L’Algérie va donc placer cent cinquante millions de dollars (des millions, pas des milliards) en dépôt de garantie auprès de la Banque centrale tunisienne. L’opération est banale. Toutes les Banques centrales du monde peuvent gérer une partie de leurs liquidités de la sorte. Dans le cas algérien, à l’heure où les réserves de change sont de soixante-deux milliards de dollars (des milliards, pas des millions…), ce dépôt ne constitue pas grand-chose. Si l’on est attentif à la situation actuelle de la Tunisie, marquée par la crise économique et financière, laquelle exacerbe les incertitudes politiques, on peut même dire que cela n’est pas assez.
Ce n’est pas l’avis de nombre de nos compatriotes qui se sont exprimés via les réseaux sociaux. Pour eux, charité bien ordonnée commence par soi-même. Les voici soudain transformés en bons gestionnaires, observateurs avisés de l’emploi efficient des ressources financières du pays. Cent cinquante millions de dollars… Un epsilon à comparer avec les huit cent milliards de dollars (des milliards, pas des millions), voire plus, dilapidés en vingt ans de règne bouteflikien. Comme l’ont relevé des internautes sur Twitter, ainsi s’indigne-t-on à propos de ces cent-cinquante millions de dollars quand, dans le même temps, on ne dit rien de l’importance des budgets de la défense ou des montants consacrés aux importations…
Je suis Algérien. Je suis aussi Tunisien. J’ajouterai même que je suis aussi Marocain. Il ne s’agit pas juste des paroles jetées en l’air, s’inscrivant dans un discours mécanique et répétitif, à l’image des discours creux sur l’arabité et l’union du monde arabe. Non, le Maghreb est à la fois une réalité et une interdiction.
Qui ne voyage pas en Tunisie ou au Maroc ne peut le comprendre. Ces gens que certains d’entre-nous ne cessent d’insulter via les réseaux sociaux ou via une presse irresponsable sont plus que nos sœurs ou nos frères. Ils nous ressemblent. Ils sont nous-mêmes. Le Maghreb uni devrait être une évidence pour tous. C’est, hélas, du pain béni pour nombre de personnes qui confondent patriotisme et xénophobie primaire.
Il n’est pas normal que l’on ne puisse pas voyager par la route de Rabat à Tunis en passant par Alger. Nous sommes en 2020 et nous vivons dans un Maghreb où la restriction du mouvement, de l’installation et des échanges commerciaux est bien plus importante que durant la période coloniale ! Celles et ceux qui ont de la famille de l’autre côté de l’une des deux frontières le savent très bien.
Certes, la situation de l’Algérie n’est guère reluisante. Les problèmes structurels de l’économie algérienne qui existaient en 1999, ou même en 1989, sont toujours là. Certains, comme la dépendance aux hydrocarbures, se sont même aggravés (Ah que le bilan de Bouteflika et de tous ceux qui l’ont servi est reluisant…). Mais tout de même ! Où est la traditionnelle générosité algérienne ? Celle dont nous ne cessons de nous prévaloir ? Quand il y en a pour dix, il y en a pour quinze ou vingt. Et personne en Algérie n’a intérêt à voir la Tunisie ou le Maroc s’effondrer. Et puisqu’on parle beaucoup de la guerre de libération, où est notre reconnaissance ?
Bien sûr, on ne fera jamais disparaître les petites mesquineries des uns et des autres, les saillies clochemerlesques, les « ah non, chez nous c’est mieux que chez vous ». En fait, ce qui vaut à l’échelle nationale vaut aussi sur le plan régional. Si, Algérois, on excelle dans les blagues au détriment des gens de Mascara ou de Mostaganem, il est normal aussi que l’on raconte à l’envi l’histoire de Bourguiba disant « qoulna klima, rdja3na fi dhlima » - (« on a dit un petit mot, on s’est retrouvé dans l’obscurité ») – après que Boumediene eut ordonné la coupure de la ligne électrique reliant l’Algérie à la Tunisie, le « Combattant suprême » ayant eu l’audace de revendiquer le Constantinois…
Tout cela n’est que plaisanteries et galéjades. A la condition que l’on ait en tête que dans le monde qui s’annonce, aucun pays ne peut s’en sortir seul. Il ne s’agit pas de singer l’Union européenne qui s’est peu à peu transformée en regroupement commercial et libre-échangiste au détriment de valeurs plus humanistes et plus sociales. L’idéal maghrébin existait vraiment à l’époque des combats anticoloniaux. Il a été trahi par les élites dirigeantes qui ont pris le pouvoir au moment des indépendances.
Ces élites ont échoué dans la bataille de développement et de la démocratie mais elles ont aussi failli dans la construction maghrébine. A l’heure où les Algériennes et les Algériens renouent avec les idéaux de Novembre, il y a quelque chose d’étrange dans le fait de voir la revendication d’une union maghrébine tarder à être portée par tous. Le changement en Algérie doit embrasser l’horizon maghrébin, c’est une priorité.
Écoutons les chants de certains stades. Les supporters de l’USM Alger, comme ceux du Raja Club Athletic de Casablanca ou ceux de l’Espérance de Tunis célèbrent la fraternité maghrébine. Pendant ce temps-là, des intellectuels des trois pays avivent le chauvinisme et servent les intérêts qui tirent profit d’un Maghreb désuni. Il est temps que cela change.