Au siècle dernier, les nationalistes algériens, marocains et tunisiens affirmaient vouloir unir leurs pays au sein d’une structure commune une fois les indépendances conquises. L’idéal maghrébin rencontrait alors une large adhésion populaire. Malgré leurs différends frontaliers et des divergences idéologiques, les pays du Maghreb central (Algérie, Maroc et Tunisie) réussirent à s’entendre en février 1989 pour créer un ensemble régional comprenant également la Libye et la Mauritanie. Mais le mariage a fait long feu.
Aujourd’hui, l’Union du Maghreb arabe (UMA) n’est qu’une coquille vide. Un chiffre et un fait illustrent son insignifiance : les échanges intermaghrébins ne comptent que pour 2 % du commerce extérieur de chaque État. Quant à la libre circulation des personnes, elle n’existe pas au sein de cet espace marqué par un chômage de masse parmi la jeunesse, par des tensions sociales récurrentes, par un haut niveau d’émigration illégale ainsi que par un endettement massif et croissant qui ouvre la voie aux ajustements structurels du Fonds monétaire international (FMI).
Le « non-Maghreb » se traduit par l’incapacité des régimes locaux à mener des politiques concertées pour les grandes infrastructures de transport, l’énergie, l’éducation, l’environnement, l’agriculture ou la santé. Peuplée de 93 millions d’habitants, la région s’avère incapable d’empêcher les ingérences extérieures. L’Algérie, le Maroc et la Tunisie n’ont pu s’entendre sur une stratégie collective pour faire face au chaos en Libye. De quoi faciliter l’intervention militaire d’acteurs étrangers tels les Émirats arabes unis, le Qatar, la Turquie ou la Russie.
La principale raison de l’échec de l’unité maghrébine est connue. Le contentieux entre le Maroc et l’Algérie à propos du Sahara occidental n’a jamais cessé de faire obstacle à l’intégration régionale, même quand les deux parties convenaient de le mettre de côté pour tenter de la relancer. Pour Rabat, cette ancienne colonie espagnole fait partie du royaume. Pour Alger, qui a reconnu la République arabe sahraouie démocratique (RASD), ses habitants doivent décider de leur sort par le biais d’un référendum d’autodétermination.
Pendant près de cinq décennies, une « paix froide » a régné entre les deux poids lourds du Maghreb. Elle entravait l’UMA, sans toutefois menacer la stabilité de la région. Mais les choses ont changé. Les deux pays sont surarmés, leurs relations diplomatiques ont été rompues l’été dernier — à l’initiative d’Alger, ulcéré par la normalisation israélo-marocaine —, tandis que les internautes des deux camps s’écharpent sur les réseaux sociaux. Bref, l’hypothèse d’un conflit n’est plus à exclure.
Cette montée des tensions intervient alors que l’autoritarisme se renforce dans la région. En Algérie comme au Maroc, la justice punit tout propos critique à l’égard du pouvoir, quelle que soit l’appartenance politique de celui qui l’exprime.
Fin 2021, on comptait plus de trois cents détenus d’opinion algériens : hommes politiques, journalistes, dirigeants d’entreprise, responsables associatifs ou simples citoyens. Contredire le discours triomphaliste de la naissance d’une « Algérie nouvelle » portée sur les fonts baptismaux par la grâce du président Abdelmadjid Tebboune et du chef d’état-major, le général Saïd Chengriha, provoque les foudres des autorités.
Au Maroc, plusieurs dizaines de manifestants du Hirak du Rif (2016-2017) ont été condamnés à de lourdes peines de prison. En apparence, la vie politique dans la monarchie obéit aux règles de la démocratie. Mais critiquer le jeu convenu entre la classe politique et le palais royal, qui détient de facto l’essentiel des pouvoirs, ou dénoncer les problèmes qui minent le royaume (corruption, clientélisme, inégalités entre régions, etc.) expose à de graves déboires judiciaires.
Quant à la Tunisie, qui tente tant bien que mal de garder une position neutre dans l’affaire du Sahara, le gel du Parlement et la prise de contrôle de tous les pouvoirs par le président Kaïs Saied en juillet 2021 y font craindre une dérive dictatoriale.
Certes, le locataire du palais de Carthage promet un retour à la normale en 2022 par le biais de consultations populaires directes destinées à élaborer une nouvelle Constitution. Suivront ensuite un référendum pour l’adoption du texte fondamental (25 juillet 2022) et des élections législatives (17 décembre 2022). Mais ses opposants sont dans la ligne de mire. L’ancien président Moncef Marzouki a été condamné par contumace à quatre ans de prison pour « atteinte à la sécurité extérieure de l’État ». Son crime ? Avoir dénoncé un « coup d’État » mené par M. Saied et demandé à la « communauté internationale » d’exercer des pressions sur Tunis pour un retour à la démocratie.
Cette volonté d’unanimisme commune aux trois pays du Maghreb intervient dans un contexte de fragmentation des oppositions politiques. Au Maroc comme en Tunisie, la gauche a perdu de son influence, tandis qu’elle demeure inaudible en Algérie. Quant aux islamistes, ils sont partout en recul.
Dans le royaume, le Parti de la justice et du développement (PJD) a subi une débâcle aux élections générales du 8 septembre. En Tunisie, Ennahdha est sur la défensive face au président Saied après avoir longtemps profité de ses victoires électorales pour faire main basse sur les institutions et l’administration.
Chez le voisin algérien, les partis religieux autorisés sont confrontés à un dilemme : l’inféodation au régime ou une opposition de façade. Se posent alors deux questions : quelle force politique au Maghreb sera capable d’encadrer la colère populaire qui gronde ? Et qu’en sera-t-il de l’avenir de cette région si, d’aventure, Alger et Rabat choisissent la pire des options pour régler leur contentieux ?