La Grèce a inventé le concept de barbaros. La Rome impériale en a hérité sous le nom de barbarie. La signification originelle de barbaros est ancrée dans le langage : une onomatopée signifiant « parole inintelligible » car les gens font « bar bar bar » quand ils parlent.
Homère ne fait pas référence à barbaros, mais à barbarophonos (« à la parole inintelligible »), pour ceux qui ne parlent pas grec ou qui parlent très mal. Le poète comique Aristophane a suggéré que Gorgias était un barbare parce qu’il parlait un dialecte sicilien.
Barbaru signifiait « étranger » en babylonien-sumérien. Ceux d’entre nous qui ont étudié le latin à l’école se souviennent de balbutio (« bégaiement », « balbutiement », babillage »).
C’est donc la parole qui a défini le barbare par rapport au grec. Thucydide pensait qu’Homère n’utilisait pas le terme « barbare » car, à son époque, les Grecs « n’avaient pas encore été divisés et n’avaient donc qu’un seul nom commun pour marquer le contraste ». Le point est clair : le barbare a été défini comme étant en opposition au Grec.
Les Grecs ont inventé le concept de barbare après les invasions perses de Darius Ier et Xerxès Ier en 490 et 480-479 avant J.-C. Après tout, ils devaient se séparer clairement des non-Grecs. Eschyle a mis en scène les Perses en 472 avant J.-C. Ce fut le tournant ; derrière ce « barbare », il y avait tous ceux qui n’étaient pas grecs – Perses, Phéniciens, Phrygiens, Thraces.
Ajoutant au schisme, tous ces barbares étaient des monarchistes. Athènes, une nouvelle démocratie, considérait cela comme l’équivalent de l’esclavage. Athènes prônait la « liberté » qui, idéalement, développe la raison, la maîtrise de soi, le courage, la générosité. En opposition, les barbares – et les esclaves – étaient puérils, efféminés, irrationnels, indisciplinés, cruels, lâches, égoïstes, cupides, luxueux, pusillanimes.
De tout cela, deux conclusions sont inévitables.
La barbarie et l’esclavage se complétaient naturellement.
Les Grecs pensaient qu’il était moralement édifiant d’aider ses amis et de repousser ses ennemis, et dans ce dernier cas, les Grecs devaient les asservir. Les Grecs devaient donc, par définition, gouverner les barbares.
L’histoire a montré que cette vision du monde n’a pas seulement migré vers Rome, mais ensuite, via le christianisme post-Constantin, vers l’Occident « supérieur », et enfin vers la « fin de l’histoire » supposée de l’Occident : l’Amérique impériale.
Rome, comme d’habitude, était pragmatique : « barbare » était adapté pour qualifier tout et tous ceux qui n’était pas romain. Comment ne pas savourer l’ironie historique : pour les Grecs, les Romains étaient aussi – techniquement – des barbares.
Rome se concentrait plus sur le comportement que sur la race. Si vous n’étiez pas embourbé dans la « sauvagerie » de la nature ou trouvé à la périphérie du monde (comme les Vandales, les Wisigoths, etc.), c’était la preuve que vous étiez civilisé. Que vous viviez en plein centre de la matrice.
Ainsi, tous ceux qui vivaient en dehors du pouvoir de Rome – et surtout, qui résistaient au pouvoir de Rome – étaient des barbares. Un ensemble de traits établirait la différence : race, tribu, langue, culture, religion, droit, psychologie, valeurs morales, vêtements, couleur de peau, modèles de comportement.
Les gens qui vivaient en Barbarie ne pouvaient pas devenir civilisés.
À partir du XVIe siècle, c’est toute la logique qui sous-tend l’expansion européenne et/ou le viol de l’Amérique, de l’Afrique et de l’Asie, le cœur de la mission civilisatrice porté comme un fardeau pour l’homme blanc.
Avec tout cela à l’esprit, un certain nombre de questions restent sans réponse. Tous les barbares sont-ils irrémédiablement barbares – sauvages, non civilisés, violents ? Les « civilisés » peuvent-ils également être considérés à certaines occasions comme barbares ? Est-il possible de configurer une identité pan-barbare ? Et où se trouve la Barbarie aujourd’hui ?
La fin de la religion sécularisée
La barbarie commence chez soi. Alastair Crooke a montré comment, dans un pays américain extrêmement polarisé, les « deux parties » s’accusent mutuellement de barbarie : « ces gens mentent et s’abaisseraient à tout moyen illégitime, séditieux (c’est-à-dire inconstitutionnel), pour parvenir à leurs fins illicites ».
Ajoutant à la complexité, ce choc des barbaries oppose une vieille garde conservatrice à une génération éveillée qui, à bien des égards, s’apparente à la mentalité de la révolution culturelle maoïste. Le mot « éveil » pourrait facilement être interprété comme le contraire du Siècle des Lumières. Et c’est un phénomène anglo-américain – visible parmi les victimes sans but, masquées, démasquées, socialement désabusées, en grande partie au chômage et bientôt victimes de la Nouvelle Grande Dépression qui fait rage. Il n’y a pas « d’éveil » en Chine, en Russie, en Iran ou en Turquie.
Pourtant, la question centrale de la Barbarie va bien au-delà des manifestations de rue. La « nation indispensable » a peut-être irrémédiablement perdu l’équivalent occidental du « mandat du ciel » chinois, dictant, sans opposition, les paramètres de sa propre construction : la « civilisation universelle ».
Les fondements de ce qui constitue une religion sécularisée sont en lambeaux. Le « pilier étroit et sectaire » des « principes libéraux fondamentaux de l’autonomie individuelle, de la liberté, de l’industrie, du libre-échange » a pu « être projeté dans un projet universel – seulement tant qu’il était soutenu par le pouvoir ».
Au cours des deux derniers siècles environ, cette revendication civilisationnelle a servi de base à la colonisation du Sud et à la domination incontestée de l’Occident sur le reste du monde. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Des signes se répandent partout. Le plus flagrant est l’évolution du partenariat stratégique entre la Russie et la Chine.
La « nation indispensable » a perdu son avance militaire au profit de la Russie et est en train de perdre sa prééminence économique et commerciale au profit de la Chine. Le Président Poutine a été contraint d’écrire un essai détaillé pour religion séculariséeremettre les pendules à l’heure sur l’un des piliers du siècle américain : cela n’a pu arriver, dans une large mesure, qu’en raison des sacrifices de l’URSS pendant la Seconde Guerre Mondiale.
Il est très instructif de voir comment la revendication civilisationnelle s’effiloche en Asie du Sud-Ouest – ce que la perspective orientaliste définit comme le Moyen-Orient.
Dans un paroxysme de zèle missionnaire, l’héritier autoproclamé de la Rome impériale – appelez le Rome du Potomac – est déterminé, via l’État Profond, à détruire par tous les moyens nécessaires l’Axe de la Résistance prétendument « barbare » : Téhéran, Bagdad, Damas et le Hezbollah. Non pas par des moyens militaires, mais par l’apocalypse économique.
Ce témoignage, d’une personnalité religieuse européenne travaillant avec les Syriens, montre de manière concise comment les sanctions de la Loi César – dépeint de manière perverse comme une « Loi de Protection Civile » et rédigé sous Obama en 2016 – sont conçues pour nuire et même affamer les populations locales, les orientant délibérément vers des troubles civils.
James Jeffrey, l’envoyé américain en Syrie, s’est même réjoui, pour mémoire, que les sanctions contre « le régime » aient « contribué à l’effondrement » de ce qui est essentiellement le gagne-pain des Syriens.
Rome sur le Potomac considère l’Axe de la Résistance comme la Barbarie. Pour une faction hégémonique américaine, ils sont barbares parce qu’ils osent rejeter la revendication supérieure et « morale » de la civilisation américaine. Pour une autre faction non moins hégémonique, ils sont si carrément barbares que seul un changement de régime pourrait les racheter. Une grande partie de l’Europe « éclairée » se trouve à soutenir cette interprétation, légèrement adoucie par des connotations d’impérialisme humanitaire.
Le Mur d’Alexandre
C’est l’Irak encore une fois. En 2003, le phare de la civilisation a lancé l’opération « Choc et Effroi » sur l’Irak « barbare », une opération criminelle basée sur des informations entièrement falsifiées – tout comme le récent chapitre de l’interminable Russiagate, où l’on voit des Ruskoffs malveillants jouer le rôle de commanditaires des Talibans dans l’intention de tuer (occuper) des soldats américains.
Ces « renseignements » – corroborés par aucune preuve et repris sans critique par les médias – proviennent du même système qui a torturé des prisonniers innocents à Guantanamo jusqu’à ce qu’ils avouent n’importe quoi, a menti sur les armes de destruction massive en Irak et a armé et financé les Djihadistes-Salafistes – édulcorés comme des « rebelles modérés » – pour tuer des Syriens, des Irakiens et des Russes.
Il n’est pas étonnant qu’à travers l’Irak en 2003, je n’ai jamais cessé d’entendre de la part des Sunnites et des Chiites que les envahisseurs américains étaient plus barbares que les Mongols au 13ème siècle.
L’un des principaux objectifs de la Loi César est de fermer définitivement la frontière syro-libanaise. Une conséquence involontaire est que cela amènera le Liban à se rapprocher de la Russie et de la Chine. Le Secrétaire Général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, l’a déjà dit très clairement.
Nasrallah a ajouté un subtil aperçu historique – en soulignant que l’Iran a toujours été l’intermédiaire stratégique et culturel entre la Chine et l’Occident : après tout, pendant des siècles, la langue de prédilection le long des Anciennes Routes de la Soie était le persan. Qui est le barbare maintenant ?
L’Axe de la Résistance, ainsi que la Chine, savent qu’il faudra s’attaquer à une plaie en train de se rouvrir : les milliers de Ouïgours djihadistes-salafistes dispersés à la frontière entre la Syrie et la Turquie, ce qui pourrait devenir un sérieux problème en bloquant la route terrestre, au nord du Levant, des Nouvelles Routes de la Soie.
En Libye, une partie du Grand Moyen-Orient, complètement détruite par l’OTAN et transformée en un désert de milices belligérantes, la lutte « menée en coulisse » contre la Barbarie prendra la forme d’une perpétuation de la guerre – les populations locales seront condamnées. Le scénario est une reconstitution fidèle de la guerre Iran-Irak de 1980-1988.
En un mot, le projet de « civilisation universelle » a réussi à détruire complètement les structures étatiques « barbares » de l’Afghanistan, de l’Irak, de la Libye et du Yémen.
L’Iran a tracé la nouvelle ligne dans le sable. Profitant de l’expérience de quatre décennies de sanctions étasuniennes, Téhéran a envoyé une importante délégation commerciale à Damas pour planifier l’approvisionnement en produits de première nécessité et « brise le siège pétrolier de la Syrie en envoyant plusieurs pétroliers » – tout comme il a brisé le blocus étasunien sur le Venezuela. Le pétrole sera payé en lires syriennes.
Ainsi, la Loi César [1] conduit en fait la Russie, la Chine et l’Iran – les trois nœuds clés dans la myriade de stratégies d’intégration eurasiatique – à se rapprocher de plus en plus de l’Axe de la Résistance « barbare ». Les liens diplomatiques et énergétiques complexes entre l’Iran et la Chine – qui font également partie d’un partenariat stratégique à long terme – constituent une caractéristique particulière. Cela inclut même la construction d’une nouvelle voie ferrée reliant Téhéran à Damas et éventuellement Beyrouth (une partie de la BRI en Asie du Sud-Ouest) – qui sera également utilisée comme un corridor énergétique.
La sourate 18 du Coran nous raconte comment Alexandre le Grand, en route vers l’Indus, a rencontré un peuple lointain qui « ne comprenait presque rien à la langue ». Et bien, des barbares.
Les barbares ont dit à Alexandre le Grand qu’ils étaient menacés par des gens qu’ils appelaient – en arabe – Gog et Magog [2], et lui ont demandé son aide. Le Macédonien leur suggéra de se procurer beaucoup de fer, de le faire fondre et de construire un mur géant, selon son propre plan. Selon le Coran, tant que Gog et Magog seraient tenus à l’écart, derrière le mur, le monde serait en sécurité.
Mais le jour du Jugement Dernier, le mur s’écroulerait. Et des hordes de monstres boiraient toutes les eaux du Tigre et de l’Euphrate.
Enterré sous quelques collines du nord de l’Iran, le légendaire Sadd-i-Iskandar (« Mur d’Alexandre ») est toujours là. Oui, nous ne saurons jamais quel genre de monstres, engendrés par le sommeil de la raison, se cachent à travers la Barbarie.
Notes
[1] La « Loi César », par laquelle les États-Unis visent tous ceux qui apportent un « soutien substantiel » au gouvernement syrien, en particulier les hommes d’affaires tentés d’investir dans la reconstruction du pays ravagé par la guerre civile, a déjà des répercussions au Liban.
[2] "Gog et Magog" (en arabe "Ya’jûj wa Ma’jûj"), mentionnés dans le Coran à propos du récit de Dhu-l-Qarnayn (Coran 18/94) et aussi comme étant un signe annonciateur de la proximité de la Fin des temps (21/96)