À mon retour de ma rituelle visite matutinale à mes arbres, ma maison s’éveille encore doucement, tout juste bercée par les élégiaques arpèges de la cinquième Rapsodie Hongroise de Franz Liszt sous les doigts d’Alexandre Kantorov. Et c’est, d’un coup, tout un orchestre tsigane qui déroule entre deux rayons de soleil échappés à la brume une mélancolique farandole de nostalgie et d’espérance.
Hélas, les dernières notes de musique sont à peine tombées que les inénarrables duettistes de la radio reprennent leurs jacasseries. Excédé, je les remplace par Hélène Grimaud et le concerto pour piano en ré mineur de Brahms. Pourquoi, grand dieu, pourquoi toujours tant de bavardage ?
Il faut remonter aux origines pour comprendre, lorsque, il y a quelques 7 millions d’années, un groupe de joyeux drilles s’essaya à la station debout pour jouer à un-deux-trois-soleil. Ils y parvinrent si bien qu’ils se mirent ensuite à marcher puis à courir jusqu’à s’apercevoir que plus ils couraient, plus ils se redressaient et plus ils se redressaient mieux ils pouvaient repérer au loin le long cou des girafes et les sournoises approches des lions, hyènes et autres rhinocéros tapis dans les hautes herbes de la savane.
Mais ils libéraient du même coup leur larynx qui se mit à laisser passer des borborygmes de plus en plus élaborés. Des mots suivirent, de plus en plus sophistiqués, au point de constituer bientôt des bouts de phrases avec sujet, verbe et compléments. Manquaient encore la grammaire et la syntaxe, les auteurs français les inventèrent afin de pouvoir composer des romans, des essais, des récits de voyage et des recettes de cuisine. Beaucoup de leurs auteurs vivent en ces jours d’automne de froidure et de pluie l’angoisse insupportable de l’attente : qui obtiendra Le Prix ?
Il faut se souvenir que ce précieux trophée peut être synonyme de considération car pour certains, le nombre de tirages peut tenir lieu de critère de qualité. On a vu récemment un semblable couronné atteindre le million d’exemplaires en dépit de toute logique littéraire. Ce qui atteste que tout est possible en ce bas monde.
Pour d’autres, au contraire, la confidentialité est gage de talent, l’éclairer peut offrir le précieux sésame d’entrée au sein de l’élite germanopratine autoproclamée. Ce qui démontre également que l’obscurité peut aussi donner accès au saint des saints.
Mais tout cela additionne un nombre incalculable de mots car si la dame au chapeau noir est moins prolifique que Victor Hugo, Eugène Sue ou Marcel Proust, tous ses confrères réunis collectionnent ensemble de belles bibliothèques de mots.
Des mots qui, un jour ou l’autre, se transforment en paroles et bousculent sans vergogne le moindre chemin campagnard en bruyant boulevard de randonnée pédestre, inondent le plus reculé des bistrots de brèves approximatives, même si, parfois, s’y mêlent quelques touches de poésie aussi inattendues qu’involontaires et assourdissent les trottoirs des villes de conversations monologues grâce à la magie téléphonique. Rien n’arrête jamais en effet un beau parleur et les laids tout autant.
Dans son Solibo Magnifique, Patrick Chamoiseau fait mourir son héros d’une vulgaire égorgette de paroles. Sans souhaiter pareille pénitence à nos actuels causeurs dans le poste capables de proférer sans sourciller l’inverse et son contraire, puissent-ils malgré tout réfréner leurs débordements de sentences, procès et toutes autres saillies car ce ne seront jamais que des mots. Des mots certes parfois parés de beaux atours mais si souvent des mots vides et dépeuplés, des mots creux, des mots sans dires. Des mots où le silence lui-même ne trouverait pas sa place.