Soltana
J’appris l’arrestation de Mahmoud le jour-même. La nouvelle me parvint à l’université. Je n’y ai pas cru un seul instant. Mais je fus forcée de l’admettre lorsque l’avis d’une assemblée générale circula parmi les étudiants. Je ne faisais pas partie de cette « élite » politisée de l’université à l’affût de tout, prête à s’enflammer à propos de tout, passant plus de temps à critiquer le pouvoir qu’à suivre les cours ou s’intéresser à son avenir.
Mais cette fois-ci, c’était différent. Pour la première fois de ma vie d’étudiante je voulais savoir. Je voulais connaitre la vérité, comprendre ce qui se passait dans le monde de cette « élite », un monde que j’ai longtemps considéré parallèle, sans réel rapport avec le mien et qui venait soudain de me happer de force et de bousculer mes certitudes de jeune fille rangée.
Un barbu dégingandé prit la parole, la voix cassée mais pas trop désagréable, une cigarette allumée entre les doigts, les yeux fouillant dans la foule agglutinée autour de lui comme pour s’assurer de la présence de tout son public ou à la recherche de quelqu’un en particulier. Il harangua les « camarades » à propos de la nécessité de mettre fin au banditisme d’état pratiqué par les sbires du pouvoir.
Son enthousiasme me faisait peur, mais une peur exquise, comme celle que j’éprouvai lorsque Mahmoud était venu me parler la veille. J’étais transportée par les accents de la voix rauque du « camarade » Slim dont je connus le nom plus tard et me demandais pour quelle raison il déployait tant d’ardeur à défendre « mon » Mahmoud.
Jamais je n’ai imaginé qu’un étudiant, un citoyen sans vrai pouvoir, pût être aussi véhément contre le pouvoir politique. On ne parlait pas ainsi dans mon entourage, et jamais à voix haute ni en public. Mais cet enchantement disparut dès que les autres prirent la parole. Certains des intervenants que Slim désignait par le terme « camarades » n’étaient pas du même avis que lui. Ils trouvaient qu’ils n’avaient rien à voir dans cette lutte entre deux forces « rétrogrades » et que le mieux était de les laisser s’entredéchirer à leur aise.
Je ne comprenais pas les mots qu’ils employaient et je comprenais encore moins que des « camarades » puissent hésiter ou rechigner à défendre un autre « camarade ». Un autre barbu sans cigarette prit alors la parole pour attaquer les contradicteurs de Slim, les qualifiant de lâches, de seconds couteaux du régime et de suppôts de Satan.
Son discours me plut au début jusqu’au moment où il commença à invectiver l’assistance, lui reprochant de faire le jeu du pouvoir et de diviser le rang de la résistance universitaire. Confusément, je sentais que le discours allait s’enliser sans en cerner les raisons.
Tout cela était nouveau pour moi, tous ces beaux mots dont je ne connaissais pas le sens et cette animosité entre des étudiants qui me semblaient identiques malgré leurs disputes incongrues. Le ton monta et les mots fusèrent de toutes parts comme des projectiles :
-tartuffe ! bigot !
-vicieux ! dévergondé !
-obscurantiste ! taré !
-athée ! mécréant !
-arriéré ! frustré !
-frivole ! débauché !
-cinquième colonne !
- espion !
-traitre !
-comploteur !
-flic !
-flic toi-même !
Plus la confrontation tournait à la querelle de charretier, plus la peur me gagnait… Ces disputes stupides ne pouvaient être d’aucun secours à Mahmoud. Je ne sais pas encore comment j’eus l’audace de crier pour imposer silence aux voix vociférantes, et je sais encore moins comment je l’obtins. Je sentais le tumulte grisant de milliers de belles phrases s’agitant au fond de moi.
Je pris alors la parole et me couvris d’un ridicule à faire adorer une flagellation publique. Je ne me rappelle rien de ce que j’ai dit mais l’hilarité générale suffit à me faire comprendre qu’il ne suffit point d’être animé des meilleures intentions pour s’improviser orateur et défenseur des opprimés. Ce fut Slim qui me sauva la mise en m’extirpant hors du cercle et il m’entraina en direction de la buvette.