Sur le chemin de Damas, Abou Mohamad al Jowlani, de son nom Ahmad Huseyn al Shara, et les djihadistes devenus rebelles de Hayat Tahrir al-Sham (HTS) ont peut-être écrit un nouveau chapitre de l’histoire de l’État arabe. C’est le chapitre que plus d’une génération attendait de lire, celui qui raconte l’histoire de la formation du premier État arabe moderne.
Au début du XIXe siècle, les intellectuels et les militants arabes ont commencé à regarder la formation des États européens avec admiration, une ferveur qui a produit le rêve de l’État arabe moderne. Ce mouvement s’appelle al Nahda, le réveil, la renaissance, une illumination politique d’où jaillit une profonde critique de l’Empire ottoman, une puissance oppressive dans une grande partie du monde arabe. Les intellectuels et les théologiens ont commencé à se tourner vers l’islam, vers la grande civilisation du califat de Cordoue, comme source d’inspiration pour formuler la théorie de l’État arabe moderne. Ce processus devrait le débarrasser de l’influence ottomane, c’est-à-dire de la corruption jusqu’à la décadence de ce régime.
L’arrivée de Napoléon en Égypte et la colonisation européenne ont brisé l’admiration pour le modèle politique européen, mais c’est la révolution égyptienne et l’avènement du nationalisme arabe de Nasser qui ont transformé l’Occident en ennemi. La raison ? La manipulation des Frères musulmans. Une fois qu’il a pris le pouvoir également grâce au soutien des membres de cette organisation, Nasser a emprisonné et condamné ses dirigeants à mort.
Depuis la prison où il attend son exécution, Sayyed Qutb, théoricien des Frères musulmans, reformule le concept d’al Tawheed, l’unité divine et absolue de Dieu, en lui donnant une identité politique distincte. « Dieu est la source du pouvoir », écrit Qutb, « pas le peuple, ni le parti, ni aucun être humain. » Cette notion, connue sous le nom de principe du règne de Dieu, projette l’islam au centre de l’arène politique, dont les limites sont strictement définies par l’interprétation des enseignements du Prophète. Le message de Qutb est celui d’une séparation totale avec la politique laïque et occidentale adoptée par Nasser et, en même temps, sonne comme une exhortation à purifier l’islam de toute influence extérieure, y compris celle des hommes. Tout écart par rapport au principe du règne de Dieu, écrit-il, est un acte d’apostasie (kufr). Depuis lors, le nationalisme arabe ne s’est jamais rétabli.
Tout le monde connaît le reste de l’histoire, les paroles de Sayyed Qutb deviennent un ver qui érode la laïcité du rêve de l’État arabe moderne, produit l’aberration du djihadisme, la prolifération des guerres par procuration, le terrorisme du fondamentalisme islamique. Au nom de Dieu, tout devient possible, même et surtout la déshumanisation de l’ennemi. C’est ainsi que l’on assiste aux rituels de coupe de têtes, à la crucifixion publique des apostats, aux viols pour diffuser le sperme des djihadistes.
Les membres de HTS ont traversé cet enfer. Tous viennent de la nébuleuse djihadiste de la guerre civile syrienne et du conflit irakien, al Jawlani a également servi aux côtés d’al Zarqawi en Irak, il a partagé la prison de Camp Bucca avec al Baghdadi, tout le monde a été témoin des atrocités commises et c’est pourquoi il n’est pas facile de croire au message de réconciliation et de tolérance que Damas répète. Djihadiste un jour, djihadiste toujours, pensent-ils.
Mais comme toutes les généralisations, celle-ci pourrait aussi être fausse. Ce qui compte vraiment dans les grands changements politiques, ce n’est pas le chemin, mais le résultat, et cela dépend toujours du moment des décisions des grands dirigeants. Al Jawlani s’est avéré être un stratège politique sur tous les fronts. Il a créé une force politique et a montré qu’il sait gérer les petites réalités locales dans le nord de la Syrie et s’est autofinancé ; il a su attendre le bon moment pour lancer son offensive militaire, c’est-à-dire lorsque l’érosion interne a complètement dépouillé le régime d’Assad et qu’Israël a affaibli le Hezbollah au Liban ; mais il semble surtout vouloir fermer le cercle du djihadisme en le réconciliant avec le rêve du nationalisme arabe.
Il est trop tôt pour porter un jugement, la conquête de Damas a été facile comparée à ce qu’al Jawlani et ses rebelles de HTS ont devant eux, c’est-à-dire la réaction d’un nouvel État. Mais le message de tolérance répété à plusieurs reprises, une sorte de mantra de réconciliation, le souffle nationaliste, la conquête territoriale sans parrainage, l’interdiction des représailles et de la vengeance, les assurances aux puissances internationales, l’attitude positive envers la Russie et l’Iran, les grands défenseurs du régime d’Assad, nous font penser que la nouvelle Syrie n’a rien à voir avec le califat de Daech. La nouvelle Syrie pourrait enfin transformer le rêve formulé par al-Nahda en un État arabe moderne, un État de droit, indépendant au centre d’une région chaude que sa présence pourrait contribuer à refroidir.
Si tel était le cas, Al Jawlani et les rebelles de HTS sortiraient de la classification terroriste et entreraient dans le hall des pères du pays, aux côtés de personnalités telles que George Washington, Mao, Fidel Castro et Nelson Mandela.