On ne peut pas à la fois tonner contre l’incessante « instrumentalisation » des vocables « antisémite », « antisémitisme » et noter, comme en passant, qu’au reste, ces termes sont flous, plastiques ; que ce caractère protoplasmique, cette malléabilité constituent un terrain propice à leur manipulation, à leur « instrumentalisation ». C’est là, en toute rigueur et en bonne logique, prendre les choses à l’envers. Si « antisémite », « antisémitisme » sont des mots-valises dont le sens est tout sauf distinct et assuré, alors on ne peut pas, d’évidence, statuer qu’aussi bien, avec tous les « biais » qu’introduit l’instrumentalisation à outrance de ces termes, quand même et envers et contre tout « de l’antisémitisme, il y en a » – comme le fait Frédéric Lordon, dans un article par ailleurs excellent [1].
C’est qu’en effet on ne saurait se porter garant de l’existence d’un objet, d’un phénomène ou d’un élément de réalité dont on affirme par ailleurs que les termes qui sont supposés en attester l’existence sont aussi unreliable (peu fiables) que possible. Ce n’est pas seulement que l’antisémitisme ou la condition d’antisémite ne désignent pas, à l’évidence, des faits ou des états ou des objets de même nature ou espèce, du point de vue du mode d’existence, qu’une chaise, une table ou un chien – c’est que l’incertitude fondamentale qui pèse sur la capacité de ces termes à désigner un objet, de quelque espèce celui-ci soit-il, rend hypothétique ou douteux, flou, le fait même de leur existence. Après tout, si à chaque mot correspondait un objet distinct, cela se saurait.
On ne peut donc pas s’économiser la peine de prendre comme point de départ l’analyse sémantique et l’analytique des discours, à moins de s’exposer à faire preuve de la flagrante inconséquence consistant à affirmer l’existence « au demeurant » d’un objet dont on a dit auparavant, avec une lourde insistance, que les termes qui le désignent couramment, dans une langue elle-même corrompue par la propagande, sont suspects, douteux. On ne peut pas à la fois montrer du doigt la fausse monnaie et payer en fausse monnaie. On ne peut pas, aussi bien, aller au bout de la dénonciation de la guerre idéologique conduite par le camp opposé (l’ennemi pour appeler les choses par leur nom ici approprié, clair et distinct), en adoptant sa nomenclature ; en capitulant d’emblée devant les coups de force que celui-ci effectue lorsqu’il mobilise la langue, y effectue toutes sortes d’opération performatives vicieuses et de coups destinés à la mettre au pas et à la rendre, précisément, instrumentalisable à souhait.
La critique de l’instrumentalisation (opération dont le milieu ou le terrain est l’idéologie), ça a pour préalable la critique philologique (dont le milieu ou le terrain est la langue) – comment les choses sont-elles dites, avec quels mots, comment les phrases de l’ennemi sont-elles formées ? La propagation de l’idéologie, l’endoctrinement des gens par la propagande ont pour condition, comme l’a montré Victor Klemperer, la mise en coupe réglée et la mise au pas, la mobilisation totale de la langue. Dans la querelle autour de l’ « antisémitisme » aujourd’hui, c’est-à-dire dans l’époque définie comme temps de Gaza, ces enjeux sont cruciaux. A certains égards, l’inconséquence que j’épingle ici apparaît comme un cas particulier du « coup du chaudron » freudien – je n’ai pas esquinté le chaudron que, par ailleurs, je ne t’ai pas emprunté : l’antisémitisme que les sionistes incriminent à cor et à cri est une fabrication, par ailleurs, il y a bien de l’antisémitisme... Mais comment ne vous vient-il pas à l’esprit que, lorsque surgissent ces « complications », c’est avant tout qu’il y a un problème avec la langue, que les mots que nous avons en partage avec l’ennemi sont spongieux, – ce qui est la condition même pour que l’ennemi en fasse l’usage nihiliste qu’il en fait ?
On pourrait dire, pour clore le débat avant même de l’avoir engagé : de la même façon que « la preuve du pudding, c’est qu’on le mange », « la preuve de l’antisémitisme (là où il est, à l’évidence, une chose tangible), c’est le pogrom. Or, il n’y a pas, à ma connaissance, et au temps de Gaza, de pogroms, ni ici, ni ailleurs [2]. Pas davantage, sous nos latitudes, les Juifs ne souffrent de ces discriminations sournoisement instituées (à l’emploi, au logement, etc.) que subissent les racisés issus du monde colonial. Les parents qui souhaitent que leurs enfants portent la kipa en toutes circonstances peuvent les scolariser dans des écoles juives. Sous ces mêmes latitudes, la liberté de culte pour les Juifs religieux n’est pas seulement garantie, elle est sous haute protection de l’Etat.
Le reste, tout le reste, les « incidents antisémites » dont la police et la gendarmerie sont exhortées par les pouvoir publics à tenir le compte sans en oublier un seul, c’est, en très grande majorité, « words, words, words » ou bien alors, plus furtif encore, regards de travers et mouvements d’humeur non suivis de voies de faits. Ce qui montre bien que l’antisémitisme, c’est aujourd’hui, chez nous, avant tout une affaire de mots, de paroles, et, en ce sens, tout le contraire d’un fait massif – étant entendu que le pogrom, lui, est bel et bien un fait massif. Le monde du words, words, words, c’est celui des frottements, des grincements, à l’intérieur de l’ensemble « République », la grande centrifugeuse, entre ceux dont l’homogénéisation, la normalisation, l’assimilation n’ont pas effacé les différences et les différends – « sale Juif ! », donc, à l’occasion, comme on entend, aussi bien, « sale Arabe ! », sale Noir ! », etc.
Pourquoi donc faudrait-il que, dans ce monde des words, words, words, où se distille le poison lent (plutôt que foudroyant) de l’animosité, des préjugés, des rancœurs contre les uns et les autres, les minorités visibles pour l’essentiel, les mots qui décrient et prennent à partie les Juifs, les mots du préjugé et de l’interpellation dépréciative soient plus dommageables que ceux qui renvoient le Noir ou l’Arabe (la liste n’est pas exhaustive, il faudrait y ajouter le pédé et, aujourd’hui, le transgenre) à leur condition supposément méprisable ? Pourquoi faut-il donc que l’antisémitisme soit singularisé au point d’être systématiquement séparé de l’ensemble désigné par le vocable lui-même flottant de racisme ? Pour une raison qui demande à être explicitée soigneusement, pour autant qu’elle va nous conduire au cœur de notre problème.
Cette raison est simple autant que massive : il s’est agi, dans le monde d’après-Auschwitz de constituer (avec un certain temps de retard, si on veut faire une généalogie soigneuse de ce phénomène) le tort subi par les Juifs (comme entité supposée homogène, ce qui est une pure convention, pour ne pas dire plus, les Juifs irakiens n’ont pas particulièrement souffert de la Shoah), en conséquence de leur désignation par d’autres comme mauvais objet, comme exception pure. Cette exception pure, qui est une production discursive avant toute chose, prospère sur la relativisation, le refoulement d’autres torts subis – tous ceux qui se rattachent notamment, pour les groupes concernés, à la colonisation et à son legs empoisonné.
Ce coup de force discursif produit ses formes légitimées avec l’apparition d’organisations ou d’institutions incarnant la bonne moralité antiraciste en général, tout en cultivant la distinction particulière des signifiants « antisémite », « antisémitisme » – Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme. Le statut spécial accordé à l’antisémitisme a pour arrière-plan la hiérarchisation des torts subis par des groupes particuliers et relevant de la catégorie générique de « racisme » : l’antisémitisme est une forme de racisme, mais d’une espèce suffisamment singulière pour être séparé de celui-ci – par opposition, donc, à l’arabophobie, au racisme anti-Noir, dont l’arrière-plan général est et demeure la colonisation. La singularisation de l’antisémitisme découle implicitement mais de façon assurée de l’absolutisation du tort subi par les Juifs européens pendant la Seconde guerre mondiale – la Shoah comme singularité pure, crime des crimes, incomparable, unique, une production discursive, une nouvelle fois, et une image-concept qui, sous le magistère de Claude Lanzmann (entre autres) prendront une tournure quasiment religieuse ; un dogme, prolongé par un culte.
Le statut d’exception accordé ou plutôt arrogé au tort subi par les Juifs pendant la Seconde guerre mondiale a pour effet que les mots « antisémite », « antisémitisme » subissent une inflexion décisive : désormais, après la Shoah et du fait de la Shoah, il ne suffit pas de ne pas infliger des discriminations aux Juifs, de ne pas leur manifester de l’hostilité, de ne pas cultiver de préjugés à leur égard – il faut les aimer. Si tu « n’aimes pas » les Juifs, tu es un antisémite. Mais précisément, ici, tout tient dans l’équivoque de l’expression « ne pas aimer ». « Ne pas aimer » peut avoir deux sens manifestement distincts : un sens actif, donc, « ne pas aimer » allant dans la direction de : éprouver de l’aversion, voire une franche animosité pouvant aller jusqu’à la haine – « j’aime pas les Juifs ! », « J’aime pas les Arabes ! », interjeté, émis avec une certaine véhémence se déploie sur cette pente.
Mais un tout autre sens peut se découvrir là où, tout simplement, l’accent sera porté sur l’inconséquence du les : pourquoi, en effet, faudrait-il, ou plutôt quel prodige pourrait donc faire que j’aime les Juifs, les Arabes, les femmes rousses, les homosexuels en totalité, comme catégories compactes ? Car, pour commencer : qu’est-ce qui me garantit que les Juifs, comme catégorie homogène, ça existe, en réalité et en vérité, que ce n’est pas une pure construction discursive – Shlomo Sand a consacré un brillant ouvrage à ce sujet [3] ? Qu’est-ce qui me garantit que toutes les femmes rousses sont aimables, au point que puisse s’imposer la catégorie de la femme rousse, entendue comme intrinsèquement aimable ? C’est en effet que quand j’émets la phrase « J’aime pas les Arabes ! », je présuppose bien que ceux-ci, sans exception, présentent des traits identiques suffisamment avérés et massifs pour que je sois fondé à attester l’existence d’un Arabe générique – celui, précisément, auquel je voue mon animosité.
Pour ce qui concerne les Juifs, il s’agirait donc de prendre acte du caractère impraticable de l’injonction surgie dans le monde d’après Auschwitz à avoir à se tenir à distance de l’antisémitisme, de s’immuniser contre ce poison en aimant les Juifs. Car comment cela pourrait-il se faire ? Une telle demande ou injonction ne peut s’imposer comme naturelle qu’en étant placée, une fois encore, sous le signe de la pure exception – il ne viendrait à l’idée de personne d’exiger de moi que j’aime les Uruguayens, en totalité, ou bien encore, donc, les femmes rousses. Je ne peux pas aimer les Juifs comme totalité ou catégorie générique pour la bonne et simple raison, d’une part que je doute qu’ils constituent une totalité close ou une entité compacte, de l’autre que je ne les connais pas tous, et, enfin, que j’ai quelques raisons de penser qu’il en est, dans ce nombre (pour autant que les Juifs, comme les Français ou les femmes rousses sont nombre avant tout), une certaine proportion qui ne sont pas aimables du tout, voire pire.
Ce qu’il importe de relever, ici, c’est la propriété de cette injonction, surgie des cendres d’Auschwitz, d’avoir à me tenir à la hauteur d’une règle morale ou d’un impératif face auxquels je serai toujours et inévitablement en échec – ce dont l’effet imparable sera que je me sentirai interminablement coupable, et donc, dans le cas présent, suspect d’antisémitisme. Comme je ne saurais satisfaire pleinement à l’injonction « Aime les Juifs ! », je suis inexorablement voué à tomber sous le coup d’une incrimination d’antisémitisme. L’innocence n’existe pas en la matière – que j’objecte : « Comment se pourrait-il que je les aime tous, n’en connaissant que quelques-uns et en voyant à la manœuvre quelques autres qui ne sont pas aimables du tout ? », et me voici aussitôt confondu : Tu n’aimes pas les Juifs, tu es un antisémite avéré, la preuve étant que tu ergotes à tout-va à ce propos.
Si donc ceux que je préférerais appeler aujourd’hui le parti du génocide, le parti de la destruction de Gaza, plutôt que les sionistes peuvent aujourd’hui faire l’usage qu’ils font, tant immodéré qu’infâme, des vocables « antisémite », « antisémitisme », c’est précisément de ce fait : la constitution de tout un domaine d’exception autour de la Shoah a eu pour effet de lester ces termes d’un double fond propice à l’apparition d’une rhétorique mortifère implicitement agencée autour de ce motif ; il ne suffit pas de ne pas discriminer les Juifs, de les reconnaître comme des égaux, des citoyens à part entière, il faut les aimer. Et cet amour, par définition, ne doit s’assigner aucune limite – donc, il doit inclure l’amour d’Israël, inconditionnellement, et ce tout particulièrement quand cette puissance déploie la plus insupportable des brutalités. Si vous n’aimez pas l’Etat d’Israël quand il spolie, colonise et extermine les Palestiniens, c’est que vous n’aimez pas les Juifs. C’est que vous êtes antisémite. Tout part donc de cette exhortation dont l’effet est de discréditer et invalider toute critique ou prise de distance de ce qui s’effectue ou se commet au nom de ce qu’il faut inconditionnellement aimer, du fait du tort absolu (celui qui créé la dette infinie) subi par les Juifs pendant la Seconde guerre mondiale.
Face à ce piège qui n’en finit pas de se refermer sur nous dans le temps de Gaza, la seule position réaliste est celle qui consiste à rejeter d’un geste décidé les conditions de l’exception, à exiger le retour à la règle, à résister au chantage à « l’amour » requis, obligatoire, réglementaire. Dire donc : Les Juifs, à supposer qu’une telle catégorie existe dans le monde réel et ne soit pas avant tout une vague dans l’océan du langage, les Juifs donc, je ne les aime pas davantage que je n’aime les Uruguayens et les femmes rousses. L’amour-dette est toujours un piège, il est toujours corrompu d’avance. J’aime mes amis juifs (ceux qui se déclarent tels) comme mes autres amis, tout comme je sais que je compte nombre d’ennemis, déclarés ou objectifs, et dont le jeu infâme est d’accaparer le signifiant « juif ». Et, parmi eux, des criminels de première catégorie, et ceux-là, dire que je ne les aime pas, c’est un doux euphémisme.
J’aimais beaucoup Maurice Rajsfus, ce Juif-non-Juif à l’humour juif débridé, irrécupérable, et je chéris sa mémoire. J’aimais, évidemment, Sylvia Klingberg, quand nous avons écrit ensemble Le Yiddishland révolutionnaire, comme nous avons aimé, ensemble, la plupart des vaincus issus de ce monde englouti que nous avons rencontré pour préparer ce livre. J’ai rencontré et aimé, grâce à elle, et fréquenté les antisionistes israéliens – j’ai admiré leur vaillance, ils n’étaient pas si nombreux... J’aimais Pierre Lantz, Juif assimilé, agnostique, juif marxiste, pas moins juif pour autant, qui m’a initié et destiné à la philosophie.
J’ai appris, en philosophie, autant chez Benjamin, juif, que chez Foucault, non-juif. Je me flatte d’avoir en quelques occasions, croisé le chemin de Pierre Vidal-Naquet qui sut, d’une manière aussi rare que remarquable, associer la recherche, l’érudition et l’engagement militant le plus exposé. J’ai longtemps vécu en étroite communion de pensée et d’action avec toute une tribu de juifs révolutionnaires, trotskystes, et au contact desquels le monde juif a cessé de m’être étranger. J’ai travaillé assidûment avec Hannah Levi-Hass, à l’édition en français de son Journal de Bergen Belsen et cette collaboration, a soudé la plus solide des amitiés. J’étais proche, aussi, de Janina Sochaczewska qui s’activa à Lyon dans la Résistance juive, rencontrée sur le tournage du film de Nat Lilenstein, Les révolutionnaires du Yiddishland – des années durant, je lui ai rendu visite dans son petit appartement de la rue Pixerécourt où nous refaisions le monde en buvant du thé.
J’ai été proche, un moment, d’Éric Hazan, formidable éditeur de ces livres qui, au fil des années, ont formé une digue solide, un brise-lame infranchissable contre la marée montante du désastre obscur. Je me suis senti, ces derniers temps, en grande affinité avec le musicien Michel Bélis qui s’est activé sans relâche, jusqu’à ce que le cancer l’emporte, au côté des Palestiniens. Et ma chère Marianne Van Loew Koplewicz, vibrion décolonial belge, et plus juive que juive dans son décolonialisme incandescent même – qui ira prétendre que je ne l’aime pas ! Etc.
La liste pourrait s’enrichir durablement à force d’anamnèse – pas à l’infini, cependant – ce sont des personnes, des individualités que j’ai aimées, que j’aime, dont il se trouve qu’elles se définissent, entre autres, comme juives et dont l’amitié, l’affection, l’intelligence, les qualités humaines, l’expérience partagée, le savoir m’ont soutenu en général et m’ont aidé à entrer dans le champ des Lumières juives radicales en particulier – cette fameuse symbiose judéo-révolutionnaire, ce monde durablement, structurellement minoritaire, cette culture non pas de la défaite mais plutôt d’une rétivité plébéienne plutôt que patricienne, et qui jamais ne cède. Mais ces affinités et ces liaisons plus ou moins intenses, plus ou moins durables, si elles sont devenues partie intégrante de ma constitution intellectuelle et de mes dispositions philosophiques et politiques, ne relèvent d’aucune espèce de philosémitisme de principe ou de foi – non, résolument, je n’aime pas « les Juifs » comme catégorie supposée, davantage que les Uruguayens ou les femmes rousses. Chez les Juifs, je suis le fil du paria plutôt que celui du parvenu.
Je ne peux pas les aimer en bloc, comme l’exigent tant le règlement implicite qui s’est mis en place dans le monde d’après-Auschwitz, dans les démocraties occidentales que ces bateleurs qui aujourd’hui s’activent sur le front de la lutte contre l’antisémitisme de synthèse qu’ils ont taillé à la mesure de leur abaissement [4] ; c’est que si je le faisais, je ne pourrais pas haïr l’iniquité qu’incarnent Netanyahou, sa clique et ses affidés dans mon propre pays ; je ne pourrais pas dire que tel ou tel Juif qui travaille inlassablement à augmenter le malheur du monde est mon ennemi – or, il faut bien que je franchisse ce pas si je veux être en mesure de le combattre. Non, décidément, ne me demandez pas d’aimer les Juifs – ce n’est pas tant que ce serait au-dessus de mes forces, c’est surtout que j’y vois l’exemple même de la commande impossible à satisfaire, car mal formulée, sans objet. A tous ceux qui seront prompts à m’accuser d’antisémitisme aujourd’hui du fait de mon acharnement à monter au créneau à propos de Gaza et du reste, je réponds : vous êtes sans prise sur moi, non seulement je ne vous dois rien, mais pour ce qui est de la promotion des Lumières juives, c’est moi qui suis du bon côté, et pas vous, fieffés obscurantistes et pèlerins du néant que vous êtes.
Il faut cesser de tenter de se défendre des accusations infamantes d’antisémitisme en tentant de montrer (bien en vain, car ce qu’on ne pourra jamais faire, en l’occurrence, c’est apporter la preuve du fait qu’on n’est pas antisémite) que l’on aime les Juifs, envers et contre tout, quand bien même on s’activerait à dénoncer les crimes dont se rend coupable l’Etat d’Israël. Les bonnes âmes antisionistes les mieux trempées ne cessent de retomber dans le même panneau – « il n’y a pas (au monde, pour faire bonne mesure) moins antisémite que moi ! » entendu comme : personne n’aime les Juifs, en général et en particulier, plus inconditionnellement, plus effusivement que moi [5]. La preuve : quand je croise un gamin porteur d’une kipa dans la rue, je lui souris, dans l’espoir de capter en retour son sourire... Ici, le kitsch philosémite se trouve porté à son comble – mais dites-moi un peu, ce gosse à kipa, qu’est-ce qu’il a de mieux, de plus remarquable, qui le distingue pour que je le kiffe à mort, d’emblée, et lui fasse cadeau de mon sourire, de n’importe quel autre gamin croisé dans la rue ? Vivons-nous donc encore dans les conditions de l’Occupation où, là, oui, le sourire adressé au Juif étoilé prend toute sa valeur et sa portée ? La kipa, par les temps qui courent, ce serait plutôt ce qui me porterait à m’inquiéter de ce que serait la réponse attendue du gamin si, d’aventure, l’occasion m’était donnée de l’interroger d’un ton badin sur ce qu’il pense de la destruction de Gaza... Le gamin (ou, plus généralement, le type) à kipa, dans la rue, je ne le calcule pas, comme il ne me calcule pas, et c’est mieux ainsi car, selon toute probabilité, il y a le sang de Gaza entre nous, qui nous sépare plutôt qu’il nous rassemble.
Il faut que nous cessions de tenter de nous faire pardonner notre antisionisme inébranlable en faisant étalage de notre supposé amour principiel et générique des Juifs, en tentant pathétiquement de montrer qu’avec tout ça, au grand jamais nous ne saurions être, par quelque biais que ce soit, suspects d’antisémitisme. Le mieux serait plutôt de dire : être antisémite au sens où Netanyahou, ses amis du CRIF, les Klarsfeld, Marine Le Pen, les faux-culs de sionistes de gauche (etc.) entendent ce terme – je veux bien. Ce serait même plutôt un honneur pour moi, s’il s’agit d’entendre par là que je n’aime pas, mais vraiment pas ce dont ils sont les promoteurs, les défenseurs, et qu’ils associent sans relâche au signifiant juif. Nous n’avons pas à nous excuser de haïr le crime quand il se trouve qu’il est associé au signifiant juif. Nous sommes trop avisés pour retomber dans le panneau de l’exception juive lorsque celle-ci, de manière de plus en plus criante, apparaît comme une fantasmagorie placée au service de l’impunité perpétuelle des criminels qui prospèrent sur la captation de l’héritage (supposé) de la Shoah. Les Juifs, ceux qui se définissent comme tels ou sont identifiés comme tels, sont des gens comme les autres et à ce titre ni plus ni moins aimables que les autres, et il serait plus que temps, comme le dit mon amie Marianne, de se soucier des dix millions de morts Congolais aussi.
Ce dont il serait temps que nous nous avisions, et qui encore une fois relève d’une analytique de la langue et des discours, c’est ceci : entre l’époque où Marc Bloch pouvait dire : « Je suis juif (…) je ne revendique jamais mon origine sauf devant un antisémite » [6] et celle où s’est imposé, dans le discours public, la mise en équivalence des termes antisionisme et antisémitisme, où toute critique ou incrimination de l’Etat d’Israël vaut à qui la profère d’être taxé d’antisémitisme, le sens même de ce terme a subi une complète métamorphose ; ce n’est pas seulement que ce sens se serait infléchi, que ce mot aurait même carrément changé de sens – c’est qu’il a subi un si radicalement déplacement qu’il est devenu méconnaissable, du fait du bouleversement intervenu dans ses usages : dans le temps où écrivait Bloch, il incriminait la force du préjugé, lequel avait pignon sur rue, même un intellectuel et universitaire en vue comme Marc Bloch étant exposé à se faire traiter de « youpin » dans des journaux à grande diffusion comme ceux, entre autres, d’Action française [7].
Dans le temps de Gaza, il sert aux génocidaires et à leurs amis à diffamer ceux qui dénoncent le crime. Autant dire que le terme a fait un tour complet sur lui-même, passant d’un régime sous lequel il désignait et dénonçait l’infamie à un autre sous lequel il est approprié par les exterminateurs. Comment, dans ces conditions, accorder encore un quelconque crédit à ce terme, et d’en faire un usage autre qu’ironique – « si c’est cela que vous appelez antisémitisme, alors, etc.) ?
Bien sûr, en cherchant bien autour de nous, on trouvera bien des gens qui pensent encore que les Juifs sont mauvais pour autant qu’ils ont « tué le Christ », et sans même avoir beaucoup à chercher, d’autres qui opinent que les Juifs, encore et toujours, sont une tribu à part, portée à se serrer les coudes, avide d’argent et de pouvoir, et à tenir en lisière en conséquence. Mais aujourd’hui, ce ne sont plus eux qui font la loi ni donnent le ton – les cons irrécupérables et impardonnables, c’est eux. Et dans ces conditions, dès lors que le terme courant qui sert à désigner ces préjugés est le même que celui qui vise à invalider toute critique de la criminalité d’Etat d’Israël, alors il n’y a plus grand-chose à en tirer. Il en va ici de même, toutes choses égales par ailleurs, que du mot « démocratie » – un grand cadavre à la renverse.
Dans ces conditions, il est grand temps que cet épouvantail à moineaux cesse de nous faire peur. C’est désormais d’un grand éclat de rire qu’il nous faut accueillir les incriminations devenues rituelles et que nous vaut notre antisionisme militant. Qu’il nous suffise désormais de demander à nos accusateurs : est-ce donc ainsi que vous entendez promouvoir les Lumières juives ? En accumulant ruines sur ruines, en assassinant un peuple ? En plaçant toute votre énergie au service d’une machine de mort ? S’il en est de la sorte, alors, oui, assurément, nous sommes d’incurables antisémites – et nous le sommes en excellente compagnie, rappelez-vous les tombereaux d’injures qui se sont déversés sur Hannah Arendt après la publication de Eichmann à Jérusalem… La compagnie, c’est cela qui compte – pour ce qui nous concerne, nous préférerons toujours celle de Hannah Arendt et Didier Fassin à celle de Meyer Habib et Marine Le Pen.
Notes
[1] « Dominer innocent (un fantasme) », in Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations, collectif, La fabrique, 2024, p. 200.
[2] Il n’y a pas eu de « pogrom » à Amsterdam, à l’occasion du fameux match de foot – il y a eu des incidents provoqués par des hooligans suprémacistes israéliens, suivis d’incidents où des supporters israéliens et des Juifs ont été pris à partie. Il n’y a pas eu de pogrom. Quand il y a pogrom, on compte les morts, et ils sont juifs.
[3] Shlomo Sand : Comment le peuple juif fut inventé, Fayard, 2008.
[4] La chasse à l’ « antisémitisme » telle que la pratique ces gens-là est de nature complotiste, elle s’apparente étroitement de ce point de vue à l’antisémitisme traditionnel : si Amnesty international statue qu’un génocide est en cours à Gaza, c’est forcément que cette association est manipulée par les antisémites – la « main » de l’antisémitisme, partout, pour les uns, comme la « main » des Juifs, partout, pour les autres…
[5] Voir sur ce point l’article de Houria Bouteldja « Rendre les Juifs à l’Histoire ou la fin de l’innocence » in Contre l’instrumentalisation… op. cit. supra.
[6] Comme le rappelle Annette Becker dans sa tribune consacrée à la panthéonisation de Marc Bloch, Le Monde du 3/12/2024.
[7] Mais pas seulement : des formulations où se relève distinctement le préjugé antijuif, on en trouve en abondance dans toute le littérature française de l’entre-deux-guerres, y compris la mieux réputée (progressiste, humaniste, de gauche…). Exemple : Les Thibault de Roger Martin du Gard.