1- L’opération armée lancée par le Hamas le 7 octobre en territoire israélien n’est pas une agression ou une provocation destinée à rompre la paix et fomenter une crise susceptible d’embraser toute la région. C’est, dans le contexte de la guerre sans fin conduite par l’Etat d’Israël contre le peuple palestinien depuis 1948, un raid sanglant, inévitablement sanglant, destiné entre autres à rappeler à l’opinion mondiale (et tout particulièrement aux soutiens d’Israël) que le tort infini subi par les Palestiniens n’est pas soluble dans les petits arrangements en cours entre le régime d’apartheid israélien, les Etats-Unis et les pétromonarchies du Golfe, ceci sous le regard bienveillant des démocraties occidentales.
Ce raid est un signal, un message écrit en lettres de sang, adressé notamment à toutes les puissances qui se portent activement garantes de l’impunité d’Israël, ethnocratie conquérante, raciste et exterminationniste : non, vous n’enterrerez pas si facilement le peuple palestinien et sa détermination à disposer de son propre sort. Non, le projet de Grand Israël érigé sur les ruines du monde palestinien n’est pas sur le point d’être parachevé. Le peuple palestinien est vivant, la preuve étant qu’il se bat et, en dépit de l’extrême inégalité des forces en présence, est capable, fût-ce de façon éphémère, d’interrompre la succession des défaites et des humiliations, de faire passer le frisson de la terreur sur l’échine de l’ennemi.
Le 7 octobre n’est pas une agression, c’est une riposte foudroyante, et d’autant plus foudroyante qu’elle était totalement inattendue, à la litanie des bombardements sur Gaza, aux violences continuellement infligées aux habitants de la Cisjordanie par les colons et l’armée, à la profanation des lieux sacrés de l’Islam, à Jérusalem notamment par des hordes de fanatiques et de provocateurs suprémacistes inspirés par le fondamentalisme juif.
Le 7 octobre n’a interrompu aucune paix ni même trêve établie d’un commun accord entre les deux parties opposées, il n’est intervenu en contravention d’aucune convention – la guerre qui oppose les Palestiniens à la puissance qui fut et demeure l’acteur de leur spoliation ne s’est jamais interrompue – elle varie simplement d’intensité selon les conjonctures.
Le 7 octobre est, en ce sens, un paradoxal signe de vie placé sous un signe de mort : le peuple palestinien n’est pas une population résiduelle, épuisée par la guerre d’attrition conduite par Israël, une population démunie et démoralisée en état de survie – la preuve, il se bat et peut infliger à l’ennemi une terrible déroute. Ce qui désoriente les opinions occidentales, c’est évidemment que ce signe de vie soit ici indissolublement associé à la terreur.
Comment un signe de vie peut-il s’associer à une scène de terreur sanglante, à un moment hyperviolent comme celui du 7 octobre ? C’est cela qu’il faut maintenant tenter de comprendre.
2- Le recours à la terreur est un des moyens par lesquels, de manière immémoriale, s’affirment la puissance et la souveraineté. A ce titre, la récurrence de cette figure, dans notre monde même, dans notre présent même, montre que la domaine de la politique et celui de la guerre ne sont jamais tout à fait découplés. La terreur, bien avant que l’on parle de terrorisme, de terroriste, c’est, tout simplement, le moyen par lequel une puissance individuelle ou collective, s’affirme et entend faire valoir ses droits sur un mode hyperviolent. Ceci dans le but de frapper d’effroi, d’une part la fraction d’humanité que cette puissance ou cette souveraineté entend ainsi soumettre à ses conditions et d’autre part, montrer sa force, faire valoir ses prétentions face au monde en général, aux autres puissances et souverainetés en particulier.
La terreur, quelle qu’en soit la forme, c’est le signe vital inévitablement barbare et violent par lequel cette force se montre. Dans nos sociétés, ce sont les Etats, quels que soient les régimes politiques sous lesquels ils sont placés, qui mettent en œuvre des actions violentes dont la terreur est le principe – ceci en s’appuyant sur tous les moyens armés, scientifiques et technologiques à leur disposition ; ce sont les Etats et eux seuls qui ont les moyens de pratiquer la terreur à une échelle industrielle – comme l’ont fait les Etats-Unis et leurs alliés lors de l’invasion de l’Irak qui a conduit à la chute de Saddam Hussein, comme le fait régulièrement l’armée israélienne lorsqu’elle bombarde Gaza ou quadrille la Cisjordanie.
Dans nos sociétés, depuis la fin de la Première guerre mondiale, les bombardements aériens sont devenus la forme la plus courante par laquelle les Etats terrorisent des populations ou agressent d’autres souverainetés et tentent ainsi, en les écrasant sous les bombes, donc sur un mode variablement exterminationniste, de les réduire à leurs conditions. Mais il existe toutes sortes d’autres modalités de la terreur dont le principe élémentaire, comme moyen politique, comme « but en vue d’une fin », est de produire, par effet de saturation, c’est-à-dire par l’emploi de moyens de violence extrêmes, par leur massivité ou leur caractère spectaculaire, la paralysie, l’effondrement, la chute dans un état d’apathie ou de désolation complète les groupes humains ou les forces sur lesquels elle s’abat.
Je dirais, pour aller à l’essentiel, que comme moyen d’obtenir ces effets – effroi, accablement, sentiment de désolation, tétanie – la terreur, c’est une des figures de l’affirmation de la puissance qui est vieille comme le monde – elle est au cœur de toutes les grandes invasions qu’a connues l’Europe, les Grecs et les Romains, quand ils massacraient les populations des villes qu’ils conquéraient et les réduisaient en cendres étaient tout à fait familiers de ces moyens.
Machiavel, dans le chapitre 8 de Le Prince (1532), intitulé « De ceux qui sont devenus princes par des scélératesses » exhorte ses lecteurs à envisager la relation qui s’établit entre puissance, souveraineté et terreur non pas sous un angle moral, nécessairement horrifié, mais sous celui de l’autonomie de la politique, comme domaine où se mettent en œuvre des rationalités particulières, déliées des valeurs morales (le Bien et le Mal comme catégories morales) et aux codes de bonne conduite fondés sur une certaine idée de la justice. Il montre comment une action hyperviolente, un meurtre, un crime, une « scélératesse » peut permettre à un prince de triompher de ses concurrents et de s’établir au pouvoir non seulement en usant de moyens violents, mais en faisant étalage d’une cruauté destinée à montrer sa détermination et son absence de scrupules – la terreur comme moyen pur d’affirmation de la force, de la puissance.
Cette figure de la terreur traverse les âges et les époques. Elle précède, et de longtemps, l’avènement de l’Etat moderne. Je l’ai dit, les tribus et peuples conquérants en font un usage répété et tout naturel. On pourrait en suivre le fil sinueux des conquêtes mongoles à Hiroshima et Nagasaki.
Le cœur de la terreur, comme usage de la force en vue de s’assurer une position dominante ou un avantage passager, c’est l’excès : il faut déployer une débauche de violence, des formes de violence hyperboliques dont l’effet soit de frapper de stupeur et de frayeur le groupe humain que vise cette action. Les frappes aériennes, la terreur par les airs, produisent, par excellence, cet effet, mais seuls les Etats en ont les moyens. C’est, dans nos sociétés, la terreur exercée par le riche, celui qui en a les moyens, militaires, économiques, technologiques et politiques. De ce point de vue, la situation en Israël/Palestine est tout à fait exemplaire : les formes massives, durables, répétées, toujours plus destructrices et exterminatrices de la terreur, c’est la population palestinienne, celle de Gaza notamment, qui les subit. L’hégémonie ne s’exerce pas aujourd’hui sans recours à la terreur, et celle-ci est de forme industrielle, majeure, majoritaire.
Ce à quoi l’on a assisté le 7 octobre, c’est, dans un contexte typiquement colonial, néo-colonial (Israël étant bien la « dernière des colonies », comme l’a dit Jacques Derrida) à une opération en forme de contre-terreur. Dans une configuration générale de guerre radicalement asymétrique, comme le sont toutes les guerres coloniales et de décolonisation, le dominé (le colonisé comme opprimé et « vaincu de l’Histoire ») est souvent porté à manifester son endurance et sa détermination à poursuivre le combat envers et contre tout en organisant, à la mesure de ses forces, des opérations de contre-terreur destinées à adresser ce message et à l’ennemi et à l’opinion publique mondiale : non, nous ne sommes pas morts, ni vaincus ni découragés ! Oui, nous avons nous aussi, fût-ce ponctuellement, la capacité de frapper de terreur l’ennemi, de le vaincre sur le terrain, de faire en sorte que la peur change de camp.
La guerre éclair en miniature conduite le 7 octobre par la branche militaire du Hamas (et dont on peut être sûr qu’elle sera durablement étudiée, dans le détail, dans toutes les écoles militaires du monde) entre, typiquement, dans cette catégorie des actions de contre-terreur entreprises, dans un contexte colonial, par un faible contre un fort, un colonisé contre le colon ou le colonisateur, une action destinée à remettre les pendules à l’heure, comme on dit en français : non seulement nous sommes toujours là, mais nous aussi avons les moyens de vous terroriser. L’action de contre-terreur conduite par le Hamas expose à ce titre, le cœur réel de l’affrontement (du différend) entre l’Etat d’Israël et les Palestiniens – une guerre sans fin, sans règles, non pas un conflit fondé sur des malentendus mais bien une lutte à mort – ceci au sens même où ce qui est en cause, ici, est bien une question de tout ou rien : la possibilité pour les Palestiniens de vivre comme un peuple parmi les autres peuples de la région et du monde, possibilité qui leur est obstinément et radicalement déniée par la puissance israélienne. Une action de contre-terreur ponctuelle, aussi infime que soient ses effets à long terme, cela demeure, y compris dans les situations les plus désespérées, le recours de l’opprimé, du dominé : ce fut le sens même de l’insurrection du ghetto de Varsovie, en avril-mai 1943.
3- L’hégémonie (aujourd’hui celle de l’Occident blanc paré des oripeaux de la total-démocratie), ça ne tient pas seulement avec des légitimations d’ordres théorique et idéologique, mais c’est quand même aussi, beaucoup, une affaire de storytelling, de construction de « narratives » taillés sur mesure, une question d’éléments de langage, de fabrication de chaînes d’équivalences, etc. Dans la configuration qui nous intéresse ici, les mots dérivés de « terreur » – « terrorisme », « terroriste » occupent une place de choix dans ces stratégies discursives. Il s’agit en gros de construire un récit, celui de la « guerre contre le terrorisme », selon lequel l’essentiel des désordres du monde seraient imputables à ces forces du mal que sont les « terroristes » et à ce fléau endémique que serait le terrorisme, tant global que local.
En d’autres termes, il s’agit, en mettant en avant ces mots-épouvantails, de saturer les espaces discursifs par leur emploi lui-même terrorisant, c’est-à-dire destiné à produire l’effroi. Il s’agit de rendre indiscernable la réalité massive du moment, dans le contexte israélo-palestinien comme dans d’autres : que la terreur, comme moyen placé au service des Etats, et tout particulièrement des démocraties du Nord global, ne s’est jamais si bien portée.
Il s’agit, en installant sur le devant de la scène, le monstre, le spectre de l’hydre terroriste (islamiste notamment), d’escamoter la figure du terrorisme majeur, industriel et technologique, en produisant un show tout entier agencé autour de ces avatars, des visages et des corps en folie des hordes qui ont déferlé sur le sud d’Israël le 7 octobre.
L’opération discursive consiste à substituer des visages (forcément monstrueux) et des noms supposés incarner la terreur dans sa forme la plus infâme et quintessentielle, les visages et les noms des grands terroristes ennemis de l’humanité par lesquels tout le mal arrive, aux appareils de terreur dont disposent les Etats et dont ils font un usage si constant, tout particulièrement les démocraties du Nord global. Il s’agit de rendre indétectable le terrorisme ou la terreur industrielle et technologique pratiquée par les Etats au profit d’une image, d’une mise en scène, d’une sorte de western global : celui où l’on voit les forces du Bien (les démocraties) incarnant le personnage du redresseur de torts, du justicier, affronter les hors-la-loi du terrorisme international. C’est une fable grossière mais qui, pour l’essentiel, maintient son emprise sur les opinions du Nord global. Dans le Sud global, c’est une autre histoire.
4- Ce qui rend possible cette escroquerie discursive et a pour effet qu’en dépit de toutes les évidences massives qui se présentent sous nos yeux – en ce moment en Israël/Palestine, tout particulièrement –, le narratif de la lutte des démocraties contre le terrorisme international n’est pas totalement discrédité aux yeux des opinions de cette partie du monde, est très distinct (pour peu qu’on se donne la peine d’y réfléchir un peu) : les démocraties modernes, depuis toujours, se sont attribué l’image de marque de régimes tournés vers la paix, ayant établi, en régime intérieur, la douceur des mœurs, travaillant sans relâche à écarter la violence comme moyen dans la résolution des conflits, etc.
Elles ont toujours excellé dans la construction de cette image, de ce grand récit apologétique, et dont le prolongement est, toujours, que la violence, c’est le fait de l’autre, l’adversaire systémique (URSS, Chine, Iran...), et donc la violence extrême, le terrorisme, par excellence, le fait du mauvais autre, islamiste, subversif, etc.
Sur le terrain, et à l’expérience des dernières décennies, on peut constater que les choses sont un peu différentes : invasions de l’Irak et de l’Afghanistan, campagne militaire française dans le Sahel, grandes manœuvres destinées à faire monter les tensions en mer de Chine, guerre par procuration inlassablement attisée par les puissances occidentales en Ukraine, etc. A l’épreuve des faits, la chaîne d’équivalence démocratie, monde en paix, liberté pour tous, sans parler du progrès et de la prospérité, en général, part en morceaux – si vous voulez avoir une idée vraie de la façon dont les démocraties blanches, occidentales, promeuvent le monde en paix, combattent la violence et veillent sur le bien être des peuples, voyez comment l’Etat d’Israël, actuellement, conduit la « pacification » de Gaza, en réduisant l’enclave à un tas de ruines et de cendres sous lesquelles ils enterrent ses habitants. Or, Israël, pour l’Occident, c’est la démocratie exemplaire, et, pour cette raison même, l’enfant gâté, chéri, de toutes les puissances démocratiques du monde – un exemple, une situation que les élites gouvernantes taïwanaises ne cessent d’envier – devenir l’Israël de l’Asie orientale – tel est leur vœu le plus cher... dans l’attente, sans doute, que Hainan ou le Fujian deviennent leur « nouvelle frontière, leur « East Bank » »...
Ubi solitudinem faciunt pacem appellant est l’énoncé fameux que l’historien latin Tacite met dans la bouche d’un guerrier calédonien (écossais) stigmatisant les ravages de la conquête romaine de la Grande-Bretagne : là où ils sèment la dévastation, ils appellent cela la paix.
Cette formule s’applique très exactement au type de « paix » qu’Israël est en train de produire à Gaza, en Palestine, au Proche-Orient en général, avec la bénédiction de ses protecteurs occidentaux. Et « terrorisme », c’est le nom qu’ils aiment à donner à ce qui résiste, par les moyens disponibles, à cette « pacification » qui est, espérons-le, à l’échelle historique, le dernier épisode criminel de la colonisation occidentale. Une colonisation qui, aujourd’hui, ne se conduit plus sous le signe de la grandeur impériale mais de la promotion de la démocratie globale et c’est cela, précisément, qui complique un peu les choses.