Il y a quelques semaines, les Algériens réagissaient avec vigueur à la publication du « Rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie » rédigé par l’historien Benjamin Stora à l’attention du président français Emmanuel Macron. Très critiqué, ce document a déclenché nombre de mises au point quant à ce que fut la réalité coloniale.
Beaucoup ont évoqué la violence génocidaire de la conquête, d’autres ont rappelé ce qu’était le statut d’indigène cela sans oublier les drames subis par la population en 1945 ou durant la Guerre de libération (1954-1962). Aujourd’hui, l’Algérie demande officiellement que la France reconnaisse ses crimes coloniaux. On relèvera, au passage, que ce n’est pas une exigence d’excuse ou de « repentance » mais de « reconnaissance ».
Parmi ces crimes coloniaux, il en est un, majeur, qui a été beaucoup documenté. Il s’agit de la torture pratiquée par l’armée française durant la guerre d’indépendance. Depuis La Question d’Henri Alleg, ouvrage publié en 1958 et immédiatement interdit à l’époque, ce sujet s’impose de lui-même quand on évoque le passif mémoriel entre l’Algérie et la France. Rares sont ceux qui nient son existence même si l’on continue à entendre ici et là des justifications à une pratique qui aurait été rendue nécessaire par – je cite – « les crimes du FLN.. » Bref, le bla-bla habituel.
En réalité, la torture est une immense tâche qui assombrit le passé français. Qu’il y ait reconnaissance ou pas, la réalité est la même. Souillure, il y a eu. Nous le savons tous. C’est une certitude partagée, fut-ce de manière implicite. Ce qu’on dit moins souvent, c’est que cette torture existait bien avant le 1er novembre 1954 et la naissance du FLN. Dans les commissariats de l’Algérie coloniale, on tabassait « l’indigène », on l’humiliait. On le cassait. C’était une pratique répandue et loin d’être exceptionnelle. La torture procédait de l’ordre colonial. Elle en était à la fois le fondement, la protection et le prolongement.
Voilà pourquoi l’affaire Walid Nekkiche, cet étudiant algérien enfermé durant quatorze mois, et qui a témoigné des violences et tortures subies dans les locaux des services de sécurité à Ben Aknoun, est une immense défaite morale pour l’Algérie indépendante. Comment peut-on accepter qu’un jeune homme puisse subir des traitements dégradants alors que la Constitution – tant vantée par l’exécutif - proclame noir sur blanc l’« inviolabilité de la personne humaine » ? Hier, les Algériens étaient les victimes des cruautés que des pervers coloniaux leur infligeaient. Aujourd’hui, les pervers sont parmi nous car comment qualifier un homme qui torture et viole un prévenu ?
Les hommes et les femmes qui dirigent l’Algérie détestent entendre qu’ils ne sont finalement que la continuation, sous une autre forme, de la domination coloniale. Qu’ils sont les piliers d’un système inique face aux « autres », au « reste », celles et ceux qui n’ont aucun droit.
C’est pourtant la réalité. Il est arrivé à Walid Nekkiche, ce qui pouvait arriver à n’importe quel « musulman », « arabe » ou « indigène », qu’il soit ou non militant du PPA-MTLD. Il suffisait d’une suspicion, d’un geste de colère, d’un regard soutenu, pour être embarqué par les képis, disparaître plusieurs jours sans que personne ne sache où l’on se trouve et atterrir dans un trou pour y subir l’innommable.
Dans la masse d’ouvrages sur l’histoire de l’Algérie, l’expression « ordre colonial » et « arbitraire » vont très souvent de pair. L’ordre colonial a disparu, du moins dans sa forme ancienne. L’arbitraire, lui, demeure. La torture a-t-elle jamais disparu ? Après 1962, elle a visé les opposants à Ahmed Ben Bella. Après 1965, elle a touché les opposants à Houari Boumediene.
Durant les années 1970 et 1980, elle a concerné tout autant les opposants de gauche, les berbéristes et les islamistes. Après les émeutes d’octobre 1988 et l’usage, massif, de la torture contre la jeunesse, un collectif d’intellectuels, de juristes et de personnalité avait eu le courage de dénoncer cette pratique. Le Comité national contre la torture osa ainsi publier « Le carnet noir d’octobre » (toujours disponible en ligne). Bien sûr, cela n’avait pas fait vaciller le pouvoir, cela n’avait débouché sur aucune enquête sérieuse et sur aucune condamnation de tortionnaires pourtant connus de tous mais cela avait permis à la société de dire non tandis que les victimes eurent la possibilité de témoigner.
L’Algérie est signataire de la Convention internationale contre la torture qu’elle a aussi ratifiée. Cela veut dire que la torture ne devrait pas exister dans notre pays. Certes, elle est officiellement passible d’un minimum de dix ans de prison. Certes, le Parquet général d’Alger a ouvert une enquête préliminaire après les déclarations de Nekkiche mais il faut que les choses changent en profondeur. Que le respect du droit humain ne soit pas juste un propos vague et lénifiant.
Dans l’Algérie nouvelle, les services de sécurité devront respecter la loi et les droits des citoyens : l’armée qui entend jouer un rôle pivot dans la stabilité du pays doit solennellement s’engager à interdire ces pratiques dégradantes. La justice, elle, doit les punir sans hésiter.
Walid Nekkiche est un homme courageux parce qu’il a parlé et témoigné. Qu’il trouve ici l’expression de mon admiration et de ma reconnaissance. Dans un contexte où règne l’impunité des uns, la lâcheté des autres (le silence de certains intellectuels, journalistes et écrivains est assourdissant) il a osé dire les mots. Grâce soit aussi rendue à ses avocates et avocats. Ils sont aussi l’honneur du peuple algérien.