Haj Othman
Mon fils Mahmoud ne rentra pas ce jour-là, ni les jours qui suivirent. Je savais que cela devait arriver un jour. Il n’est pas nécessaire d’être un terroriste pour être traité comme tel. Mon premier mouvement fut tout de même de refuser cette éventualité. Il n’est jamais facile d’admettre qu’un père passe des années à faire un homme pour que la main de l’arbitraire vienne l’arracher en quelques secondes.
Je fis le tour des hôpitaux et des cliniques privées en espérant sourdement qu’il ait eu un accident. Je ne voulais pas accorder foi à ce que me racontèrent quelques vieux du quartier coutumiers de la prière de l’aube. Non, cela devait être quelqu’un d’autre, je n’étais pas préparé à ce genre de tragédie, cela ne peut arriver qu’aux autres. Puis je me résolus à frapper aux portes de l’arbitraire officiel. Je commençai par le poste de police du quartier. Il n’y avait que des visages connus, courtois la plupart du temps, qui me saluaient toujours avec le sourire en me donnant du « haj » par-ci, « sidi cheikh » par-là.
-Bonjour, je cherche mon fils absent depuis 24 heures à sa sortie de la mosquée.
-Va te faire enculer, le vieux… !
Cela te remet immédiatement à ta place ! Cela faisait plus de quarante ans que personne ne m’a adressé cette insulte. Lorsque tu l’entends, à près de soixante-dix ans, tes cheveux blanchis par l’âge, les rides qui couvrent tes joues et ton front te font plus mal que tes rhumatismes et tes douleurs lombaires. Et tu as honte… ! Tu as honte de ton âge, tu as honte de ta renommée, tu as honte de ta respectabilité, de ta culture et de tes bonnes manières.
Tu as honte d’être un citoyen exemplaire. On peut aisément supporter la douleur à un certain âge, mais pas la honte. La douleur physique affaiblit, la honte déshumanise. Tu es ravalé à l’état de bête insignifiante. Avant l’insulte, tu étais un homme ; après l’insulte, tu n’es rien.
Mais j’étais un « rien » qui avait un fils à récupérer. La fierté ne pèse pas lourd devant la peur panique de perdre ce qu’on a de plus cher au monde. Certains en arrivent à haïr le membre de leur famille qui leur fait vivre ce dilemme. Accepter l’ignominie pour laisser une chance au fils, au frère, à l’époux.
-S’il vous plait, dites-moi seulement si c’est vous qui l’avez... je vous en supplie !
Certaines personnes n’ont aucun mal à supplier, à se prosterner même aux pieds de leurs bourreaux. Les gens sans fierté, oui. Pour les autres, comme moi, il est beaucoup plus facile de s’arracher les entrailles avec une pince chauffée à blanc. Quand la gifle retentit sur ma joue, je compris que je venais de basculer définitivement dans la fange des parias.
La gifle est le sceau de la deuxième naissance. C’est le baptême de l’entrée dans un monde où tu n’as plus ni nom, ni droits, ni famille ni existence. Tu es devenu la « chose » de tes bourreaux. Ils t’ont dressé, maté et marqué comme on marque le bétail destiné à l’abattoir.
On me mit dehors à coups de pieds et d’insultes du lexique des policiers. Il me restait alors à faire le tour des autres postes de police pour achever mon parcours initiatique de la déchéance. Ma femme ne m’aurait pas reconnu !
Il m’a fallu trois jours pour apprendre où il se trouvait. On venait de le transférer dans les caves du ministère de l’intérieur. L’information me fut divulguée par un flic honnête et au grand cœur qui fut d’ailleurs muté dans le sud 24 heures plus tard. Il y avait des choses que les supérieurs ne pardonnaient pas. Comme dire aux parents d’un détenu le lieu de sa détention.
Je rentrais pour rapporter la nouvelle à ma femme. Au moins il n’était pas mort. Pas encore. Après trois jours de brimades, d’insultes, d’humiliations on arrive à voir certaines choses avec plus de lucidité. Comme les connaissances qui changent de trottoir en te voyant venir. Comme le commerçant dont la porte de la boutique jouxte celle de ta maison, qui vient de remettre à l’intérieur les chaises qu’il tenait aimablement à la disposition des voisins qui viennent papoter tous les jours au seuil de la boutique.
Comme le regard épouvanté, inquisiteur ou carrément hostile des gens que tu croises sur ton chemin. Lorsque tu as un parent en prison pour une « affaire » de ce genre, ton quartier n’est plus ton quartier, tes amis ne sont plus tes amis, tes habitudes sont anéanties et tout ton monde s’écroule. Tu en arrives à te demander comment le soleil peut continuer à se lever et se coucher comme si de rien n’était ? Comment les voitures continuent à circuler et les gens continuent de vaquer à leurs besoins ? Quel besoin a-t-on de vivre quand ton monde à toi a disparu ?