Certaines régions au cœur de l’Europe ont été rayées de la carte. L’une d’entre elle- elle n’est pas la seule - est la Galice, qui coïncide aujourd’hui en grande partie avec le territoire où une guerre misérable a été menée pendant plus d’un an.
Jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, la Galicie était la province la plus éloignée de l’Empire austro-hongrois, frontalière de la Russie. Lors de la dissolution de l’Empire des Habsbourg, les vainqueurs, certainement pas moins iniques que les vaincus, l’assignèrent à la Pologne renaissante, comme la Bucovine, qui la bordait, elle fut annexée tout aussi capricieusement à la Roumanie. Les frontières, chaque fois redessinées à la gomme et au crayon sur des cartes par les puissants, laissent le temps qu’ils trouvent, mais il est probable que la Galice ne réapparaîtra plus sur les inventaires de la politique européenne.
Beaucoup plus important que la cartographie est le monde qui existait dans cette région – c’est-à-dire les hommes qui dans le Königreich Galizien und Lodomerien (c’était le nom officiel de la province), respiraient, aimaient, gagnaient leur vie, pleuraient, espéraient et mouraient. Dans les rues de Lemberg, Tarnopol, Przemysl, Brody (maison de Joseph Roth), Rzeszow, Kolomea a existé un ensemble varié de Ruthènes (comme on appelait alors les Ukrainiens), de Polonais, de Juifs (dans certaines villes près de la moitié de la population), de Roumains, de Tsiganes, de Huzuli (qui entre 1918 et 1919 ont constitué une république indépendante de courte durée).
Chacune de ces villes avait un nom différent selon la langue des habitants qui y vivaient, dans chacune d’elles les églises catholiques au coin de la rue, se sont transformées en synagogues et celles-ci en églises orthodoxes et uniates. Ce n’était pas une région riche, en effet les fonctionnaires de Kakania la considéraient comme la plus pauvre et la plus arriérée de l’empire; c’était, cependant, précisément en raison de la pluralité de ses groupes ethniques, culturellement vivants et généreux, avec des théâtres, des journaux, des écoles et des universités en plusieurs langues et un épanouissement d’écrivains et de musiciens…une région très riche.
C’est ce monde qui s’est retrouvé en 1919 du jour au lendemain, politiquement et juridiquement anéanti et c’est à cette réalité multiforme et complexe que l’occupation nazie (1941-1944) puis soviétique a donné quelques décennies plus tard le coup de grâce. Mais avant même qu’elle ne devienne une partie de l’Empire austro-hongrois, la terre qui portait le nom de Halyč ou Galicie (selon certains d’origine celtique, comme la Galice espagnole) et à la fin du Moyen Âge, était sous domination hongroise sous le nom de Principauté de Galicie et Volhynie, ère pendant laquelle elle était disputée de temps en temps entre Cosaques, Russes et Polonais, jusqu’à ce que la grande-duchesse Marie-Thérèse d’Autriche profite du premier partage de la Pologne en 1772 pour l’annexer à son empire.
En 1922, le territoire a été annexé par l’Union soviétique, sous le nom de République socialiste soviétique d’Ukraine, dont elle s’est séparée en 1991 et a raccourci son nom en République ukrainienne.
Il est temps d’arrêter de croire aux noms et les limites indiquées sur la carte. Demandez-vous plutôt qu’est-il devenu, qu’est-il advenu de ce monde et des formes de vie que nous venons d’évoquer. Comment ils survivent – s’ils survivent – au-delà de l’infâme registre des bureaucraties d’État? Et la guerre en cours n’est-elle pas une fois de plus le fruit de l’oubli de ces formes de vie, de la haine et de la mortalité consécutives à ces registres et noms?