Tout le monde se souvient de l'anecdote, rapportée par Socrate dans le Théétète, de la servante thrace, "spirituelle et gracieuse", qui observe en riant Thalès qui, le regard fixé sur le ciel et les étoiles, ne voit pas ce qu'il y a sous ses pieds et tombe dans un puits. Dans une note du Quaderno genovese, Montale justifie quelque peu le geste du philosophe en écrivant : "Celui qui traîne les pieds dans la boue et les yeux dans les étoiles, c'est le seul héros, c'est le soleil vivant". Que le poète de 21 ans résume et anticipe dans cette note l'essence de sa future poétique n'a pas échappé à la critique ; mais il est tout aussi important que cette poétique, comme toute vraie poétique, implique, pour ainsi dire, une théologie, bien que négative, qu'un érudit attentif a drastiquement résumée dans la formule "théologie de la mie" ("Seul le divin est total dans la gorgée et la mie" - nous lisons dans Rebecca, "Seule la mort le vainc s'il demande la portion entière").
La théologie dont il est question ici, comme le montrent déjà le dualisme "boue/étoile" de la note de jeunesse et les "forces obscures d'Arimane" évoquées dans un discours de 1944, est assurément gnostique. Comme dans tout gnosticisme, il y a deux principes - ou dieux -, l'un bon et l'autre mauvais, l'un absolument étranger au monde et un démiurge qui, au contraire, l'a créé et le gouverne.
Dans les courants gnostiques les plus radicaux, le dieu bon est tellement étranger au monde qu'on ne peut même pas dire qu'il existe : selon les valentiniens, il n'est pas existant, mais préexistant (proon), et non un principe, mais pré-principe (proarche), non pas père, mais pré-père (propator). Et de même qu'il est étranger au monde, il est aussi étranger au langage, comparable à un abîme (bythos) intimement lié au silence (sige) : "Le silence, mère de tout ce qui émane de l'abîme, dans la mesure où il ne pouvait rien dire de l'ineffable, se taisait ; dans la mesure où il comprenait, il l'appelait incompréhensible".
La théologie négative ou apophatique, chère à Montale dès les Ossi ("Ce n'est qu'aujourd'hui que nous pouvons vous dire / ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne voulons pas") n'est, en ce sens, que l'autre face de la gnose. Le dieu préexistant nomme en effet, selon toute évidence, le stade antérieur à la révélation et l'événement de langage qui définit la condition humaine (anthropogenèse). Le christianisme tente de s'accommoder du dualisme gnostique en identifiant le dieu bon, le Père, au créateur, mais, pour s'accommoder de l'élément mauvais qui lui a été retiré, il doit ensuite assumer l'incarnation dans un fils qui, en tant que Christ, c'est-à-dire Messie, a pour tâche de sauver et de racheter le monde.
Le grand thème gnostique, dans la mesure où il nous concerne encore, montre qu'il y a dans l'homme un élément étranger et un élément terrestre, un principe bon et un principe mauvais, et que la vie humaine est donc déterminée du début à la fin par le conflit et la réconciliation possible de ces deux éléments opposés.
Il s'agit d'une tâche ardue et onéreuse, car les deux principes - la boue et les étoiles - sont si intimement liés dans l'existence terrestre qu'il est pratiquement impossible de les démêler. Selon la théologie gnostique, dont le christianisme hérite au moins en partie sans bénéfice d'inventaire, le monde est le résultat d'une déjection ou d'un jet (katabolé ou probolé) de la sphère céleste supérieure vers la sphère matérielle inférieure. Origène, reprenant les traditions gnostiques, précise qu'"en grec katabolé signifie plutôt jeter (deicere), c'est-à-dire rejeter.
Les âmes, contre leur volonté, ont été jetées de la sphère supérieure dans la sphère inférieure et "revêtues de corps plus épais et plus durs (crassioribus et solidioribus)" et c'est pourquoi "toute créature caresse l'espoir d'être libérée de la corruption" (référence à Rom.8,20(référence à Romains 8,20 : "la créature a été soumise malgré elle à la vanité"... et attend, en gémissant et en espérant, d'être libérée de la corruption) ; mais pour le gnostique, être libéré ne peut signifier que rassembler patiemment les étincelles et les parcelles de lumière divine qui ont été mélangées dans les ténèbres, les séparer une à une de la boue et les ramener dans leur patrie céleste.
Le fait que la culture moderne, dont le gnosticisme montalien n'est ici qu'un cas exemplaire, soit traversée et entremêlée de motifs gnostiques est évident dans le fait que même le chef-d'œuvre de la philosophie du XXe siècle définit la condition humaine par le terme Geworfenheit (être jeté), qui, selon toute évidence, n'est rien d'autre qu'une traduction du katabolé d'Origène et du probolé des Valentiniens.
Mais un motif gnostique était également présent dans une certaine mesure dans la philosophie platonicienne, non seulement dans l'image des deux chevaux différents qui rendent la conduite du char de l'âme inconfortable et douloureuse dans le Phèdre, mais aussi dans l'anecdote du Théétète avec laquelle nous avons commencé et dans le mythe de la caverne dans la République. Le problème est toujours pour l'homme de concilier des éléments incompatibles, le noir et le blanc, la boue et les étoiles, l'obscurité de la caverne et la splendeur du soleil. Le bien, en effet, est toujours mêlé au mal et ne peut se donner que comme une parcelle, un interstice ou une miette de lumière confondue dans l'obscurité : comme un iris dans la boue, selon l'image perspicace d'un des poèmes suprêmes de Montale, L'anguille.
Non seulement, comme l'anguille (qui est d'ailleurs une parfaite anagramme de "la langue"), "l'étincelle" ou "le court iris" du bien n'existe que "filtrant / parmi les gorges de vase", parmi "la sécheresse et la désolation", mais le risque ici est que le gnostique, qui doit séparer les étincelles de lumière emprisonnées dans la vase, finisse, malgré lui, par transformer en idole l'obscurité qu'il a dû fuir.
En effet, à l'origine du dualisme du bien et du mal et de leur confusion, aucun des deux principes n'est en mesure de s'accommoder de l'autre. L'étincelle de lumière s'est tellement empêtrée dans la boue qu'elle ne peut s'en détacher entièrement, pas plus que la boue ne peut se défaire entièrement de l'iris qui l'entoure si affectueusement. Dans le paradigme gnostique, ils forment, comme on dit, un système, et l'imprudent qui s'efforce de les ramener à leur prétendue séparation originelle ne peut que se retrouver les mains vides.
Ainsi, le poète aux pieds dans la boue, qui tente héroïquement de garder les yeux fixés sur les étoiles, n'est plus en mesure de les séparer de la boue, dont elles ne sont qu’un iris ou une lueur. Il n'est plus capable de s'extraire de la fosse dans laquelle, comme Thalès, il a glissé. Zanzotto a eu raison de définir l'univers de Montale en écrivant que pour lui "la destinée humaine, c'est de "s'enterrer", de se réduire à un sédiment, à "moins que ce que / la gora che s'interra t'a pris", c'est de se découvrir comme une inertie visqueuse et douloureuse... dans la matrice effrayante d'une vérité qui est toute et seulement terrestre". Terrien, devrait-on dire, tant l'homme de Montale est terreux, fait d'une boue qui germe presque par hasard dans la vie, mais qui tend toujours à retomber sur elle-même".
L'ange qui devrait racheter cette vie enfouie n'est plus, comme dans le poème éponyme de 1968, qu'un "ange noir", "ni céleste ni humain", "de cendres et de fumée" ou, comme dans un poème ultérieur, un simple "refus inexprimable". Et il est significatif que la motivation du prix Nobel 1975 du poète mentionne expressément "une vision de la vie sans illusions" - l'illusion en question étant que les étoiles ne peuvent jamais être séparées de la vase. Peut-être qu'en inversant la devise de la jeunesse, il aurait été préférable pour le poète - comme pour tout homme - de garder les pieds dans les étoiles et les yeux dans la boue.
L'évocation du "pauvre Nestorien perdu" dans Iris, le poème qui ouvre la section Silvae de la Bufera, nous permet de préciser la nature particulière de la "gnose" de Montale, qu'il nous intéresse de définir plus précisément ici. Les disciples de Nestor, patriarche de Constantinople de 428 à 432 et condamné comme hérétique au concile d'Éphèse (431), affirmaient la présence dans le Christ de deux natures, la divine et l'humaine, mais niaient leur union hypostatique, c'est-à-dire ontologique, en une seule personne (ou ypostasis). Contrairement aux monophysites, qui ne reconnaissaient que la nature divine dans le Christ, Nestorius affirmait, comme son adversaire Cyrille, patriarche d'Alexandrie, le diphysisme, mais ne comprenait pas l'union des deux natures, selon le modèle que Cyrille parvint à imposer à Rome, kath'ypostasin, c'est-à-dire ontologiquement en une seule essence, mais seulement au sens moral, pour ainsi dire, à travers la personne (prosopon) du Christ, à la différence de l'ypostasis. La dualité l'emporte donc en quelque sorte sur l'unité, qui, confiée uniquement à la personne morale du Christ, est en quelque sorte affaiblie ; c'est pourquoi les nestoriens ont été accusés à tort de professer deux personnes dans le Christ.
On comprend alors la fascination de Montale pour le "pauvre Nestorien" : l'union entre l'humain et le divin, la boue et les étoiles, ne s'accomplit jamais une fois pour toutes, mais seulement, instantanée et imparfaite, "dans la gorgée et dans la mie". Dans l'Entretien imaginaire de 1946, Montale l'affirme sans réticence en commentant la figure féminine d'Iris, "continuatrice et symbole de l'éternel sacrifice chrétien" : "Celui qui la connaît est le nestorien, l'homme qui connaît le mieux les affinités qui lient Dieu aux créatures incarnées, et non le spiritualiste stupide ou le monophysite rigide ou abstrait. L'affinité n'est pas une union hypostatique, par essence et par nature, mais une affinité difficile et jamais définitive "dans la nuit du monde", "parce que", conclut le poème, défini dans l'entretien "en clé, terriblement en clé", "Son œuvre (qui dans la vôtre / se transforme) doit être poursuivie".
La rédemption, la reconnaissance et le retour à l'origine des étincelles de lumière mêlées à la boue ne s'achèvent jamais, elles doivent être sans cesse reprises. Du moins jusqu'à ce que, à partir de Satura, le poète abandonne sa théologie gnostique et avoue ouvertement son scepticisme, voire son désespoir. S'il y a un Dieu, c'est un Dieu "qui ne conduit pas au salut parce qu'il ne sait / rien de nous et évidemment / rien de lui-même".
C'est pourquoi les théologiens reportent astucieusement, mais non sans une bonne dose d'hypocrisie, leur détachement définitif au paradis à venir, lorsque le corps ressuscité, devenu spirituel, montrera sa gloire et que l'iris ne sera plus qu'une auréole autour de ce qui fut le limon de la chair. Il ne s'agit pas ici d'un manque de foi, ce dont les hommes sont toujours coupables. Si la foi est, selon l'apôtre, "l'existence des choses qu'on espère", le poète, comme peut-être tout homme, ne croit pas assez aux choses qui semblent ne pas exister et qui sont au contraire plus réelles que celles qui semblent exister, et, comme le suggèrent les théologiens, doit reporter les choses espérées à un autre monde.
Contre cette impossibilité pour la gnose d'assumer son dualisme irréductible, il faut d'abord soulever une objection politique. Et si la stratégie doit être politique, un premier mouvement tactique consistera à déplacer ici et maintenant tout ce que les théologiens renvoient au futur paradis. Si le corps glorieux exhibe au paradis tous ses organes, y compris ceux de la reproduction et de la défécation, il faut arracher cette gloire hypothétique au futur et la ramener à sa seule place possible : notre corps, ici et maintenant. Le corps glorieux n'est pas un autre corps, c'est le corps lui-même, libéré du sort qui le sépare de lui-même, qui sépare la boue des étoiles, la lumière de l'obscurité.
Tout, comme l'enseignent les Chassidim, peut être une étincelle de divinité et, comme le suggère le langage cru et moqueur du Talmud, "trois choses anticipent le temps à venir, le soleil, le shabbat et le tashmish", un mot qui signifie à la fois union sexuelle et défécation. Si le bien est mélangé au mal, si l'iris ne peut être séparé de la boue, cela ne signifie pas qu'ils n'existent que négativement. Au contraire, l'iris et la boue sont tous deux des modes ou des modifications de Dieu, chacun exprimant - différemment, mais de la même manière - sa substance.
Le dualisme gnostique s'effrite et s'anéantit dans la formule Deus sive natura, dans laquelle sive n'efface pas la différence, mais la transforme en tâche politique, pour ainsi dire. Sive est étymologiquement lié à la conjonction sic, qui signifie "ainsi" (d'où le "sì" italien comme expression de l'assentiment). Sive est le "ainsi" de la substance divine, son simple don de soi, sa con-sentence à elle-même. Mais le lieu de ce sive, de ce " ainsi " et de cet assentiment, est en chaque homme, qui seul peut donner existence ici et maintenant aux choses espérées.
Dieu est la nature, les étoiles sont la boue, non par une identité absurde, impossible, mais parce que l'homme leur offre le lieu de leur consentement mutuel, de leur accord ardu mais simple. Les ténèbres - comme l'a suggéré un autre poète - sont l'œuvre de la lumière, et rien de ce qui se passe dans le monde ne peut se passer de leur collaboration, dont chaque homme est l'hôte et le halfling.
Il faut relire dans ce sens le précieux Piccolo testamento qui conclut La bufera et qui contient peut-être le témoignage le moins insaisissable, bien que contradictoire, du credo politique de Montale Si l'iris est ici le "témoignage / d'une foi pour laquelle on s'est battu, / d'un espoir qui a brûlé plus lentement / qu'une bûche dure dans l'âtre", alors il ne peut être vrai, comme le poète semble aussi immédiatement le suggérer, qu'"une histoire ne dure que dans les cendres / et que la persistance n'est que l'extinction". Dans les vers qui concluent le testament, Montale trouve en effet, pour la première et peut-être la dernière fois, l'épine dorsale d'une affirmation explicitement politique : "Chacun reconnaît les siens : l'orgueil / n'était pas un vol, l'humilité n'était pas / vile, la faible lueur frottée / en bas n'était pas celle d'une allumette".