Lorsque j’étais gamin, à la mi-temps du siècle dernier, disons lorsque je cochai la case des sept ans et entrai dans l’âge dit de raison, la question fatidique tomba comme un couperet, que voudras-tu faire plus tard ? Sait-on alors ce que l’on est ? Sait-on comment trouver sa place au milieu du capharnaüm des adultes ? Quel avenir imaginer lorsque on a toujours vécu dans un village perdu au cœur des herbages et des pommiers ? Quel autre personnage incarner quand on n’a guère côtoyé que des paysans, l’épicière au milieu du bourg, la femme du boulanger à laquelle on chipait un caramel par-ci, un roudoudou par-là, le patron du tabac-journaux rescapé des camps, le curé et la catéchiste ou le maître d’école qui tapait sur les doigts pour une faute d’accord du participe passé ?
J’aurais pu essayer la médecine pour me promener de maison en maison avec une sacoche de cuir noir, des mains toujours propres et un distingué costume-cravate. Mais l’ablation des amygdales et des végétations à l’hôpital de la Grande Ville m’en dissuada définitivement. Comme il n’y avait pas de salle de cinéma à proximité, je ne savais pas encore que les fameux cow-boys américains n’étaient en réalité que de vulgaires vachers comme moi, à ceci près peut-être que je ne montais pas à cheval qui, par ailleurs, évoquait plus les labours que les grandes chevauchées à travers les prairies.
Quant à faire assureur, banquier ou vendeur de voiture, il m’aurait fallu résister à l’image véhiculée par la doxa locale qui prétendait que non seulement ils ne s’étaient abaissés à cette extrémité que poussés par la paresse mais qu’ils ne savaient guère qu’encaisser des cotisations sans jamais les rendre. Or les morales quotidiennes inscrites au tableau noir de l’école étaient formelles, le vol est une atteinte à la propriété et la paresse un vilain défaut. Hors de question dès lors de s’engager sur des voies aussi déshonorantes.
Certes, de nombreux autres métiers demeuraient à ma disposition. La ferme de mon père était ainsi régulièrement le théâtre des énigmatiques activités du mécanicien local autour du tracteur, un Pony d’une belle couleur rouge, du moins au début. Mais ses réparations se caractérisaient précisément par leur nature éphémère en dépit de ses mains noires de cambouis et du long chapelet de jurons qu’il prodiguait avec générosité au grand désespoir de ma mère. Exit donc la mécanique.
Le menuisier-charpentier avait établi son atelier à quelques perches de la maison du docteur et si le nuage de poussière qui l’environnait, le refrain récurrent des marteaux et le sifflement des scies et des rabots ne faisaient plus peur, l’apparition claudicante de l’artisan jadis tombé d’un toit n’était guère rassurante. Point donc d’orientation vers les professions du bois.
Restait celle de retraité mais la fantaisie ne serait venue à personne d’en rêver. Les retraités étaient à l’époque sévèrement touchés par la vieillesse ; ils tremblaient pour rouler leur cigarette de tabac gris, boitaient parfois à la suite d’un accident de chasse, confondaient souvent la gauche avec la droite au volant de leur 2CV et, suprême dégradation, leur casquette ne dissimulait plus guère que de rares cheveux blancs quand les jeunes garçons brillantinaient généreusement leur épaisse tignasse de Roja-Flor pour parader au bal du samedi soir.
Le temps s’est depuis longuement écoulé. Les menuisiers se plaignent désormais de manquer de bois et de main d’œuvre, les mécaniciens font des études d’informatique et portent des gants de soie et les médecins désertent les campagnes. J’aurais peut-être dû prétendre à la prestigieuse fonction de maître d’école rurale mais ils font de plus en plus souvent grève pour exprimer leur mécontentement envers le gouvernement, l’administration, les programmes, les élèves et leurs parents. Ce qui montre combien leur tâche est ardue.
En revanche, sur leur bicyclette et au milieu de la chaussée enfin libérée des touristes et des vacanciers, les retraités paraissent aujourd’hui plus gaillards que jamais. On dit même qu’ils vivraient de plus en plus longtemps et qu’ils seraient de plus en plus nombreux ! En un mot, que les lendemains qui chantent leurs appartiendraient.