Solidement établie au fond de la vallée, la brume semble hésiter encore à se dissiper en dépit du soleil qui inonde les Monts d’une lumière à peine tempérée par quelques timides nuages d’altitude. Respectant à la lettre les directives du calendrier, l’automne caresse doucement le flanc des collines de languissantes taches de miels et d’ambres, comme en attente des ocres, safrans et pourpres à venir.
Au pied des fayards, un écureuil fouille l’herbe à la recherche de faînes pour regarnir ses provisions d’hiver mais l’arrivée d’une brigade de merles le fait fuir. Leur récolte sera hélas fort maigre à cause des gels de printemps qui ont brûlé les fleurs, ils se replient alors sous les bouleaux où ils explorent l’épais tapis de feuilles luisantes de rosée. Au piano et en véritable magicien, Joseph Moog restitue avec une sombre virtuosité les sortilèges qui envoûtent les Variations sur un thème de Paganini de Johannes Brahms. La mélancolie installe ses quartiers pour la journée.
Mais c’est compter sans l’arrivée inopinée d’une escouade de randonneuses de la ville voisine bien décidées à faire halte en mon courtil avant de se lancer à l’assaut du chemin qui le longe. On a une salade de crudités au saumon, du pain et du fromage mais nous manque le dessert ! Mon réfrigérateur est aussitôt dévalisé de ses œufs, de crème et de lait, mes étagères de farine et mon cellier des premières pommes du verger. Si je n’avais pas été expulsé manu militari, reste donc pas là dans nos jambes ! j’aurais pu assister à un véritable feu d’artifice digne des grandes étoiles du Michelin.
C’est bon, le four est réglé, tu sors la tarte dans trois quarts d’heure, on y va ! Bousculades, rires, claquements de porte et le brouhaha s’estompe peu à peu. Faute de trouver ma place au milieu de ce capharnaüm, j’invite Joseph Moog à reprendre son ouvrage au piano avec, cette fois, le Caprice n° 5 de Paganini de Robert Schumann.
Alexandre Vialatte écrivait que la femme remonte à la plus haute antiquité, il avait tort. Depuis que le regretté Yves Coppens a découvert le squelette de Lucy, on sait qu’elle remonte à beaucoup plus loin encore sinon même aussi loin que son homme. L’expérience a d’ailleurs démontré que, sans elle, celui-ci vivrait comme un vieux garçon taciturne et dépenaillé et n’aurait donc pu créer à lui seul une véritable descendance et moins encore une humanité tout entière.
Les hommes croient pouvoir s’en attribuer la gloire, mais c’est d’abord l’affaire des femmes. Le mâle peut bien trôner dans son grand fauteuil de rotin et afficher des airs bougons pour donner l’impression d’élaborer, en silence, de vastes théories philosophiques. Ce sont les grand-mères, les mères, les filles qui dirigent les maisonnées. Avec une seule obsession : maintenir la vie.
Certes, lorsqu’un danger survient, on enverra l’homme l’éloigner. C’est toujours au père de chasser les loups qui font si peur aux enfants parce qu’il est réputé fort et que sa grosse voix les impressionne. Mais les femmes ne sont pas dupes et elles peuvent elles aussi sortir leurs griffes à l’occasion. Surtout si une intruse tente de s’immiscer dans le cocon protecteur qu’elles ont laborieusement tissé autour de leur monde.
Elles seront ainsi capables de toutes les perfidies pour préserver leur cadet qui restera leur bébé jusqu’à la fin de ses jours. Elles éloignaient de son berceau les mouches et les araignées. Elles veillaient la nuit sur son sommeil. Elles contrôlaient ses devoirs au retour de l’école. Elles surveillaient ses notes. Rencontraient ses professeurs puis, plus tard, ses "fiancées" et ses employeurs. En un mot, elles faisaient une "situation" à ce jeune garçon lymphatique qui se serait contenté, comme son père et son grand-père avant lui, de rêver benoitement à la course des nuages au-dessus des forêts jaunissantes à l’orée de l’automne.
Aragon disait que la Femme est l’avenir de l’Homme. Elle est toute son Histoire. Ce qui pourrait d’ailleurs expliquer pourquoi, par le plus curieux des hasards, le squelette du compagnon de Lucy n’a toujours pas été retrouvé. Ce qui devrait tout de même laisser aux hommes bien des choses à penser. (Lire le Crépuscule du Tourment, Léonora Miano, éditions Grasset)