Explorer le passé/présent en compagnie de Victor Klemperer [4]

Un cactus : l’antisionisme déclaré de Victor Klemperer (1/2)

« Nous entendons maintenant beaucoup parler de la Palestine ; ça ne nous tente pas. Ceux qui y vont échangent le nationalisme et l’étroitesse contre le nationalisme et l’étroitesse (…) C’est plus fort que moi, je ne peux m’empêcher de sympathiser avec les Arabes insurgés en Palestine, dont la terre devient objet de ’transactions’ – sort d’Indiens, dit Eva ».
Victor Klemperer, Journal, juillet-octobre 1933

Tout au long du Journal (1933-45), Klemperer revient de façon insistante, lancinante presque, sur la question du sionisme. Il y consacre un chapitre entier de LTI. Dans l’un comme l’autre, il y affiche une franche hostilité à l’endroit de cette idéologie, de ce mouvement, les rapprochant sans ménagement du national-socialisme. Sur ce qui, dans de nombreux passages de ces textes, a la tournure d’une véritable aversion, souvent exprimée de façon véhémente, il est invariant, constant. Son épouse Eva, dont il mentionne à plusieurs reprises, dans le Journal, les jugements tout aussi tranchés partage pleinement ce rejet sans nuance du sionisme autant que le peu d’estime que leur inspire les partisans de ce mouvement.

D’une façon générale, la réception française de LTI d’abord, puis du Journal ensuite, élude massivement cette question, comme s’il ne s’agissait que d’une marotte ou, pire, d’une extravagance. Lorsqu’on l’évoque, c’est à mots couverts ou bien de façon oblique, en passant, sans jamais s’arrêter sur la position affichée par Klemperer ni l’examiner vraiment, sans lui faire face – tant elle est incommode dans son statut d’opinion intempestive en un monde où l’Etat d’Israël est devenu une puissance incontestable, voire intouchable.

C’est ainsi que, dans son essai sur Klemperer, Georges Didi-Huberman mentionne au passage le peu d’appétence de celui-ci pour Buber et Rosenzweig, des penseurs qu’il estime « à tort ou à raison » trop liés au sionisme – et voici le problème de l’antisionisme déclaré de Klemperer évacué par le moyen de cette formule évasive – il n’en sera plus question ailleurs dans le livre [1]. Dans sa préface à l’édition de poche de LTI, Johann Chapoutot n’en dit pas un mot [2]. Je ne peux pas, mais peut-être est-ce pure présomption de ma part, m’empêcher de penser que la disparition de l’édition de poche du texte d’accompagnement que j’avais rédigé pour la première édition de LTI n’est pas étrangère au fait que je m’y arrêtais sur la position tranchée de Klemperer sur la question du sionisme [3].

Chapoutot, dans le ton de l’époque, préfère célébrer en notre auteur un « démocrate », vocable passe-partout qui demanderait ici à être amplement précisé et nuancé, une sorte d’historien du « temps présent » voire de « l’histoire immédiate » – la plus expédiente et expéditive des manières de l’annexer à sa propre corporation... Ghislain Riccardi, le traducteur du Journal, s’en tire, lui, avec une formule alambiquée : « A partir des années quarante, la genèse du nazisme, l’histoire des mouvements sionistes (L’Etat juif de Theodor Herzl) et la question du judaïsme (Mon Chemin vers le hassidisme de Martin Buber, le ’romantique’) le préoccupent de plus en plus. Mais la formule de son scepticisme reste celle de Renan : ’Tout est possible, même Dieu’ » [4].

Mais on trouve plus préoccupant encore. Dans l’un des premiers articles inaugurant la réception française de LTI, Philippe Roger, directeur de la revue Critique, élude la question intellectuelle et politique posée par la position de combat adoptée par Klemperer face au sionisme dans des termes particulièrement biaisés. Certes, écrit-il, « Klemperer ne pouvait pas (…) espérer que son hostilité au sionisme historique et son portrait sans aménité de Theodor Herzl fussent bien reçus dans une après-guerre traumatisée », mais ajoute-t-il aussitôt, si « le parallèle entre les extrémismes incarnés par Hitler et Herzl peut choquer dans son principe, (…) en aucun cas les deux personnalités ne sont jugées sur un même pied ; Klemperer conclut que Herzl ’ne se révèle pas un homme génial mais un être chaleureux et intéressant (p. 269) – ce qui n’est pas exactement le cas de son antagoniste » [5].

Mais c’est vraiment là que l’arbre cache la forêt : Klemperer prend acte de la différence criante entre le psychopathe et le doux rêveur, voire l’illuminé. Mais là n’est évidemment pas l’essentiel : pour Klemperer, ce qui doit être établi avant tout, et il le mentionne à de nombreuses reprises, tant dans le Journal que dans LTI, c’est la matrice idéologique et politique commune du nazisme et du sionisme.

Ce qui compte, c’est cela, et que ne saurait effacer l’anecdote biographique. Et c’est cette proposition, sans cesse réitérée par Klemperer, qu’une critique timorée ne saurait, lors de la parution de LTI en français, regarder dans les yeux, dans toute sa roborative brutalité, dans sa scandaleuse absence de nuances – mais qu’aujourd’hui, trois décennies plus tard, cette critique prompte à arrondir les angles, pourrait enfin se risquer à réexaminer – à la lumière d’une certaine actualité en quatre lettres de sang et de cendres : GAZA.

Pour être tout à fait précis, il convient de mentionner les quelques articles qui ne font pas l’impasse sur ce motif. Pierre Hartmann et Roland Pfefferkorn, dans leur présentation du dossier consacré à Klemperer, publié par la revue Raison présente [6], le disent bien, même si c’est en passant aussi : pour Klemperer, le sionisme est, comme le national-socialisme, un rejeton du « national-romantisme » allemand et « qu’il récuse avec une égale fermeté ». Pour le reste, seul, à ma connaissance, Jean-Luc Evard dit les choses sans tergiverser : « Klemperer amorce un réquisitoire en règle contre le sionisme en soulignant ses affinités avec les présupposés nationalitaires du romantisme allemand tardif (…) Klemperer relit Herzl pour y déceler le prototype du démagogue charismatique à la fois fils et adversaire de la civilisation bourgeoise » [7].

En bref : quand il n’a pas fait l’objet d’un pur et simple déni, l’antisionisme de conviction de Klemperer a été l’objet, dans la réception française de son œuvre publiée au tournant du XXème siècle, d’un massif évitement. On a là un exemple précis et circonstancié de la perpétuelle dérobade du monde intellectuel français (entre autres, mais tout particulièrement) face au problème, à l’enjeu, au test, comme on voudra, constitué par l’établissement d’un Etat juif, en 1948, fondé sur le sionisme devenu doctrine non moins que sur la spoliation et l’oppression du peuple palestinien.

L’allergie de Klemperer au sionisme n’est pas une lubie, elle est inséparable de l’horreur que lui inspire l’idéologie nazie. Si la question du sionisme revient si souvent dans le Journal et inspire un chapitre entier de LTI, c’est en premier lieu parce qu’elle a divisé durablement et jusqu’au bout les Juifs d’Allemagne dans leur perception du nazisme et leur attitude face à lui. Ou plus exactement : parce que le sionisme des uns et son rejet par les autres ont été l’une des pierres de touche de leur attitude face à l’idéologie nazie et au IIIème Reich. La question du sionisme n’est donc pas du tout un « détail » ou une question marginale dans le travail conduit par Klemperer pendant les années brunes, elle fait partie intégrante de sa réflexion sur les impasses du nationalisme dans l’espace allemand [8]. Le sionisme, c’est pour lui l’étoile jumelle du national-socialisme dans le monde juif, par conséquent son examen critique fait partie intégrante de la vaste enquête de terrain consacrée à la vie sous le IIIème Reich que constitue le Journal, prolongé par LTI ensuite.

L’évitement de cette dimension de l’analyse du phénomène totalitaire dans la réception française de l’un et l’autre relève donc bien d’une dérobade concertée – les analyses et engagements réitérés de Klemperer sur cette question prennent par le travers trop ouvertement le consensus compact en vigueur parmi les élites françaises dans une séquence où s’est imposée avec force la religion civile et civique de la Shoah, avec son corollaire, l’intangibilité d’Israël [9]. On fera le meilleur accueil à LTI, puis au Journal, dans leur qualité et leur portée de guides pratiques pour l’analyse des langages totalitaires – souvent rapprochés, à ce titre, des recherches de Jean-Pierre Faye, du motif de la novlangue popularisé par 1984, des écrits de la dissidence soviétique des années 1970-80 [10].

En d’autres termes, Klemperer est tiré du côté de l’antitotalitarisme toutes mains, tous usages, au prix de l’amputation de la partie de son enquête et de sa réflexion qui, décidément, jette une ombre sur le tableau et fait apparaître d’évidentes incompatibilités avec le tableau général ou l’idéologie moyenne de cet antitotalitarisme consensuel – la critique radicale (à la racine) de l’idéologie sioniste envisagée comme un nationalisme de même étroitesse « fanatique » que celui des nazis. Et pourtant, tout ceci figure bien en noir et blanc dans LTI comme dans le Journal, tout se passant aujourd’hui, quand on relit ces lignes et ces pages à l’heure où Gaza, c’est Guernica, Coventry et Oradour réunies, comme si elles avaient été écrites en lettres de feu.

L’idée de base qui dans la perspective de Klemperer fonde le constant rapprochement entre idéologie nazie et discours sioniste, c’est celle de la matrice commune, envisagée sous tous les angles. Rejetons, l’une et l’autre du romantisme allemand [11], plongeant ses racines, pour ce qui est de ses fondateurs, dans le même microcosme (la Vienne de la fin du XIXème siècle [12]) dans un troublant jeu de miroirs : « [Hitler] a certainement appris chez Herzl à considérer les Juifs comme un peuple, comme une unité politique et à les regrouper sous le terme de ’judaïsme mondial’, remarque un interlocuteur (sioniste lui-même) de Klemperer qui, un peu plus loin, commente : « Hitler a fait ses années d’apprentissage en Autriche (…) il a dû aussi absorber là-bas des formes de langage et de pensée propres à Herzl – il est pratiquement impossible d’établir le passage de l’un à l’autre, en particulier chez les natures primaires (... ) [13] ».

La matrice commune du nazisme et du sionisme, c’est ce qui, sur le terrain (le IIIème Reich) a pour effet que, comme le relève avec accablement Klemperer à plusieurs reprises dans le Journal, bien des Juifs de son entourage feraient de parfaits nazis – s’il n’étaient pas persécutés par ceux-ci – leur étroitesse nationaliste, leur propension à croire, adhérer sans réfléchir, leur soumission à l’autorité, leur conformisme les rapproche irrésistiblement du kleiner PG (Parteigenosse), le membre de base du NSDAP [14] : « Le comportement de certains Juifs est pour nous particulièrement répugnant, note-t-il dans le Journal. Ils commencent à se soumettre intérieurement et, par atavisme, à considérer la nouvelle situation de ghetto comme quelque chose qu’il faut accepter comme une loi (…)

Le dégoût d’Eva est encore plus profond que le mien. Le nazisme, dit-elle, plus exactement le comportement des Juifs par rapport à lui, la rend antisémite » [15]. Ce que Klemperer a ici en vue, c’est la façon dont certains Juifs allemands s’associent aux dénonciations du régime nazi de la campagne internationale de boycott des produits allemands, en raison des premières lois antijuives [16].

Ici, la critique sans merci de l’opportunisme d’une certaine bourgeoisie allemande à l’égard du pouvoir nazi s’inscrit dans le prolongement de l’inspiration satirique d’un Kurt Tucholsky, sous la République de Weimar, déjà, et entre en résonance avec l’essai ultérieur d’Hannah Arendt sur les parias et les parvenus [17]. Ce ne sont pas les Juifs, en général, qu’incrimine ici Klemperer mais bien une catégorie sociale ou un type psycho-social – le parvenu imbu de germanisme et de patriotisme, surjouant jusqu’au plus complet aveuglement son assimilation à la culture et à la société allemandes. Son attitude vis-à-vis des Ostjuden, plus ou moins récents immigrés de l’Est de l’Europe, généralement pauvres et parlant un mélange d’allemand et de yiddish est différente – une combinaison de méfiance, voire de prévention et de sympathie, notamment à l’égard de ceux qui penchent plutôt du côté de Moscou que de Jérusalem.

La chose étrange que relève Klemperer, c’est que ce qu’il appelle « l’esprit de ghetto » renaisse, dans les conditions du IIIème Reich, non chez ceux qui sont récemment issus du ghetto (génériquement, le Yiddishland est-européen) mais chez les assimilés et néanmoins imbus de ce qu’il désigne sans ménagement comme leur « national-sionisme » [18]. Or, et ce point est capital, note-t-il, ce sont désormais les sionistes qui tendent à devenir les interlocuteurs des nazis, au nom de l’ensemble des Juifs d’Allemagne [19].

De là découle, entre autres, la très grande virulence des débats qui traversent la société juive allemande durant les douze années du IIIème Reich. Le 22 avril 1935, « Lundi de Pâques », note l’agnostique Klemperer, « Les Blumenfeld sont venus chez nous vendredi ; nous nous sommes violemment opposés sur la question du sionisme, que lui défend et que moi j’appelle trahison et hitlérisme [20] ». Evoquant une visite obligée dans une autre famille juive peu appréciée (« Ils sont crampons, touchants et atroces ») tout juste revenue d’un séjour de trois mois en Palestine où leurs enfants ont immigré, Klemperer évoque cet échange tendu avec leur hôte : « Parlant d’une de ses connaissances à Jérusalem, Kaufmann a dit que l’homme s’y sentait bien alors qu’auparavant il avait été ’aussi assimilé que vous l’avez été vous-même, Herr Professor’ . J’ai répondu : ’Avez été ? Je suis allemand pour toujours, ’nationaliste’ allemand – les nazis ne vous le concéderaient pas. – les nazis ne sont pas des Allemands’. C’était le 17 juillet, toute la journée du 18, Eva et moi avons eu la nausée » [21].

La position que tient ici Klemperer (juillet 1935) va évoluer. Elle consiste à affirmer crânement : les vrais Allemands, c’est nous, pas nos persécuteurs – position qu’il qualifie encore de « nationaliste ». Au cours des années qui suivent, il va progressivement répudier toute espèce de nationalisme, d’où l’importance de son attachement maintenu à la langue qu’il défend contre sa barbarisation par les nazis. Mais ce qui importe, c’est la vivacité des débats qui traversent la société juive (qui ne peut être désignée que par abus comme « communauté ») en Allemagne pendant les années noires (brunes).

Les lignes de partage que relate ici Klemperer ne sont pas les seules – il y a aussi des Juifs communistes entièrement tournés vers Moscou, les messianiques illuminés qui pensent que « dans cinquante ans on reconnaîtra sans doute qu’il [Hitler] devait venir pour que les Juifs redeviennent un peuple (Sion !) [22] » et puis aussi ceux qui, perdus dans le monde de la tradition, n’en finissent pas de régler leurs problèmes avec Dieu... [23] Le monde juif demeure profondément divisé, jusqu’au bout, dans l’Allemagne nazie, à propos du régime nazi et, plus généralement des questions de vie et de mort qui le traversent. En septembre 1936, Klemperer note dans le Journal : « Les ligues culturelles juives (il faudrait les pendre [je souligne, AB]) ont publié une déclaration dans laquelle elles affirment n’avoir rien à voir avec les campagnes de presse calomnieuses de l’étranger concernant la situation des Juifs allemands. Elles vont attester que le Stürmer diffuse le plus tendrement du monde la vérité et rien que la vérité » [24].

Ces oppositions se maintiennent jusqu’aux derniers temps de la guerre, lorsque les déportations multiplient les coupes sombres dans les rangs des Juifs de Dresde, regroupés dans les maisons de Juifs. A la fin de l’année 1944, Klemperer note sombrement : « Peut-être voulons-nous, nous les Juifs, être toujours quelque chose d’autre [je souligne, AB] – les uns sionistes, les autres allemands » [25]. Peut-être cette formule, être quelque chose d’autre, est-elle celle qui serre au plus près la position fondamentale de Klemperer face à la question juive – être juif, c’est toujours aspirer, d’une manière ou d’une autre, à être « quelque chose d’autre » que ce qu’il.elle est…

On voit bien ici que le différend que Klemperer entretient avec le sionisme porte au-delà de ce qui lui apparaît comme une pure fantasmagorie – l’utopie herzlienne d’un foyer juif en Palestine. La racine du différend, c’est la supposée « question juive ». Ce que les sionistes ont en commun, au plus profond, avec les nazis, pense-t-il, c’est cette notion même : il existerait, en Europe et, tout particulièrement en Allemagne, une question juive et celle-ci demanderait à être résolue, toutes affaires cessantes. Or, sur ce point, Klemperer est formel, intraitable et constant : « Il n’y a pas de question juive allemande ou ouest-européenne. Qui reconnaît cette question en tant que telle ne fait que reprendre ou confirmer la fausse thèse du NSDAP et se met à son service (…) Il n’y a qu’une solution à la question juive allemande ou ouest-européenne : faire échec et mat à ses inventeurs » [26].

Pour lui, l’assimilation des Juifs à la nation allemande est bien un fait : « Jusqu’en 1933, et au moins pendant tout un siècle, les Juifs allemands ont été des Allemands et rien d’autre. La preuve, les milliers et les milliers de ’demi-Juifs’, ’quart de Juifs’, de ’descendants de Juifs’, etc., preuve du développement d’une vie et d’une coopération sans la moindre anicroche dans tous les domaines de la vie allemande. L’antisémitisme qui a toujours été présent n’est en rien la preuve du contraire. Car la distance entre Juifs et ’aryens’, les frictions qu’il pouvait y avoir entre eux n’avaient pas l’ampleur de celles qui séparaient, par exemple, protestants et catholiques, ou employeurs et employés, ou Prusse-Orientale et basse-Bavière ou Rhénans et Berlinois. Les Juifs allemands étaient une partie du peuple allemand, comme les Juifs français étaient une partie du peuple français, etc. [27] ».

Ce que les nazis et les sionistes ont en commun, c’est donc la construction de la supposée question juive. Ce qui désole et enrage Klemperer, c’est la contamination tant de la population chrétienne que juive par ce qu’il désigne comme une infection [28].

Le sionisme est une imposture, au même titre que l’est le national-socialisme : il prétend parler au nom de tous les Juifs, d’Allemagne ou d’ailleurs, alors même qu’il n’est qu’une rêverie sans consistance, sans réel ancrage dans la société juive : « La cause sioniste pure ou religieuse est une affaire de sectaires qui n’a aucune signification pour la collectivité, c’est quelque chose de très privé et de très rétrograde comme toutes les affaires de sectaires » [29]. De la même façon, les nazis ne sont pas « les vrais Allemands », mais une bande de fanatiques auxquels le destin a souri.

D’autre part, les « solutions » que les sionistes offrent au supposé « problème juif » sont de même eau – fantasmagoriques – que celles que les nazis font miroiter sous les yeux du peuple allemand – la magie noire du Reich de mille ans, l’expansion à l’Est de l’Europe, etc. Leur matrice commune, c’est le nationalisme chauffé à blanc agencé sur l’esprit de conquête, que Klemperer récuse avec la même virulence dans le cas du sionisme que dans celui de l’impérialisme nazi : « Vouloir mettre en place des Etats juifs spécifiques en Rhodésie ou ailleurs m’apparaît comme une véritable folie. On se laisse rejeter des millénaires en arrière par les nazis (…) que le terme de ’personne juive’ apparaisse constamment dans le Bulletin juif ou qu’il y soit constamment question de la fondation d’un Etat juif ou de colonies juives dans le sens de dépendances élargies de la Palestine idéale, toutes ces choses font partie de la lingua tertii imperii » [30].

C’est ici une nouvelle fois la langue qui révèle le mieux la communauté d’inspiration du nazisme et du sionisme. Les gens qui rédigent le Bulletin juif pensent et écrivent comme les nazis, dans les mêmes catégories que ceux-ci, ils partagent, pour employer un terme en vogue dans la LTI la même Weltanschauung. Ils sont embarqués dans la même régression agrarienne que les idéologues nazis qui prônent la colonisation agricole des terres de l’Est par les colons de sang allemand [31] : « C’est une absurdité et un crime contre la nature de vouloir transformer les émigrants ouest-européens en ouvriers agricoles. Le retour à la nature s’avère être des milliers de fois un mouvement contre-nature, parce que l’évolution se trouve dans la nature et le retour en arrière est contre la nature » [32].

Si le rejet du sionisme est invariant chez Klemperer, son approche de sa propre condition de Juif allemand aux prises avec le cataclysme nazi est beaucoup plus exposée aux variations et à la pression des conditions extérieures. Comme le dit bien Jean-Luc Evard, ce dont témoigne le Journal, c’est du « drame d’un Juif qui n’a de Juif que le nom » et qui est emporté dans ce maelström où « les antisémites en appellent au meurtre du Juif alors que les Juifs sont pris, et depuis longtemps, dans un processus interne de dislocation de la condition juive » [33]. Ou bien encore, dans les mots de Paola Traverso, Klemperer éprouve, tout au long de sa vie, mais d’une manière particulièrement aigüe durant son interminable traversée des années brunes, la « nécessité et l’impossibilité d’être juif ». Il a été « acculé à être juif » par la folie et la terreur nazies [34].

Mais dans l’espace balisé par ces formules se produisent de sensibles évolutions ou mouvements de balancier. En septembre 1939, il se définit encore comme un « chrétien non-aryen » (il s’est converti au protestantisme au début du siècle) et se refuse à être inscrit sur les listes de la Communauté juive [35]. En novembre 1939, on trouve encore dans le Journal cette profession de foi : « Les Communautés juives en Allemagne aujourd’hui tendent toutes au sionisme ; et je le rejette de la même manière que le national-socialisme ou le bolchévisme. Libéral et allemand for ever » [36]. Au début de la guerre, il se désole des dispositions d’une partie au moins de la société juive, à Dresde ou Berlin – en faveur de la victoire de l’Allemagne [37].

Mais au fil des années de guerre, alors que les conditions de vie des Juifs de Dresde assignés aux Judenhäuser se dégradent sans cesse, il lui faut bien accepter l’aide de la Communauté, ne serait-ce que pour ne pas être vêtu de guenilles. Il fréquente de plus en plus régulièrement le cimetière juif, un des seuls îlots extérieurs dans lesquels il ne se sente pas en milieu hostile. Il y participe aux cérémonies funéraires consacrées aux Juifs morts en déportation (ou suicidés ou encore tués par la Gestapo), en dépit de sa complète ignorance des rites religieux juifs [38]. Klemperer est progressivement rejudaïsé par les conditions même qu’il subit, pendant la guerre, sous le régime de terreur nazi. En avril 1941, il prend acte de cette nouvelle condition : « Dans le temps, j’aurais dit : je ne juge pas en tant que Juif, d’autres aussi... Aujourd’hui : je juge bel et bien en tant que Juif parce que c’est en tant que tel que je suis particulièrement touché par la cause juive au sein de l’hitlérisme, et parce qu’elle occupe une place centrale dans la structure globale, dans la nature même du national-socialisme et que, sous tous les autres rapports, elle est symptomatique » [39].

Le 9 octobre 1941, à l’occasion de son soixantième anniversaire, il note : « un vieillard (en français) (…) En temps normal, j’aurais eu droit à des honneurs, aujourd’hui, je porte l’étoile de David » [40]. En d’autres termes, sa vie entière a été totalement absorbée par sa condition « juive », telle qu’elle lui a été assignée par ses persécuteurs – vieilli prématurément par les épreuves et réduit à l’état de sous-homme que désigne l’étoile. Au passage, il note que la Communauté juive, courroie de transmission entre l’administration nazie et la population juive, « met en garde contre toute tentative de dissimuler l’étoile », un délit susceptible de valoir à l’infracteur la déportation ou une mort violente dans une cellule de la Gestapo [41].

Mais dans ces conditions même, Klemperer continue à se désoler du conformisme de ces Juifs assimilés qui, comme lui, ont été réassignés de force à leur condition juive : au travail, à la maison des Juifs, les anciens combattants évoquent avec fierté et nostalgie leurs souvenirs du front, en bons patriotes et nationalistes allemands qu’ils sont demeurés [42]. De même, lorsqu’un membre de ce qui reste encore de la société juive de Dresde est arrêté, Klemperer est consterné d’entendre autour de lui : « La Gestapo ne fait rien sans raison valable », il a bien dû faire quelque chose, cacher l’étoile dans la rue peut-être, etc. « Ce qu’on oublie, commente-t-il alors, c’est que la loi réglant le port de l’étoile jaune est en soi une tyrannie » [43].

Autant de réactions et de conduites qui vont, jusqu’au bout, continuer d’entretenir son sentiment de non-appartenance et parfois sa franche aversion à l’endroit de la majorité de ceux.celles auxquels la politique raciale des nazis l’assimile de force. L’aveuglement et l’esprit de soumission de la plupart de ses « coreligionnaires » le révoltent, alors même qu’il est astreint à la plus grande des promiscuités avec eux – tant dans la maison des Juifs où il est confiné avec Eva qu’au travail (corvées de neige en hiver, travail de manœuvre dans une cartonnerie...). Et, dans le même temps, il lui faut bien admettre que sa condition propre a été entièrement reterritorialisée du côté juif par la politique raciale folle des nazis : « Un Juif allemand, quel que soit son métier, ne peut aujourd’hui rien écrire sans mettre au centre de ses préoccupations la tension ’allemand/juif’.

Mais doit-il, pour autant capituler devant l’opinion des nationaux-socialistes, et doit-il adopter leur langue ? » [44]. Impossible d’échapper à cette contrainte, à cette sommation d’avoir à être juif avant tout, dans ces conditions, et impossible, tout autant, de se plier à cette injonction – c’est dans cette double contrainte ou astreinte que se débat interminablement le Klemperer des années de guerre. « Certes, les Juifs sont dans le malheur et dans leur droit... mais sont-ils tous sympathiques pour autant ? Loin de là (...) », écrit Klemperer en mai 1944 [45].

Cette phrase exprime parfaitement la tension dans laquelle se tient la relation du diariste au groupe dont il partage le sort, sans parvenir à s’y identifier, sans en partager les dispositions majoritaires – il s’étonne de sa relative indifférence lorsque telle ou telle de ses connaissances proches est embarquée dans un convoi en direction des camps.

Mais d’un autre côté, le scrupule avec lequel il enregistre les départs, les suicides, les assassinats de Juifs de Dresde, en faisant toujours mention des noms des victimes, ce souci de précision documentaire (je tiens la chronique du désastre et du crime au plus près, je m’efforce de ne rien oublier…), tout ceci tend à faire du Journal un lieu de mémoire, un mémorial en hommage aux victimes, au-delà du simple témoignage. Enumérer les noms des victimes, cela a une valeur d’attestation irrécusable. Eva reproche souvent à son mari son imprudence dans la rédaction du Journal en clair, pour ce qui concerne notamment les noms de personne – mais cette dimension du témoignage doit être relevée : chaque nom de victime ou de persécuté, de survivant inscrit la trace du crime.

(À suivre…)


Notes
[1] Georges Didi-Huberman : Le témoin jusqu’au bout, Editions de Minuit, 2022, p. 140.
[2] LTI, le langue du IIIème Reich, « Espaces libres », Albin Michel, 2023.
[3] LTI, la langue du IIIème Reich, Albin Michel, 1996.
[4] Préface à Mes soldats de papier, Journal, 1933-1941, Edition du Seuil, 2000.
[5] Philippe Roger : « Victor Klemperer – le philologue et le fanatique », Critique, n° 162, mai 1998.
[6] Pierre Hartmann, Roland Pfefferkorn : « Ecriture et résistance : autour de l’œuvre de Victor Klemperer », Raison présente, n° 167, 2008.
[7] Lignes, n° 37, 1999.
[8] « Au cours de ces dernières années, écrit-il dans LTI, j’avais lu, discuté et je m’étais confronté jusqu’au désespoir au problème du sionisme » (p. 264). Les « dernières années » désignent ici les années de guerre, la Seconde guerre mondiale.
[9] Une religion dont le grand prêtre fut, quelques décennies durant, Claude Lanzmann.
[10] D’ Alexandre Soljenitsyne à Alexandre Zinoviev.
[11] Evoquant dans LTI une famille de Juifs allemands insistant sur leur germanité (leur quasi « teutonisme », dit le diariste) au point de donner à leurs enfants des prénoms typiquement allemands (« Horst »), Klemperer écrit : « Ils avaient grandi dans la même atmosphère de romantisme perverti que les nazis, ils étaient sionistes… », op.cit., p. 154.
[12] Sur ce point : Carl Schorske, Vienne fin de siècle, Seuil, 1979.
[13] LTI, op. cit., pp. 367, 374-75.
[14] A propos d’une bibliothécaire juive de sa connaissance, Klemperer note sobrement : « Je ne saurais dire si elle était meilleure Juive ou meilleure patriote allemande », LTI, p. 345.
[15] Mes soldats de papier…, pp 69-70.
[16] « Gestle, directeur de la lucrative fabrique de café de figues torréfiées, en outre beau-frère de Jule Sebba qui, lui, a choisi la voie de l’émigration, déclare qu’Hitler est un génie et qu’il suffit que le boycott de l’étranger contre l’Allemagne cesse pour qu’on puisse vivre à notre aise ; Blumenfeld est d’avis que l’on ne doit pas ’se nourrir de chimères’ et qu’il faut se placer sur le terrain des faits’ ; Kaufmann, le père - son fils est en Palestine ! - abonde dans le même sens, quant à sa femme, cette fieffée bécasse qui s’est laissé bourrer le crâne par les slogans de la presse et de la radio, elle répète à l’envi que ’l’ancien système est dépassé’, ce qui est censé prouver une fois pour toutes qu’il n’était pas viable ». Ibid., p 69.
[17] Dans ses écrits satiriques, Kurt Tucholsky (1890-1935) met en scène un parfait parvenu et philistin juif allemand de son invention, Herr Wendriner. Portrait à charge et dont la férocité anticipe sur bien des notations qui se relèvent dans le Journal de Klemperer. Hannah Arendt : La tradition cachée, Christian Bourgois, 1987 (1948).
[18] « Esprit de ghetto renaissant. On te donne des coups de pied, c’est ainsi, voilà tout » (Mes soldats de papier…, p. 173, 30/12/1934. Et plus loin, il évoque ces « Juifs de Naumann » (une organisation nationaliste juive d’extrême droite) qui, « en dépit de tous les coups de pied qu’ils ont reçus, continuent à quémander en bonne et due forme leur admission au NSDAP » (ibid., p. 227, 11/11/1935). Dans le même sens : « Eva dit que le tout nouveau snobisme juif consiste à sympathiser avec les nazis » (Ibid., p. 209, 21/07/1935).
[19] Evoquant un dentiste juif de Dresde, il note : « Sa femme est allée à Berlin pour se renseigner à la ’mairie juive de la Meinekestrasse’, i.e. au centre d’information des sionistes qui représente maintenant les intérêts de tous les Juifs allemands » (Ibid., p. 219, 5/09/1935).
[20] Blumenfeld est un ancien collègue juif de Klemperer, à l’université, privé de son poste comme lui.
[21] Mes soldats…, p. 209.
[22] Ibid., p. 218, 5/10/1935.
[23] « Isakowitz a parlé du Dr Winter, le vieux rabbin en charge de la Communauté de Dresde : depuis quelque temps, cet homme pieux se prend à douter de l’existence de Dieu parce qu’il a permis que lui, Winter, le rabbin, le jour du shabbat, rentrant à la maison, glisse sur une peau de banane et se casse une jambe ». Ibid., p. 205, 11 juin 1935, « après la Pentecôte » - il est intéressant de noter la fréquence avec laquelle Klemperer se réfère au calendrier chrétien dans le Journal… On peut lire cette anecdote comme une anticipation dérisoire du questionnement récurrent, dans le monde juif religieux : quid de Dieu après Auschwitz ? Comment Dieu a-t-il pu laisser son peuple être assassiné à Auschwitz ?
[24] Mes soldats de papier…, pp. 296-97.
[25] Je veux témoigner (…), op. cit., p. 586, 11/12/1944.
[26] Mes soldats de papier…, p. 440-41, 10/01/1939.
[27] Ibid., pp. 440-41.
[28] Ibid., p. 311, 18/10/1936.
[29] Ibid., p. 441.
[30] Ibid., p. 441.
[31] Entre autres Richard Walther Darré (1895-1953), ministre de l’Agriculture du Reich, auteur de l’immortel ouvrage Le Porc, comme critère des peuples nordiques et sémitiques (1933).
[32] Ibid., p. 441-42.
[33] Jean-Luc Evard : « Victor Klemperer, feuillets d’ombre », Lignes, n° 37, 1999.
[34] Paola Traverso : « Klemperer, c’est nous ! Sur la réception allemande des journaux de Victor Klemperer », Revue des sciences sociales, 2008/40. En revanche, on ne suivra pas Paola Traverso quand elle écrit que « le texte de Klemperer décrit une situation biographique dont les traits spécifiquement juifs peuvent facilement être relégués à l’arrière-plan ». La réception allemande du Journal, telle qu’elle l’analyse, procède, de ce point de vue, d’un inacceptable recadrage de ce document.
[35] « J’ai répondu (…) que j’étais et restais protestant, et que je me contenterais de ne pas donner de réponse à la Communauté juive » (Mes soldats…, p. 466, 3/09/1939).
[36] Ibid., p. 481, 12/11/1939.
[37] « Une fois chez les Feder. De bonnes gens – mais s’ils n’étaient pas Juifs, ils seraient nazis », Mes soldats…, p. 516, 23/06/1940. Et, un peu plus loin : « Katz dit : ’A Berlin, les Juifs prient pour la victoire d’Hitler », ibid., p. 518.
[38] Dès juillet 1940 : « C’était la première fois que je me rendais au cimetière juif (de la Fiedlerstrasse), et la première fois de ma vie que j’assistais à des obsèques de rite juif orthodoxe », Ibid., p. 521, 18 juillet 1940.
[39] Ibid., p. 568, 16 avril 1941.
[40] Ibid., p. 651-52.
[41] Ibid., p. 651. Dans LTI, il évoque la position intenable du président de la communauté juive, « médiateur responsable, désemparé et martyrisé des deux côtés, pris entre les bourreaux et leurs victimes » (p. 344).
[42] « D’une manière ou d’une autre, sujet de conversation préféré des Juifs après la Gestapo et la situation actuelle : leur participation à la guerre mondiale de 1914-18 », Je veux témoigner…, op. cit., p. 46, 16 mars 1942. Cette observation revient plusieurs fois dans le Journal.
[43] Ibid., p. 180, 29/07/1942.
[44] Ibid., p. 74, 28/04/1942.
[45] Je veux témoigner…, p. 484.

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