sont perpétrés par les troupes allemandes dans le contexte de la guerre contre l’Union soviétique, en même temps que dans les camps implantés en Pologne. Mais, précisément, ces crimes, en tant qu’ils demeurent relativement indéterminables, dans leur ampleur et leur intention, persistent à être innommables. Ce qui demeure hors d’atteinte, pour le témoin rivé à son isolat contraint, à Dresde, c’est la notion même de ce qui vient de prendre la forme d’un projet élaboré et délibéré, d’un programme, à la Conférence de Wannsee (janvier 1942) – l’extermination totale des Juifs d’Europe, à commencer par ceux d’Europe de l’Est. Ce ne sont pas les informations qui manquent, c’est le concept (la « Solution finale », en idiome nazi).
Un gouffre se creuse entre ce qui relève de l’expérience personnelle et ce qui a pris consistance à l’échelle historique : « Samedi, les Neumann sont venus chez nous ; dimanche, nous étions chez les Seligsohn ; le médecin-conseil juif Katz est venu les voir pour une visite médicale : de ces trois côtés, nous avons entendu des choses sinistres : de toute évidence on a l’intention de nous miner de l’intérieur, de pousser le plus possible de gens au suicide (…) Ce sont surtout les personnes âgées que l’on cherche à pousser à la mort » [23]. Mais ces « choses sinistres » ne sont appréhendées que comme des intentions de nuire, sous un régime de persécution – manque à cette perception ce qui ne pourra être appréhendé a posteriori qu’au prix de la production, par un juriste, d’un néologisme – le génocide – le programme d’une extermination totale, « jusqu’au dernier ». L’inconcevable, c’est ce qui demeure hors d’atteinte du concept, ou plutôt : ce dont le concept ne peut être produit.
On touche ici aux limites du témoignage : celui-ci fournit des informations, particulièrement « flottantes » et aléatoires dans le contexte du Journal de Klemperer, mais des informations qui n’en permettent pas moins à celui qui les recueille de s’orienter dans un présent où les menaces vitales se multiplient. Mais ce qui se tient hors de la portée du témoignage, c’est le nom de la chose, son concept, soit, ici, cet élément essentiel qui est la connaissance de ce qui donne accès au cœur (au secret) de la menace – l’intention criminelle du persécuteur.
Le domaine (le milieu naturel) du témoignage, c’est l’affect : on imagine aisément que le récit que le charpentier Lange fait à Eva Klemperer du massacre de Babi Yar se place sous le signe du sentiment d’horreur et de l’indignation éprouvées par le témoin oculaire (der Augenzeuge) – il est au contact direct du crime de masse dans le temps où celui-ci s’effectue, mais, en sa qualité de chauffeur, il n’y participe pas directement. On devine que le narrateur est ici un brave homme, un artisan, plutôt qu’un assassin-né et un antisémite enragé.
Le fait même qu’il raconte le massacre à grande échelle auquel il a assisté à Eva Klemperer dont il sait qu’elle n’est pas une amie des nazis est une action engagée, une forme de résistance à bas bruit. Elle est tout sauf anodine – en livrant son témoignage, il prend un risque dont il ne mesure pas forcément la portée. Mais ce qui demeure hors de portée du témoignage, c’est le nom du crime – or, en l’absence de ce nom, celui-ci ne peut être ni pensé, ni jugé. Ce qui échappe au témoignage, c’est l’agencement d’une singularité (tout crime historique est une singularité) sur une généralité à caractère synthétique.
Le témoin raconte « ce qu’il a vu » mais ce récit ne suffit pas à assurer une prise solide sur ce qui est en jeu dans le témoignage. En l’occurrence, il ne suffit pas à répondre à la question : « Que pouvons-nous savoir et comprendre de ce qui nous arrive, de ce qui est en train de nous arriver, par le moyen de ce témoignage ? »
(À suivre…)
Notes
[1] LTI, p. 81.
[2] Mes soldats de papier… op. cit., pp. 19-86.
[3] Ibid. p. 130, 14/07/1934.
[4] La note du 31 décembre 1939 s’achève sur cette phrase qui donne la pleine mesure du sentiment d’isolement dans lequel vivent alors les Juifs d’Allemagne : « Je crois que les pogroms de novembre 38 ont moins impressionné le peuple que la réduction des tablettes de chocolat à Noël ». Op. cit. p. 489.
[5] Mes soldats…, op. cit., p. 511, 26/05/1940.
[6] ’ Cellule 89 ’ in Mes soldats…, p. 608. Le Brockhaus est une encyclopédie de langue allemande publiée depuis le début du XIXème siècle.
[7] Ibid., p. 618.
[8] Mes soldats… p. 634, 22/08/1941.
[9] Edgar Morin : La rumeur d’Orléans, Seuil, 1969.
[10] Ibid. p. 653.
[11] Ibid. p. 654, 27/101941.
[12] Ibid. p. 658, 9/11/1941.
[13] Ibid. p. 656, 1/11/1941.
[14] Ibid. p. 662.
[15] Ibid. p. 669, 22/12/1941.
[16] Ibid. p. 670.
[17] Le 2 avril 1942, Klemperer évoque le sort du cordonnier chez qui il avait ses habitudes et qui « a, paraît-il, été évacué » (Je veux témoigner, p. 59). Quelques jours auparavant, approfondissant sa réflexion sur la LTI, Klemperer redéployait son motif favori : « Mais la langue est plus vraie que celui qui la parle » (ibid. p. 58).
[18] Je veux témoigner… op. cit., p. 37, 1/03/1942.
[19] Ibid., p. 48, 16/03/1942.
[20] Ibid. p. 48.
[21] Ibid. p. 52, 24/03/1942.
[22] Ibid. p. 67, 19/04/1942.
[23] Ibid. p. 85, 18/05/1942.