Il faut se laisser porter par la puissance des images avant qu’elles ne s’affadissent en métaphores [1]. « Minuit dans le siècle », cela signifie l’heure de tous les dangers, associée à l’obscurité la plus profonde. L’heure où nous éprouvons notre pleine vulnérabilité, le plus grand des sentiments de solitude, enveloppés que nous sommes dans la nuit la plus épaisse, ayant perdu toutes nos assurances et nos repères. Et quand, pire, nous nous demandons : serait-il possible que la nuit épaisse nous soit tombée dessus si tôt dans le siècle – qu’il soit déjà minuit, alors que le siècle nous apparaît encore à peine commencé ?
L’idée sous-jacente (une pure convention, mais indéracinable [2]) ce serait que chaque siècle produit ou subit son propre « minuit », comme une malédiction – or, au XXème, ce minuit, en forme d’effondrement, de chute dans l’obscurité, survient plus tard, entre faillite du grand rêve rouge surgi à l’Est (la révolution russe et ses conséquences européennes, mondiales) et exterminations nazies, entre Kolyma et Auschwitz. Il survient en conséquence d’une accumulation de trahisons, de dérobades, de reniements. Il est le revers obscur des grandes promesses reniées. Derrière le minuit du XXème siècle, se dessine l’ombre de l’utopie brisée. On est passé de la lumière la plus vive à l’obscurité la plus complète. La trahison de Staline en Espagne et la faillite du mouvement ouvrier en Allemagne, face aux nazis, scandent cette brutale bifurcation.
Le présent minuit dans le siècle est d’une espèce sensiblement différente. Il plonge ses racines dans les deux dernières décennies du XXème. On ne peut pas à proprement parler lui assigner une origine, une racine unique, mais il a bien un espace, un topos de provenance visible – l’effondrement du monde soviétique et l’offensive néo-conservatrice et restaurationniste qui enchaîne sur celui-ci. Gaza, la guerre fondamentalement défensive de Poutine contre l’OTAN (quoi qu’on en dise), c’est le point d’aboutissement, la phase terminale de ce processus – la chute par paliers au fond du gouffre.
Mais, en vérité, il entre toujours une part déterminante de subjectivité dans le sentiment qu’il est minuit dans le siècle. Car minuit dans le siècle, c’est bien toujours avant tout une affaire de sentiment ou de sensation. Le sentiment que l’on ne saurait tomber plus bas, qu’on a touché le fond, que cela ne saurait être pire. Or, dans cette perception, la part de subjectivité est toujours déterminante. Comme le montre le journal de Victor Klemperer, ce sentiment (cette sensation) sont exposés à être constamment démentis : on pensait que, celle fois, décidément, on avait touché le fond – et puis survient un nouvel élément, un nouvel outrage, une nouvelle attaque vicieuse, une nouvelle restriction, interdiction, humiliation – un nouveau danger – qui révèlent que, non, on n’avait pas touché le fond – il peut y avoir pire encore, et le bout du chemin, c’est la déportation, le camp, la chambre à gaz [3].
Nous sommes sans doute, toutes choses égales par ailleurs, dans une disposition subjective comparable : en proie à l’accablement et à la suffocation, à être les témoins de la destruction de Gaza et de tout ce qui s’y enchaîne. On se dit : là, on a touché le fond. Mais non, le désastre obscur se poursuit : Trump est élu et c’est la promesse que le vandalisme israélien pourra prospérer plus librement encore. Le désastre est une vis sans fin.
Minuit dans le siècle, cela se rapporte à la structure d’un événement global – à l’effacement de ce que l’on pensait être des points d’arrêt dans l’accomplissement (le déroulement) de la catastrophe et à la perte des points d’appui et des repères nous permettant de nous orienter dans le présent. Un élément essentiel, c’est la disparition de ce que l’on pensait être des lignes rouges, de limites qui ne pourraient être franchies par l’ennemi, le vandale, le pourvoyeur de chaos, pour des raisons impérieuses, de tous ordres. Et puis, ces supposés points d’arrêt sont balayés, effacés, piétinés par la puissance rogue et l’on découvre que l’élément naturel du mal, en la matière, c’est l’infini.
On prend acte avec une incrédulité accablée du fait que ces points d’arrêt étaient imaginaires, que nous seuls les prenions y croyaient parce que nous pensions, bien à tort, qu’il existait des limites fixées par la common decency partagée, encore en usage, malgré tout ; des limites fixées par le réel aussi – mais nous avions mal jugé le réel, sa plasticité – sa radicale hétérogénéité à la morale, aux principes, au raisonnable, au normatif. Nous spéculions sur l’existence de règles, d’un ordre général non pas nécessairement fondé sur des règles, comportant du moins certaines règles d’exclusion – mais c’était une construction fantasmagorique.
Les règles, c’est la puissance rogue qui les invente au fur et à mesure qu’elle avance ses pions, et la règle fondamentale, unique à vrai dire, est qu’il n’est de règle que celle qui sert son intérêt du moment, quand tout lui réussit. D’ailleurs, quand les dirigeants et stratèges états-uniens, en parfaite harmonie ici avec leurs homologues israéliens, préfèrent aujourd’hui faire référence à l’ « ordre fondé sur des règles » plutôt qu’au droit international, c’est bien de cela qu’il s’agit – les règles, ce sont eux qui les fixent tout en prétendant les imposer à tous, il suffit pour s’en persuader de voir l’usage à géométrie variable qu’ils font des fameuses « sanctions ».
Avec les points d’appui que nous pensions solides, ce qui s’efface, ce sont les balises – comme sur un sentier de randonnée – ce qui permet d’avancer, ce qui définit la direction – ce qui fixe le sens. Le sens ou plutôt les conditions du sens, les repères de la certitude sont en ruines et entièrement à reconstruire quand les « mots de l’habitude » (Bachelard) ont été radicalement évidés de leur sens, ou qu’ils viennent à signifier l’opposer de ce qu’ils sont censés désigner – fanatisch selon l’exemple classique proposé par Klemperer dans LTI [4].
Quand, par exemple, la ministre des Affaires étrangères de la RFA, Annalena Baerbock, soutient que les destructions d’infrastructures, immeubles d’habitation, hôpitaux, écoles auxquelles procède l’armée israélienne par bombardements sont justifiées du fait que les terroristes du Hamas trouvent abri parmi la population civile, avec le consentement de celle-ci (octobre 2024) ; que, dans ce cas, la loi internationale statuant sur la protection des populations civiles ne s’applique pas. On a là, quand une ministre issue du courant écologiste (les Verts), à l’origine un courant distinctement antisystème, anticapitaliste, progressivement rallié au « réalisme » de pouvoir et désormais partenaire de l’un ou l’autre des grands partis de gouvernement allemands, les socio-démocrates et les conservateurs de la CDU-CSU, on a là un flagrant phénomène d’effondrement du sens. Idéologiquement, lorsqu’elle expose publiquement cette position, Baerbock peut être définie sans excès comme une néo-nazie post-écolo, tant il est évident que, dans ces circonstances, c’est la théorie nazie des races qui refait surface, intacte, sous les dehors du soutien inconditionnel qu’elle apporte à Israël : au prix d’un transfert tant impressionnant qu’équivoque, ce sont, dans sa fantasmagorie, les Israéliens (entendus comme les Juifs de l’Etat total) qui figurent le peuple des maîtres, le Herrenvolk, tandis que les Palestiniens deviennent, eux, le peuple déchet, le peuple sous-humain par excellence (Untermenschen).
En pratique, ce qui caractérise le peuple des maîtres ou seigneurs, c’est qu’au nom de la réalisation de leurs droits historiques, de leurs droits sacrés et inaliénables, tout est possible, tout est permis, y compris, donc, les pratiques génocidaires. Inversement, ce qui caractérise le peuple déchet, le peuple abject, l’agrégat des sous-hommes, les Palestiniens, donc, ce n’est pas seulement qu’il n’a aucun droit, c’est qu’il est exterminable. C’est du nazisme pur, le vert de la ministre écolo ayant tourné au feldgrau ou au noir de l’uniforme SS, avec cet éloge sans réserve de l’Oradour en grand perpétré par les militaires israéliens à Gaza.
C’est l’exterminationnisme nazi retourné comme une paire de chaussettes et le génocide remis en selle sous les applaudissements de l’écolo de gouvernement.
Ce ne sont pas, dans cette perspective plus-que-schmittienne seulement les « terroristes » (la version ultime, boostée du « partisan » schmittien) qui sont vogelfrei, c’est-à-dire qui peuvent être éliminés sans restriction, en dehors de toute contrainte légale, c’est aussi bien la population civile qui, volontairement ou involontairement, les abrite – mais plutôt volontairement qu’involontairement, dans l’esprit de la ministre auprès de laquelle Friedrich Ebert, le bourreau de la révolution allemande, ferait figure d’enfant de chœur ; tant sont, pour elle, étroites les affinités entre les hyperterroristes du Hamas et le peuple palestinien envisagé comme peuple destiné au terrorisme, peuple intrinsèquement terroriste, peuple violent contre lequel le peuple israélien est en droit de se défendre par tous les moyens.
Ce crédit illimité de violence légitime, défensive par nature, ouvert aux Israéliens au nom de leur imprescriptible droit à la vie (cause sacrée), c’est, bien sûr, du nazisme pur. On a là un parfait et glaçant cas d’école de l’effondrement du sens, avec cette (re)chute abyssale de la Frau Minister dans la plus obscure et massacrante des idéologies du XXème siècle.
Le désastre remonte ici du terrain sur lequel sont perpétrés les massacres vers la sphère des discours tenus par ceux qui usurpent la place de la Conscience universelle et qui leur apportent leur bénédiction. Le massacre en grand perpétré par les héritiers abusifs des victimes du Crime emblématique se voit non pas seulement amnistié d’autorité mais plébiscité par le Grand Juge blanc (les Allemands post-nazis devenus incarnation de la conscience démocratique, du progressisme et de l’humanitarisme occidentaux, peuple sorti par le haut des affres et crimes du nazisme, peuple d’une moralité désormais impeccable, parangon de vertu démocratique, signalé et distingué par la rigueur de sa rupture autocritique avec les crimes commis en son nom dans le passé). C’est quand la mémoire du génocide devient l’alibi du génocide que se trouve parachevé l’effondrement du sens. Dans le même sens, quand l’ex-égérie de la gauche supposée radicale (die Linke), Sahra Wagenknecht se sépare de ses anciens camarades pour créer un parti se destinant à concurrencer les néo-nazis de l’AfD en matière d’agitation anti-migrants.
C’est lorsque de telles figures spectrales viennent à notre rencontre que l’on a le sentiment d’avoir « touché le fond » de l’effondrement de la sphère politique. Mais, une fois encore, c’est une illusion : nous n’avons encore rien vu, on peut toujours faire pire et une forfaiture peut toujours en cacher une autre, plus infâme encore. Nous voici assignés au régime de l’aggravation perpétuelle.
Lorsque Victor Serge, en 1939, associe le présent à minuit dans le siècle, c’est en relation avec une autre image implicite, celle du midi dans le siècle perdu, trahi, abandonné – la Révolution russe et l’immense lueur levée à l’Est en 1917 et dans les années 1920 [5]. L’image du minuit dans le siècle est indissociable de celle des espérances saccagées et des causes trahies. Minuit dans le siècle survient par enchaînement de circonstances défavorables, de déceptions, de reculades, de combats perdus. Mais il y eut bien un temps où il était midi dans le siècle pour cette multitude innombrable qu’était le peuple bigarré et cosmopolite de la révolution, un temps où l’espérance prospérait sous le signe de la révolution russe, de la révolution mondiale. Il s’agit bien alors, pour Victor Serge, de prendre acte de ce cycle complet qui conduit de la séquence ensoleillée par excellence, où, dirait-on, « tout est possible », associée à l’utopie, au moment obscur placé lui aussi sous le signe d’un « tout est possible », associé, lui, au désastre et au crime. C’est un cycle court : deux décennies s’étendent des prémisses du premier à l’irréversibilité du second. C’est un précipice – la révolution dévore ses enfants.
La configuration dans laquelle se situe ce que nous éprouvons (percevons) comme notre minuit dans le siècle contraste avec celle-ci : tout se passe comme si, depuis près d’un demi-siècle déjà, nous n’avions connu que des défaites – depuis la cuisante déroute des Etats-Unis au Vietnam, en fait. L’impérialisme (l’ennemi) a connu, au cours de ces décennies, de nombreuses déconvenues (la dernière en date : l’Afghanistan), mais pas de celles que nous puissions nous approprier comme nos victoires par procuration, auxquelles nous puissions nous associer, voire nous identifier. Ce dont est faite la texture intime de notre minuit dans le siècle, c’est l’accumulation des ruines évoquée par Benjamin à la veille de la Seconde guerre mondiale.
A partir des années 1980, nous avons toujours combattu en position défensive, en reculant pied à pied, cédant sans cesse de nouvelles positions. Une interminable retraite. Un régime de Restauration continue et parfois de contre-révolution permanente. Et qui nous conduit où nous en sommes aujourd’hui : les post-néo fascistes encravatés un peu partout aux affaires dans le Nord global, dans le monde blanc, dans les démocraties occidentales… Une contre-révolution lente, insidieuse, mais qui ne s’interrompt jamais et un fascisme devenu salonfähig.
Mais qui, là où il rencontre les autres mondes, le Sud global, montre son visage sans fard – Gaza.
À suivre…
Notes
[1] Sur ce point : Ninon Grangé : Philosophie avec personnages – essai de fictionnalisme politique, Mimésis, 2024.
[2] Voir sur ce point Alain Badiou : Le Siècle, Seuil, 2005.
[3] Victor Klemperer : Mes soldats de papier et Je veux témoigner jusqu’au bout, Seuil, 2000.
[4] LTI, la langue du IIIème Reich, Albin Michel, 2023 (1996).
[5] Victor Serge : S’il est minuit dans le siècle, Grasset, « Cahiers rouges », 2009 (1939).