Comment atteindre un objectif ?
La réponse est simple, il faut d’abord le définir. Dans le cas présent, la définition est simple : il s’agit d’effacer l’unanimité solidaire qui existait dans les rangs du Hirak il y a un an et qui perdurait encore il y a quelques mois. Quelle que soit l’orientation et les convictions politiques, la volonté majoritaire refusait un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika. Face à cette insulte faite au peuple, il fallait dépasser les clivages, taire les rancœurs et serrer les rangs face à un système qui était loin d’accepter d’abandonner la partie. On connaît la suite.
Aujourd’hui, la donne a changé. Un processus de normalisation imposée par le haut est en cours. Des élections législatives vont avoir lieu en juin prochain et certains sont dans les starting-blocks, persuadés que l’affaire en vaut la peine (pas sur le plan politique mais matériel, mais a-t-on besoin de le préciser ?). Le Hirak, lui, existe toujours. Il a repris possession de la rue chaque mardi et, surtout, chaque vendredi. Bouteflika étant parti, le Hirak répète ce qu’il revendique envers et contre tout depuis le printemps 2019 : un changement profond, politique et institutionnel ainsi qu’un État de droit. Des revendications qui ne cadrent pas avec la normalisation. Alors, il faut que le Hirak s’essouffle.
Comment faire pour qu’il s’essouffle ? Les pratiques habituelles de conditionnement des masses apportent des solutions qui ont fait leur preuve. Dans un premier temps, il faut créer un contexte. Si on ne peut le créer, il faut attendre qu’il se forme et, ensuite, l’exacerber.
La virulence dans le ton et le comportement inacceptable de certains membres de la mouvance islamiste non-légale ou tolérée – on ne parle pas ici des islamistes de cabinets ministériels – a fourni l’élément déclencheur. Que l’on soit en Algérie ou ailleurs dans le monde arabo-musulman, on ne peut s’empêcher de relever que ces comportements outranciers, largement relayés par les réseaux sociaux, tombent toujours à pic quand il s’agit de créer le fameux contexte. Mais passons.
Créer un contexte, signifie appuyer là où ça fait mal. Cela veut dire entretenir les différends, les aiguiser. Verser du sel sur des plaies mal refermées. Il s’agit ensuite de laisser les événements décider. Pour avoir consacré un article à ladite mouvance islamiste et à sa place dans le Hirak mais aussi en diffusant les extraits de prise de parole de certaines personnalités de l’ex-Front islamique du salut (FIS) vivant à l’étranger, le journaliste El-Kadi Ihsène s’est pris un torrent de boue et d’attaques personnelles.
On répètera toujours et encore que la critique à l’encontre d’un journaliste est normale et souhaitable. Mais les attaques contre la famille, les accusations de « traîtrise », d’inféodation à « l’ennemi sioniste » et autres joyeusetés charriées par les réseaux sociaux sont inacceptables. C’est ce qui s’est produit. Et c’est cela « le » contexte.
Quand un tel emballement se produit, toutes les attitudes sont discernables. Il y a l’expression de gens blessés, profondément traumatisés, qui ne peuvent pas accepter ce qu’ils ressentent comme une tentative de réhabilitation de l’ex-Front islamique du salut (FIS). Des gens qui ne peuvent pas oublier et qui, surtout, n’ont pas accepté qu’on les oblige à pardonner sans que justice soit faite.
Mais il y a aussi les inévitables fauteurs de trouble, travaillant en commandite, bien décidés à miner le Hirak de l’intérieur, trop heureux d’entonner leur « on vous l’avait dit, ça ne peut pas tenir ». Il y a encore les opportunistes qui n’en ont jamais assez de se donner en spectacle, qui rejouent à l’envi leur moment warholien, mélangeant appropriation mémorielle, posture moralisatrice et hystérie, juste pour exister, pour y aller de son commentaire assassin à l’encontre d’un journaliste accusé de pactiser avec les assassins d’hier. Bref, des inutiles bien utiles.
Est-ce la réalité ou est-ce une dérive propre aux réseaux sociaux et au clicktivisme ? La réponse relève d’un mélange des deux. Quoi qu’il en soit, nous n’en sommes pas revenus, du moins pas encore, à la situation de janvier 1992 où il fallait choisir son camp. Nous n’en sommes pas retournés aux débats âpres et aux tiraillements provoqués par les deux rencontres de l’opposition algérienne organisées à Rome par la communauté de Sant’Egidio en 1994 et en 1995. Mais il serait dangereux d’affirmer qu’on n’en est pas loin et que cela n’arrivera pas.
L’Histoire n’aime pas les questions non-résolues. Elles finissent toujours par revenir sur le devant de la scène de manière dramatique et il n’y a pas mille et une réponses. Dans le cas algérien, le problème est simple : les islamistes – et là encore, on ne parle pas des courants « domestiqués » par le pouvoir - ont-ils leur place dans une transition politique (pour peu qu’elle s’enclenche) ? Faut-il leur faire une place à la table des confrontations partisanes pacifiques, autrement dit les élections, ou faut-il les interdire (sachant qu’ils existent et qu’ils ont un poids électoral non négligeable) ? Peut-être, avons-nous cru naïvement que le Hirak à ses débuts avait relégué ces questions dans les abysses. Elles viennent de remonter brutalement à la surface.
Dans tout ce fracas, et au-delà du sort qui est réservé à El-Kadi Ihsène – dont je suis totalement solidaire – il y a donc un enseignement que les islamistes doivent tirer. Beaucoup, en Algérie, ne leur ont pas pardonné la décennie noire. Beaucoup n’ont pas tourné la page. Dans l’hypothèse d’une transition inclusive, fondée par exemple sur un pacte national, cela signifie que les Rachad et consorts devront convaincre cette Algérie qui s’oppose à eux que les choses ont (vraiment) changé. Cela signifie qu’il faudra des gestes forts pour sceller la réconciliation. Cela signifie donc qu’il faudra reparler du repentir et du pardon. D’une manière ou d’une autre. Et ce ne sera pas une mince affaire.
N.B : je joins ici, le premier commentaire d’un premier lecteur, aussi vigilant que fraternel. Commentaire que je partage totalement :
« Le problème est que l'article 46 de la loi sur la réconciliation empêche "l'autre" douleur de s'exprimer tout en permettant la dénonciation des islamistes. Sans justice transitionnelle - et c'est bien la raison qui fait que le régime ne veut pas de transition -, on sera toujours face à un récit incomplet et biaisé. Plus que les manifs, c'est la libération de toutes les paroles sur les années 90 que le régime craint et empêche par tous les moyens. »