"Un homme libre est toujours intrigant pour les autres humains, il leur fait peur au plus profond d’eux." Cette sentence extraite de La divine Chanson d’Abdourahman A. Wabert conviendrait tout à fait pour présenter le héros de Patrick Rambaud. L’histoire remonte 25 siècles en arrière et se déroule en Chine, dans le royaume Song.
Entre fleuve jaune et rivière Houaï, on vit dans la soie et dans le raffinement. Raffinement dans les arts comme dans la guerre et le massacre. Le futur maître, Tchouang tseu, s’engage dès sa naissance dans des chemins de traverse. Il ne crie pas comme l’exige le rituel de toutes les naissances, comme si son âme avait voulu demeuré enfermée dans son corps. Un corps par ailleurs si froissé qu’il ressemble à un vilain têtard et que sa mère, désespérée, en mourra dans un long cri de douleur. Fils du surintendant de l’empereur, il lui faudra participer à la vie tumultueuse de son époque faite autant de sang et de larmes que de poésie et d’élégance.
Libre et affranchi, il ne goûtera pourtant pas à ces délicieuses pratiques du monde. Refusant toute servitude, il se voudra toujours libre et différent.
Calme au milieu de l’agitation, indolent au milieu de l’impatience, immuable au milieu du mouvement, détaché au milieu des croyances. Il se voudra un sage au pays des fous. Un maître retranché dans ses sentiers intérieurs. Sa voie, le Tao, enseigne en effet la sagesse de l’abandon face à l’inutilité des actes, le contournement face à l’obstacle et l’évitement face à la vanité des gouvernements, des lois et des conventions.
Il sera seul, bien sûr, à marcher ainsi à contrecourant. Même si on l’appelle maître en écoutant ses maximes. Il sait bien que dès qu’il a le dos tourné, ses flagorneurs s’empressent de l’oublier. Et qu’importe ce qu’il adviendra de son corps après sa mort, ajoute-t-il en réponse à leur inquiétude, puisque seuls les chats auraient plusieurs vies !
Patrick Rambaud prétend nous raconter là une histoire imaginaire. Mais Tchouang tseu a vraiment existé et est considéré comme l’un des piliers du taoïsme. Et le monde qui l’entoure ressemble furieusement au nôtre.
Cruel et cultivé, sauvage et éclairé, profondément matérialiste et en proie aux chimères les plus hasardeuses. On se demande alors quel écrivain ou quel livre l’auteur des Chroniques du règne de Nicolas 1er veut aujourd’hui pasticher. Quelle parodie nous cache-t-il ? Que dissimule-t-il derrière le second degré de ses aphorismes ? Ne serait-ce pas une critique précisément de notre société contemporaine ? (Le Maître, Patrick Rambaud, Grasset)