Les schizophrènes.

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Mon ami est ce qu'on pourrait appeler un alcoolique modéré. Il peut s'abstenir lorsqu'il n'y peut rien, et trinque comme il respire dès que les circonstances le permettent. Il a fait le petit pèlerinage parce qu'il s'était retrouvé, dans le cadre du boulot, dans l'un des pays du golfe. Mais il ne fait pas la prière. Il est marié mais une petite escapade romantique ne le rebute pas, surtout qu'il est assez discret.

Bref, le prototype du tunisien ou d'une certaine catégorie de tunisiens. Mon ami a voté Nahdha dans les élections législatives, par intime conviction. Depuis, il ne tarit pas d'éloges sur ce parti et se bat bec et ongles pour supporter ses choix et les justifier. Comment un buveur invétéré peut-il devenir un fervent admirateur d'un parti d'obédience religieuse ? C'est l'une des particularités de ce pays, le paradoxe.

On peut mener un mode de vie aux antipodes de la bigoterie tout en conservant une forte inclination pour la religiosité. L'esprit répare les torts du corps, l'équilibre est assuré. Mon ami appartient à cette catégorie des schizophrènes conscients qui remettent aux calendes grecques l'heure fatidique de la convergence entre l'être et le paraître. Ma collègue est une vieille connaissance qui date des années de l'université, vers le milieu des années 80. On ne s'est côtoyé que pendant quatre ans, mais on était alors justement à cette étape de la vie où les amitiés sont le plus solides et le plus durables. La proximité dans l'expérience de la douleur crée des liens souvent indestructibles. La promiscuité sans pudeur inutile, comme on peut l'avoir à vingt ans, aussi.

On s'appréciait beaucoup. La vie nous sépara comme prévu mais on a repris le contact grâce à Facebook. Les retrouvailles étaient d'une délicieuse saveur. Puis il y eut la révolution, l'hystérie collective et on s'est retrouvés, elle et moi, dans les deux côtés opposés de la barricade. Ce n'était pas pour m'inquiéter outre mesure, car j'étais du genre à savoir faire la part des choses et à ne pas mélanger idéologie et rapports humains.

Un adversaire politique, sportif ou même dans une partie de belote n'est pas forcément un ennemi. Ce n'était apparemment pas l'avis de ma collègue et amie. Elle finit par m'insulter et me bloquer. Au bout de trente années d'amitié et d'estime que je croyais réciproques, j'étais jeté comme une vieille chaussette. À cause d'une idée. Ce que vous avez été ne vous lave point de ce que vous êtes devenus, certains juges ne reconnaissent pas les circonstances atténuantes.

Mon amie fait partie des schizophrènes qui s'ignorent, ils prêchent l'Union et cultivent la forclusion. Ils passent sans peine de la sociabilité auto-satisfaite au sectarisme mutilateur tout en se chantant la ritournelle de la constance. Ils développent autant d'ardeur à acquérir une amitié qu'ils en mettent à s'en défaire, avec le même état d'esprit.

Il est professeur à l'université. Je ne l'ai eu qu'en première année, mais j'ai gardé de lui un souvenir impérissable. Il fut l'un des rares intellectuels à m'avoir marqué. On avait au tout début commencé par railler son apparente étourderie, ou nonchalante indolence. Il était brillant tout en paraissant brouillon. Il donnait son cours avec cet air d'ennui royal mais jamais rebutant, comme quelqu'un qui avait les pieds sur terre et la tête dans les nuages, absorbé dans quelque commerce avec des divinités invisibles pour le commun des mortels comme nous. J'ai tout de suite aimé son apparent détachement sans véritable ostentation, synonyme pour moi d'une supériorité indéniable comme seuls peuvent en avoir les génies authentiques. Lui aussi, je l'ai retrouvé sur Facebook. Il m'a tout de suite reconnu pour avoir gardé une bonne idée de moi lors de cette année orpheline à son cours.

J'ai toujours à l'esprit les grandes idées qu'il m'avait inculquées, humanisme, tolérance, liberté d'expression et de conscience, ténacité à la lutte et rejet des clichés. Je n'avais certes pas besoin de la dernière recommandation car j'avais toujours du mal à reconnaître l'autorité des maîtres à penser officiels ou à la mode, reconnus comme tels. Nos discussions facebookiennes avaient rapidement perdu la courtoisie de façade qui sous-tend le mythe des rapports en apparence amicaux. Je ne retrouvai chez mon professeur aucune des valeurs dont il faisait l'éloge dans ses cours. Sous le vernis craquelé, l'image hideuse de l'extrémiste intolérant, acerbe et inflexible. Le chantre exalté de la pensée unique. Tous ceux qui ne pensent pas comme lui sont de la racaille incapable d'avoir une idée transcendante ou de se rapprocher de l'essence de la pensée. Les clichés avaient fini par prendre le pas sur le sens de l'analyse et le cartésianisme.

Je suis le troupeau à la mode, donc je suis. Lui aussi m'a bloqué suite à des remarques que j'ai faites à l'un de ses amis. Depuis, il crache son venin en milieu amical. Mon professeur appartient à la catégorie des schizophrènes volontaires et plutôt fiers.

Ce sont les êtres puérils mais perfides qui sont persuadés que la valeur qu'ils s'arrogent ou qu'on leur attribue les dispense d'avoir de la cohérence entre ce qu'ils prêchent et ce qu'ils font. Leur science est juste une marchandise, un subterfuge dramatique nécessaire au rôle qu'ils jouent épisodiquement.

Conscients de leur duplicité, ils s'en enorgueillissent comme des lettres de noblesse authentiques. Ils sont schizophrènes et ne s'en soucient nullement car ils s'estiment au-dessus des contingences de la dichotomie et de la contradiction. Ce sont les plus dangereux.

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