Et s’il était déjà minuit dans le siècle ? [1/8]

Ce n’est pas seulement la destruction totale (génocidaire [1]) de Gaza par l’Etat israélien, avec tout ce qui s’y enchaîne, qui est un désastre ou un grand moment de décivilisation, une plongée dans la barbarie ; c’est tout ce qui l’entoure, le silence de l’Occident, l’abandon des Palestiniens qui établit cet événement continué dans la dimension morale autant que politique. Le silence de l’Occident, durant toute cette séquence qui maintenant dure depuis plus d’un an, c’est cela, en premier lieu, pour nous, Nord global démocratique, le cœur du désastre, sa pointe avancée. Les atrocités commises par les Israéliens, comme collectivité (la population étant amplement solidaire, passivement ou activement, de l’Etat et de l’armée), en l’occurrence, cela n’est pas fait pour nous surprendre – de cet Etat voyou, criminel, nous n’attendons rien, que le pire ; tout ce qui a précédé ces exactions en masse nous y a préparés. On ne va pas s’étonner ni se déclaré accablé du fait qu’ils se croient tout permis, ils se sont toujours tout permis, aussi bien en matière de dépossession et de violences disproportionnées exercées contre les Palestiniens que dans leurs relations constamment violentes et prédatrices avec leurs voisins.

Ils se sont toujours tout permis parce qu’ils sont dépourvus de toute espèce de scrupules, en proie à une hybris qui ne se dément jamais, mais aussi surtout parce qu’ils se sentent assurés de l’impunité, protégés par des amis (au sens schmittien du terme) eux-mêmes intouchables car hégémoniques. La raison d’Etat est, chez eux, enracinée dans le fanatisme non pas de la conservation, de la survie, mais de l’expansion perpétuelle de la puissance – dans ce que l’on pourrait appeler, par antiphrase, la culture de l’impunité.

En ce sens, l’Etat israélien présente bel et bien, toutes choses égales par ailleurs et toutes les différences de circonstances et de lieu ayant et prises en compte, de solides affinités avec l’Etat nazi. Le retournement (la transfiguration) du motif de la défense légitime et de la menace vitale en droit de conquête illimité et ininterrompu se tient au fondement de cette contiguïté.

Le pire, ce n’est pas ce que nous pouvions dans ses grands traits anticiper – la destruction de Gaza trouve ses prémisses dans une politique d’attrition (le blocus) – et de saignées (les bombardements naguère définis comme « ciblés ») qui dure depuis des décennies. Le pire c’est comme toujours ce qui nous prend par surprise parce que nous ne pouvions pas l’imaginer : le silence et la passivité des Etats et des opinions publiques, de la « communauté internationale » en général et des pays occidentaux en tout premier lieu, face à la façon dont, depuis des mois et des mois, les Israéliens sèment le désastre, le chaos et la mort non plus seulement à Gaza mais désormais dans toute la région, en Cisjordanie, au Liban, en Syrie, en Iran.

Au fil des mois, l’hybris israélienne a changé d’échelle. Elle étend désormais ses ravages au niveau régional, il s’agit bien, comme cela a été noté dans la presse internationale, de bouleverser la configuration des relations entre Etats, puissances, dans tout le Proche-Orient. On ne dira pas de changer la règle du jeu (tant nous sommes éloignés ici de tout ce qui pourrait ressembler à un jeu), mais la règle tout court en opérant une démonstration de force fondée sur les méthodes et employant les moyens du terrorisme d’Etat tantôt à une échelle de masse, tantôt de manière « ciblée ». Tout ceci se destine à créer un fait accompli global en conséquence duquel Israël serait désormais le maître, l’incontestable hegemôn de la région, capable, à chaque instant, de dissuader quelque protagoniste que ce soit, étatique ou non, de contester cette hégémonie. Ici aussi, le rapprochement (la comparaison) avec l’Etat nazi s’impose – il s’agit bien d’établir la suprématie israélienne sur tout le Proche-Orient, à la manière dont l’Etat nazi a entrepris et temporairement réussi à se rendre maître de l’Europe.

Le cœur du désastre, c’est la plus-que-passivité des amis d’Israël, des gouvernements européens, des gouvernements arabes et à de rares exceptions près, de la communauté internationale, face à cette politique de terreur, de destruction et de conquête. Le cœur du désastre aussi, c’est que dans aucun de ces pays, des contre-forces suffisantes ne soient pas apparues parmi la population, capable d’imposer à leurs dirigeants un radical changement d’orientation.

On serait mal fondé à parler ici d’impuissance – rien n’empêche les dirigeants européens et d’autres pays de rappeler leurs ambassadeurs en Israël, si ce n’est de petits calculs de politique intérieure, ou pire, plutôt, leurs profondes affinités avec les dirigeants israéliens, quels que soient les crimes et les exactions dont ceux-ci se rendent coupables. Rien ne les oblige à faire semblant de croire que cette machine de mort qu’est devenu l’Etat d’Israël est l’incontournable réparation en acte de la Shoah. Rien ne les oblige à fournir sans interruption et quoi qu’il arrive, des équipements militaires et autres permettant à Israël de conduire contre les Palestiniens et ses voisins une guerre totalement asymétrique.

Le fondement du silence, ici, ce n’est pas le désarroi, l’impuissance, c’est la complicité. Les dirigeants occidentaux tentent de donner le change en affectant de vouloir modérer la violence infinie de l’appareil de terreur israélien, en allant parfois jusqu’à mimer la réprobation voire l’indignation, en brandissant la menace de la suspension des ventes d’armes, les Français et les Allemands (pour ne pas parler des Etats-Unis, bien sûr) se distinguant tout particulièrement en matière de double langage. Mais en pratique, ils sont avec constance derrière et avec la machine de guerre israélienne.

Les signes qui ne trompent pas sont en nombre : quand l’Iran fait mine de riposter (bien timidement – les dirigeants iraniens sont tétanisés à l’idée d’une confrontation directe dont l’issue, pour eux probablement défavorable, les jetterait aux poubelles de l’Histoire), les dirigeants états-uniens, britanniques, français se joignent comme un seul homme aux Israéliens pour arrêter les drones de l’ennemi commun ; quand les activistes de la colonisation israélienne en Cisjordanie organisent un grand raout à Paris auquel ils convient le suprématiste et fasciste notoire Betzalel Smotrich, rien n’est fait, officiellement du moins, pour interdire à ce fasciste l’entrée sur le territoire français et la police protège ce rassemblement infâme tandis que par contraste, tous les moyens de la police parisienne sont mis en œuvre pour retrouver le faible d’esprit qui, quelques jours plus tôt, a exhibé dans le métro un T-shirt floqué « Antijuif »…

On ne peut donc pas non plus, si l’on veut se tenir à la hauteur du désastre en cours, parler d’un Munich permanent, d’un méga-Munich orchestré par les Chamberlain et Daladier des chancelleries occidentales face à la politique de la terre brûlée et l’esprit de conquête incarnés par Netanyahou et ses généraux. On ne peut pas parler d’une capitulation perpétuelle nourrie par on ne saurait quel réalisme de mauvais aloi, ou atavique pusillanimité. Ce n’est pas de reculade, d’atermoiements, de procrastination, d’indécision qu’il est ici question, mais bien de solidarité inaltérable et de soutien à un Etat criminel dont le principe d’action fondamental repose sur une inconcevable théorie de l’exception pure : tout lui est permis en tant qu’il est ce qu’il est – le protégé intouchable et l’enfant gâté de l’Occident – et ce droit exorbitant est sa prorogative exclusive. Ce qui, en termes pratiques de déploiement de la puissance et de la violence étatique et armée, se traduit par : dès lors qu’il s’agit d’Israël, tout est possible – y compris donc, le génocide, au demeurant supposé incarner aux yeux de la communauté internationale et de la loi internationale, depuis la Seconde guerre mondiale, le crime majeur, absolu.

Ce tout est possible prend un relief en tant qu’il est fondé sur une théorie de l’exception pure : tout est possible aux Israéliens, à ce titre, précisément : ce qu’ils peuvent se permettre, dans tous les domaines et à tous égards, est ce qui, pour les autres, pour tous les autres, relève de l’infraction pure et simple, flagrante et insupportable, aux principes élémentaires du droit international, du droit des gens, et, d’une façon plus générale, aux fondements de la vie civilisée. Quand l’armée russe bombarde un hôpital, quand des drones russes tuent, sur le territoire ukrainien, des civils, des femmes et des enfants, cela administre, aux yeux des dirigeants et des élites de pouvoir du monde occidental la preuve de l’intrinsèque barbarie des commanditaires de ces exactions – Poutine, l’Etat totalitaire et autocratique russe.

Les normes et les valeurs qui sont supposées inscrites au fondement de l’ordre international contemporain dictent les mouvements de réprobation qui prennent corps chaque fois qu’un acteur, étatique ou non, se livre à ce genre d’exaction – sauf Israël, l’exception absolue et perpétuelle.

Israël a tous les droits, peut tout se permettre – réduire en cendres la bande de Gaza, en détruire les hôpitaux, les écoles, les sites archéologiques, les équipements, y massacrer la population, affamer les survivants, pratiquer à grande échelle le nettoyage ethnique, bombarder les villages du Sud Liban et les quartiers populaires de Beyrouth, y tuer et mutiler des dizaines de personnes par le moyen de dispositifs électroniques piégés, assassiner à distance un dirigeant d’une faction palestinienne sur le territoire de l’Iran, liquider l’un après l’autre les dirigeants du Hamas et du Hezbollah, procéder périodiquement à des attaques aériennes sur des objectifs situés en Syrie, défier l’ONU et les juridictions internationales…

Pour avoir perpétré le dixième de ces crimes (incluant donc le génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, les actions terroristes, les assassinats ciblés…) n’importe quelle autre puissance, étatique ou non, serait placée au ban de la société humaine, désignée comme ennemi du genre humain, Etat criminel, et danger public devant être mis hors d’état de nuire de toute urgence – sauf Israël.

Israël peut tout se permettre car, quoi que cette machine de mort fasse, cela passe (aux yeux des gouvernants, des élites et pour une bonne part des opinions occidentales) par pertes et profits. Cela fait l’objet d’une distraction perpétuelle, cela ne percute pas, cela n’imprime pas, par un contraste saisissant avec la façon dont les actions violentes d’autres puissances étatiques, pour ne pas parler des groupes étiquetés comme terroristes – là, au contraire, on ne laisse rien passer, les journaux en font immédiatement les gros titres, les dirigeants politiques des tonnes et des tonnes, les opinions sont chauffées à blanc, les fameuses valeurs dont l’Occident est le gardien autodésigné sont invoquées dans les tons les plus mélodramatiques, etc.

Ce régime d’immunité perpétuelle, inébranlable, accordé à un Etat terroriste, criminel, et voyou, totalement désinhibé et reclus dans le sentiment de son bon droit en toutes circonstances, ce régime d’immunité est proprement sidérant, inconcevable. C’est sans doute la raison pour laquelle, en tant qu’elle repousse les bornes de tout ce que nous pouvons imaginer, cette situation plonge les opinions et les publics dans un tel état de sidération et de stupeur. Le phénomène proprement accablant, c’est que cette exception absolue puisse tendre à susciter l’accoutumance. On s’habitue à ce que les crimes et les violences perpétrés par la puissance israélienne soient placés sous le régime de l’exception normalisée – un régime spécial, unique, normalisé en tant qu’exception pure.

À suivre…


Notes
[1] Voir ici la définitive mise au point de l’historien israélien Amos Goldberg : « Ce qui se passe à Gaza est un génocide, car Gaza n’existe plus », Le Monde, 29/10/2024.

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