Nabokov, dans son livre sur Gogol, a essayé de définir ce qu’est pošlost, la misère ringarde et flagrante dans laquelle vivent les personnages de cet immense écrivain dont Dostoïevski a dit : « Nous sommes tous sortis ». Parmi le pošlost', emblème, flic et, en même temps, incarnation se trouve Čičikov, l’acheteur ineffable des âmes mortes, c’est-à-dire de ces serfs décédés, pour lesquels le maître a continué à payer le testatico, leur procurant ainsi une sorte de fausse survie.
Je ne pense pas proposer quoi que ce soit d’extravagant, en suggérant que Čičikovsia pour nous est le symbole de ceux qui gouvernent aujourd’hui – ou croient gouverner – la vie des hommes.
Comme Tchitchikov, ils manipulent et trafiquent, en fait, ce sont des âmes mortes, dont le seul semblant de vie est qu’ils paient eux-mêmes le testateur et achètent les biens de consommation qu’on les oblige à acheter.
Que ces âmes soient vraiment mortes ou qu’elles ne l’apparaissent qu’à ceux qui les gouvernent, ne fait pas trop de différence, car il est essentiel qu’elles se comportent – et elles le font si bien – comme si elles étaient mortes. « Oui, bien sûr, ils sont morts », dit Cicikov de ses âmes, « mais d’un autre côté, qu’est-ce que vous retirez de la vie d’aujourd’hui? Quel genre d’hommes sont-ils ? », et à l’interlocuteur qui objecte qu’au moins ils sont vivants, alors que ses âmes ne sont qu’une fiction, il répond avec indignation : « Une fiction ? Mais vraiment! Si seulement vous les aviez vus... J’aimerais vraiment savoir où vous trouverez une telle fiction. »
Il est bon de réfléchir à ce qu’est un tel state-pošlost', dans lequel tout est organisé dans les moindres détails en supposant pour traiter avec seulement des âmes mortes, qui doivent être ponctuellement enregistrées, comptées, estampillées et orientées dans la direction souhaitée. Si une âme échappe au compte et est invinciblement vivante, on fera en sorte, quand il n’est pas nécessaire de l’éliminer, qu’elle soit isolée ou qu’elle soit rejetée à la marge.
Un tel état-pošlost' a, en fait, seulement besoin d’âmes mortes et malheur à ceux qui persistent à être en vie, n’obéissant pas aux décrets de la télévision et aux prescriptions du téléphone portable qui a été providentiellement inséré dans son cercueil.
Pourtant, même Čičikov ne peut pas s’en tirer jusqu’à la fin, Ceux qui n’ont acheté que des âmes mortes se retrouvent les mains vides et ils ne parviennent à échapper à la punition que grâce seulement à l’évasion.
Un jour, même si vous ne savez pas quand, les âmes qui jusqu’à présent se sont laissées traiter comme des morts, se réveilleront brusquement et il n’est pas dit que cette fois-ci Čičikov pourra sauver sa peau.