Nous avons tous nos rituels. Plus ou moins impérieux, ils ponctuent nos journées, les ordonnent et les charpentent et nous conduisent jusqu’au soir en toute sérénité.
C’est ainsi que chaque matin, je vais parler à mes arbres. Chaussé de bottes ou de sabots, je fais le tour de mon courtil et j’écoute le vent dans leurs branches. Je hume les délicates fragrances de leurs bourgeons ou fais crisser leurs feuilles mortes tombées à leurs pieds. J’effleure l’écorce lisse et argentée du boulot et celle, rugueuse, du sapin. Je complimente le baliveau qui s’efforce de rattraper le fayard, son aîné de 30 ans, et j’interpelle les écureuils, ramiers et autres tourterelles dont ils se font tous les hôtes.
Forts de l’empathie qui nous unit, ils poursuivront paisiblement leur vie d’arbre au service d’une nature qui les respecte. Et moi, le cœur léger et l’âme débonnaire, j’organise ensuite mes occupations en fonction de l’air du temps, de mes envies ou de mes obligations.
Mais malheur si le ciel me prive de ma promenade de santé, si un lumbago me cloue au lit ou si mon éditeur m’envoie en quelque salon à l’autre bout du Pays ! L’humeur matutinale sera morose et celle de l’après-midi bourrue sinon même grognon. Au point que, parfois, je me demande si cette douce manie de vieux bougon de la campagne ne devrait pas plutôt être qualifiée d’addiction !
On connaît des cas moins pendables qui, selon les scientifiques, relèveraient d’office de la faculté. Ainsi, comme l’avait constaté le Grand Général, on dénombrerait dans notre bel Hexagone autant de fromages que compte de jours une année bissextile ordinaire. Chaque terroir arbore le sien, chaque village, presque chaque ferme. Fromage au lait de vache, au lait de chèvre ou au lait de brebis. Fromage à pâte molle ou fromage à pâte ferme. Fromage frais ou fromage fermenté. Fromage embaumant l’air autour de lui ou fromage à la délicate fragrance, fromage persillé ou fromage à la croûte fleurie. Fromage goûtu et fort en bouche ou fromage enlaçant les papilles de ses arômes raffinés.
Leur liste tiendrait dans cent pages au moins mais citons tout de même les plus fameux d'entre eux comme les Camembert, les Livarot et les Pont-L’Évêque, les Vieux Lille et leurs cousins les Maroilles, les Munster et les Roquefort, les Chevrotin, les Chabichou, les Saint-Marcellin et les Rocamadour. Cent et un fromages qui s’inscrivent dans notre patrimoine culinaire si envié par le reste de l’humanité.
Or, si ces fromages rencontrent un tel succès auprès des gourmets, ce serait, selon l’université étasunienne du Michigan, à cause de la caséine, une protéine présente dans les produits lactés. Lors de la digestion, elle libère en effet de la casomorphine, une molécule maligne qui présente la particularité d’activer les récepteurs du cerveau liés à la dépendance, transformant ce qui n’est au départ qu’une appétence ordinaire en addiction.
Certes, des consommations excessives et répétées de tabac, d’alcool, de drogue, de thé vert, de chocolat ou de pâtisseries à la crème peuvent provoquer des accoutumances et conduire à l’addiction. Mais le fromage ! Vais-je devoir m’agenouiller dans le confessionnal et avouer à mon "psy" ces plaisirs coupables ? Et plus grave encore, vais-je devoir réduire mes portions de camembert au lait cru élevé en Normandie et moulé à la louche en bois de cèdre et rationner le vin qui les accompagne ?
Voilà qui me laisse bien à penser pour ces jours à venir.