3 questions à Ezzeddine Ben Hamida L’ALECA : un projet incohérent et incertain

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1. Les négociations entre la Tunisie et l’UE autour de l’accord ALECA ont officiellement démarré depuis 2015. Vous pensez depuis toujours qu’il s’agit d’un accord controversé et vous êtes même en train de subir des pressions professionnelles à cause de vos critiques et de votre hostilité à ce projet. Pourquoi ?

Ce qui m’inquiète dans cet Accord c’est le fait qu’il soit extraordinairement déséquilibré, asymétrique. Il est franchement aliénant, insensé et irresponsable. L’UE cherche à imposer à nos autorités un régime commercial favorable à ses intérêts industriels, agricoles et financiers privés. Il est donc profondément nuisible à notre structure économique actuelle qui est sérieusement fragilisée par les aléas de la révolution et la conjoncture géoéconomique et politique mondiale. De plus, il faut laisser à notre secteur agricole le temps nécessaire pour se consolider et s’affermir.

Que demandent les Européens ?


- L’accès aux marchés des biens industriels, agricoles et services sans entrave, au même titre que les investisseurs locaux.

- L’accès des entreprises étrangères à la propriété des biens immobiliers.

- L’amélioration du niveau et des mécanismes de protection des investisseurs.

- Le règlement des différends entre investisseurs et états (RDIE) ne devrait plus relever des tribunaux locaux. Il faudrait conclure des traités spécifiques pour mieux garantir la protection des investissements.

- L’alignement de la règlementation économique tunisienne sur les règles de la législation européenne.

- L’adoption de la législation communautaire dans les domaines tels la propriété intellectuelle, la politique de la concurrence, mais aussi les normes et les standards techniques, les mesures sanitaires et phytosanitaire.

Laissez-moi vous présenter à présent le tableau suivant qui fait le parallèle entre ces intensions et ceux du Pacte fondamental de 1857 imposé par la France et l’Angleterre à Mhamed Bey (1811 – 1859). Un Pacte qui avait, comme je l’ai déjà écrit dans une de mes contribution « (…) pulvérisé –gazéifié- l’économie tunisienne et sonné le glas de notre souveraineté nationale. » C’était le processus qui a mené 24 ans après au Traité du Bardo du 12 mai 1881.

Pacte Fondamental de 1857 ALECA Observations
Commerce La liberté du commerce (art.9) L’accès aux marchés des biens industriels, agricoles et services sans entrave, au même titre que les investisseurs locaux. L’ALECA est plus précise et plus exigeante. En clair, suppression totale des tarifs douaniers et non douaniers.
Justice L’institution d’un tribunal de commerce avec participation des étrangers selon des accords à conclure (art.7) Le règlement des différends entre investisseurs et états (RDIE) ne devrait plus relever des tribunaux locaux. L’ALECA va plus loin que l’article 7 : Les différents ne devraient plus relever des tribunaux locaux.
Propriété La liberté pour tout étranger s’installant dans le pays de posséder tous fonds de maison, verger, terrain à condition de respecter les lois en vigueur (art.11) L’accès des entreprises étrangères à la propriété des biens immobiliers. Idem
Circulation des personnes La liberté pour tout étranger de pratiquer tout métier à condition de respecter les lois du pays (art.10) Déjà dans la pratique et sans la réciprocité pour les Tunisiens.

Ainsi, l’ALECA est le « Pacte Fondamental » dans sa version plus moderne et plus "audacieuse" ! Cet Accord mènera sans aucun doute une nouvelle forme d’occupation, un néocolonialisme économique!

D’ailleurs, l’accord signé en juillet 1995 dans le cadre du processus de Barcelone pour la création d’une zone de libre-échange euro-méditerranéenne n’a pas contribué au développement économique de la Tunisie1 : il a coûté, d’après le président de l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES), « (…) une perte annuelle à la Tunisie l’équivalent de 3% du PIB. Ce taux de 3% est un manque à gagner en ressources fiscales en termes d’importations tunisiennes des produits provenant de l’Union européenne. Entre 1996 et 2010, les pertes en ressources fiscales causées par l’application de cet accord sont estimées entre 18 et 24 milliards de dinars. »

L’analyse de la folie des libéralisations des échanges des 35 dernières années montrent clairement que c’est les pays industrialisés et émergents qui en ont profité ; les pays du sud n’avaient pas grand-chose à vendre à l’étranger à l’exception de leurs ressources minières. Au contraire, leur tissu industriel s’est désagrégé et leur structure économique s’est presque décomposée.

L’exemple Russe au début des années 90 : l’exemple édifiant des dégâts du libéralisme tous azimuts : Contrairement aux prévisions des conseillers du FMI et du Trésor des Etats-Unis la privatisation n’avait pas conduit à la croissance et l’investissement mais à la chute de la production dans ce pays de l’ordre de près 35%. Les privatisations rapides –notre cas aujourd’hui- avaient conduit en Russie à la corruption ! A ce propos Joseph Stiglitz écrivit « Les sommes reçues par l’Etat étaient si faibles que la légitimité du transfert de ressources publiques au secteur privé a paru douteuse pour beaucoup. » (in « Un autre monde : Contre le fanatisme du marché », éd. Fayard, P.76). La polémique de la semaine dernière à propos du projet d’accord entre le Ministre Yacine Brahim et la Banque Lazard ne réconforte-t-elle pas l’affirmation du Prix Nobel d’économie ?

2. En tant qu’expert en la matière, spécialiste en libres échanges et particulièrement avéré sur le processus de Barcelone, vous avez été sollicité en premier lieu, pour participer au dialogue national avec la société civile avant de vous écarter complètement des pourparlers. Quelles en sont les raisons ?

"La consultation de la société civile" c’est une tromperie grossière, un attrape-couillons ! Les représentons du Ministère du commerce en charge du dossier m’ont invité à une seule réunion de travail, celle du lundi 9 février 2015. D’ailleurs, cette invitation est le fruit de notre obstination et notre détermination. Nous avons pris contact directement avec Mme Najla Harrouch, encore ministre au moment des faits, qui a bien voulu accepter, après exposé de notre approche, de nous inviter à cette réunion. Nous tenons ici à la remercier.

Ces "consultations citoyennes" se tiennent le plus souvent la veille des grandes rencontres. Elles visent tout bonnement à "légitimer" ce processus destructeur par des pseudo-consultations. Les comptes rendus de ces réunions ne sont pas public. Les associations conviées à la "fête" sont quasiment toutes subventionnées par l’UE. Les "Experts en négociations", comme les nomme madame Laure Baeza, sont d’une familiarité avec les responsables européens peu coutumière dans ce type de rencontre ; leur proximité avec leurs homologues européens saute aux yeux. Autant dire que le sens de l’Etat est absent !

Vous comprenez donc que les brebis galeuses, les personnes qui vont à l’encontre du libéralisme de cette "machine européenne", ce rouleau juridico-bureaucratique, sont écartées et neutralisées politiquement. Nous considérons que l’ALECA est un projet dangereux d’autant plus qu’ il exclut la réciprocité de la libre circulation des personnes ; aucune négociation n’est possible sans ce préalable, c’est notre condition sine qua non!

3. Les défenseurs de cet accord sont conscients que la signature de cet accord de libre échange complet et approfondi est un processus de longue haleine tenant compte des spécificités tunisiennes et ne présentant en aucun cas une menace pour les secteurs primaire et tertiaire. C’est ce qu’a affirmé la Commissaire européenne au Commerce lors de sa dernière visite en Tunisie. La société civile est-elle en train de mettre les bâtons dans les roues?

Les subventions européennes au secteur agricole en représentent 34% de ses revenus ce qui correspond à environ 75% du revenu total de l’Afrique subsaharienne. La vache européenne moyenne reçoit une subvention de 2 dollars par jour (le seuil de pauvreté de la banque mondiale). Pour reprendre les termes de Stiglitz, « Plus de la moitié des habitants du monde en développement vivent avec moins. Mieux vaut, apparemment, être une vache en Europe qu’un pauvre dans un pays en développement. »

Notre secteur agricole émerge à peine ; il est basé essentiellement sur une main-d’œuvre abondante et féminine à bas coût. C’est le secteur informel par excellence. Les femmes y triment toute la journée pour à peine 10 dinars. Ouvrir le secteur à la concurrence européenne ça signifierait que ces femmes vont encore trimer pour des occidentaux en leur produisant des produits biologiques et en contrepartie elles recevraient des produits européens bourrés de pesticides et des OGM (organismes génétiquement modifiés). En fait, c’est la fameuse spécialisation en termes d’avantage comparatif, si chère aux libéraux !

Pendant quarante ans, la libéralisation du commerce avait porté uniquement sur les produits manufacturés où les américains et européens disposaient encore d’avantage comparatif. Aujourd’hui, cet avantage est entre les mains du géant chinois et des tigres du sud-est asiatique. Les services et les droits de propriété intellectuelle concentrent en 2014 près de 80% du PIB européen et autant pour les USA. C’est pour ça que ces services sont proposés à présent à la libéralisation. Les occidentaux y disposent indéniablement d’avantage relatif (comparatif) important ; d’ailleurs, Orange et les banque françaises sont fortement présentes en Tunisie.

L’analyse des traités de libre-échange montrent clairement que les branches d’activité dont les occidentaux sont les moins désavantagés ont toujours fait l’objet de traité à part. Les négociations se font article par article, produit par produit, tout est bien consigné de telle manière que les atouts des pays du nord sont sérieusement valorisés et leurs faiblesses sont soigneusement protégées (Textile, industrie agro-alimentaire,…).

Pour convaincre les récalcitrants, des grands bureaux d’études et organismes internationaux à la botte des puissances industrielles, présentent aux plus réticents des simulations mettant en œuvre des MCEG (Modèles calculables d’équilibre général). Il s’agit de simulation en statistique comparative, avant la libéralisation de l’économie et après, des impacts macroéconomiques (PIB, investissement, commerce extérieur,…) de l’instauration d’une Zone de Libre Echange (ZLE). La simulation s’effectue sur la base de nombreuses hypothèses articulant le champ sectoriel du libre-échange, l’intensité de la compensation fiscale, les apports de capitaux extérieurs et l’élasticité de l’offre.

C’est de la foutaise! Même si les MCEG sont des constructions merveilleuses et très enrichissantes intellectuellement. Elles sont fortement hypothétiques : Les différentes simulations sont en statique, ce qui signifie que les comportements inter-temporels ne sont pas considérés ; le taux de croissance est souvent fixé entre 6 et 7%, l’augmentation de la TVA devait compenser le déficit budgétaire causé par le désarmement tarifaire, les IDE sont sensés doublés, etc.

Pour finir, je souhaite souligner avec force que notre principal avantage par rapport à l’UE réside dans nos bas salaires ; cet atout est vite balayé par nos nombreux désavantages : un coût élevé du capital (1 euros pour 3 dinars), de mauvaises infrastructures, une main-d’œuvre moins qualifiée et une productivité globalement plus faible. Commençons donc par le renouvellement de notre parc technologique et l’amélioration de nos infrastructures et la qualification de notre main-d’œuvre. Pour y parvenir l’appréciation du dinar est une urgence !


*Dr. Ezzeddine Ben Hamida : Professeur de sciences économiques et sociales (Grenoble)

1 Pour approfondir ce point voir notre contribution de juillet 2014 in l’Economiste Maghrébin (op.citée) ; disponible sur notre blog.

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