La revanche posthume de Ferhat Abbas

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La contestation populaire du 22 février est une lame de fond qui vient des profondeurs de la société. Elle est à mettre dans le contexte historique de la formation de la nation et des idéologies qui ont marqué son combat pour l’indépendance. Après 90 ans de révoltes tribales qui avaient échoué face à la puissance de feu de l’armée coloniale, l’Algérie du début du 20ème siècle s’était mise au discours politique moderne.

Il était formulé par trois courants idéologiques différents : le populisme radical du PPA-MTLD, issu de l’Etoile Nord-Africaine (ENA), incarné par Messali Hadj, le culturalisme identitaire des Oulémas, représenté par Abdelhamid Ben Badis, et enfin le réformisme institutionnel de la Fédération des Elus Indigènes qui deviendra plus tard l’UDMA dirigé par Ferhat Abbas.

Au-delà de leurs divergences et de leurs rivalités, ces trois leaders sont les pères de la nation algérienne. Dans sa diversité idéologique, le nationalisme algérien s’est cristallisé dans le rejet du Code de l’Indigénat qui faisait des Algériens des étrangers dans leur pays. En combattant ce code scélérat, ces trois courants ont forgé, chacun à sa manière, la grammaire politique du nationalisme algérien, formant des élites qui ont porté les aspirations de la société à la dignité et à l’égalité.

Leurs différences politico-idéologiques sont à mettre en rapport avec leur ancrage sociologique. Le PPA-MTLD puisait son énergie dans les couches pauvres hostiles à tout compromis avec les autorités coloniales. L’Association des Oulémas, regroupant des citadins lettrés en arabe, était soucieuse de préserver l’islam et la langue arabe menacés par la domination française. La Fédération des Elus, devenue plus tard UDMA, réunissait l’élite sociale indigène qui aspirait à l’indépendance par les urnes et sans confrontation violente avec la France.

C’est le PPA-MTLD qui avait le plus d’écho auprès des masses rurales et du lumpenprolétariat des villes. Né dans l’émigration ouvrière en France, cette organisation a su capter les aspirations de la majorité des Algériens en refusant tout compromis avec les autorités coloniales sur la question de l’indépendance.

Fort de son ancrage populaire, le PPA-MTLD a développé la seule idéologie efficace contre l’ordre colonial : le populisme révolutionnaire. C’est ce qui explique son hégémonie dans le mouvement national qu’il a orienté vers l’action armée. Pendant plus de 30 ans, le mot d’ordre de l’indépendance avait un visage, celui de Messali Hadj que les masses populaires adulaient. Messali a pris la dimension de leader charismatique lors du discours prononcé au stade de Belcourt, à Alger, le 2 août 1936, où le Congrès Musulman (réunissant la Fédération des Elus, les Oulémas et les communistes) avait organisé un meeting de soutien au projet Blum-Violette qui devait accorder la nationalité française à 20 000 « indigènes » choisis par l’administration coloniale.

Dans un discours enflammé, celui qui allait devenir Ezzaim, a dénoncé le projet en déclarant : « Nous ne voulons pas la nationalité française, nous voulons l’indépendance ». Les milliers d’Algériens qui assistaient au meeting ont quitté le stade, envahissant les rues d’Alger, au cri « Messali, Messali ». Un Zaim venait de naître, ruinant les calculs politiques de la Fédération des Elus, des Oulémas et des communistes.

Les oulémas et la Fédération des Elus exprimaient les visions politico-idéologiques de deux minorités sociales de la société autochtone. Ils souhaitaient l’indépendance sans rupture brutale avec la France et sans le concours des masses populaires. En effet, le discours des oulémas était celui des couches citadines lettrées, attachées à un islam puritain opposé à la religion populaire du culte des saints.

L’aristocratie religieuse de Constantine, Bejaia, Alger, Tlemcen, Nedroma…était plus soucieuse de l’identité culturelle que de la politique qui implique des sacrifices. Pour eux, le plus important, c’est la sauvegarde de l’islam et de la langue arabe, et probablement de la langue amazigh.

Ben Badis, qui signait Abdelhamid Sanhadji, n’était pas hostile à la dimension berbère de l’Algérie. Issu d’une grande famille de lettrés constantinoise, il était plus à l’aise avec les couches urbaines d’Alger, de Tlemcen et de Bejaia qu’avec les ruraux de la campagne constantinoise.

Il était favorable au projet Blum-Violette en espérant le généraliser à tous les Algériens. Cela permettra, écrivait-il, d’avoir une nationalité (politique) qui donnera des droits civiques aux Algériens attachés à leur culture. Mais Ben Badis, mort en 1940, n’était pas opposé à l’indépendance ; il estimait que, compte tenu du rapport de force entre la France et sa colonie, l’indépendance est un objectif lointain, et que l’urgence devait être la protection de l’identité.

Dans un futur lointain, écrivait-il, l’Algérie sera indépendante de la France comme le sont le Canada et l’Australie de la Grande Bretagne. En attendant, il fallait arracher les droits civiques qui permettront de protéger l’islam et la langue arabe. Il avait forgé les concepts de janssiya siyassya (nationalité politique) et jansisya qawmiya (nationalité ethnique), la première destinée à renforcer la seconde. C’est ce que vivent aujourd’hui des centaines de milliers d’Algériens ayant des passeports étrangers. Cohérent avec lui-même, Ben Badis définissait la nation d’abord sur le critère ethnique. Il était plus proche du Dr Bendjelloul, dont il était un parent par alliance, que de Messali Hadj. L’aristocrate n’aimait pas le plébéien et inversement.

Dans les années 1920 et 1930, Bendjelloul et Saadane, de la Fédération des Elus, tous deux médecins formés à l’université en France, demandaient des réformes graduelles pour l’émancipation des autochtones. Leur combat a été continué par Ferhat Abbas, lui-même pharmacien, attiré comme eux par la modernité institutionnelle de la république française.

Il était opposé à l’ordre colonial sans rejeter la France et ses institutions. Il critiquait les colons en invoquant la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1789. Cette stratégie réformiste et pacifiste s’expliquait par le faible ancrage social de l’UDMA, dont les militants étaient des notaires, des interprètes, des médecins, des pharmaciens, des propriétaires fonciers…

Ils constituaient l’élite sociale indigène qui voulait l’indépendance sans la mobilisation populaire. Il ne faut pas, par illusion rétrospective, sous-estimer leur contribution à la formation du nationalisme qu’ils ont enrichi avec les concepts de la modernité politique : libertés publiques, droits civiques, citoyenneté, etc. De nombreux cadres instruits du PPA-MTLD des années 1940 ont des parents membres de la Fédération des Elus. L’historien Gilbert Meynier parle à ce sujet, dans son livre L’Algérie révélée « de la révolte des fils contre des pères modérés »

Oulémas et réformistes auraient eu un destin différent si la France coloniale avait accepté leur programme de réformes graduelles menant à l’indépendance. L’intransigeance des colons a donné à leurs adversaires du PPA-MTLD le rôle d’acteur principal de la destruction de l’ordre colonial. Les réformistes et les oulémas finiront par rejoindre deux ans plus tard l’insurrection déclenchée en 1954 par les populistes qui ont fourni l’encadrement des masses durant la guerre de libération.

A quelques exceptions près, les officiers supérieurs de l’ALN étaient tous issus du PPA-MTLD et de sa branche militaire, l’Organisation Spéciale (l’OS). La polémique au sujet du Congrès de la Soummam avait pour enjeu l’intégration dans la direction du FLN des « udmistes » et des Oulémas. Ahmed Ben Bella, et il n’était pas le seul, s’était opposé à Abbane Ramdane, lui reprochant d’avoir intégré dans le leadership de la révolution des « udmistes » et des Oulémas.

Le principe de la suprématie du politique sur le militaire, imposé par Abbane au Congrès de la Soummam, était perçu par les populistes comme une volonté d’amoindrir leur leadership sur la guerre d’indépendance. Il a été inversé par les réunions du CNRA du Caire (1958) et de Tripoli (1962).

La Wilaya 3 n’avait pas suivi Abbane parce que le populisme, et le PPA-MTLD, étaient ancrés en Kabylie aussi fortement que dans le reste du pays, sinon plus. Ni Krim Belkacem, ni Amirouche, cadres dirigeants du PPA-MTLD, n’ont défendu Abbane contre les attaques de Boussouf, Bentobbal, Ben Bella… Néanmoins, pris de remords, les populistes au pouvoir après 1962, ont donné à plusieurs grandes artères d’Oran, d’Alger, de Constantine, Tizi-Ouzou… le nom de Abbane Ramdane.

A l’indépendance, en effet, c’est ce courant populiste, représenté par Ben Bella et Boumédiène, qui prend le pouvoir et qui dirige le nouvel Etat, se prévalant de la légitimité historique. Ferhat Abbas commit une erreur en les rejoignant. Il l’a réparée en démissionnant de son poste de président de l’Assemblée Nationale en 1964, mais c’était trop tard.

Quand un ami l’avait informé par téléphone qu’il y a avait un coup d’Etat dans la nuit du 19 juin 1965, il a répondu : « Pour qu’il y ait un coup d’Etat, il faut d’abord qu’il y ait un Etat ». Les populistes, auxquels s’étaient ralliés les opportunistes du 19 Mars, avaient pris le contrôle de l’administration gouvernementale qui se mettait en place avec l’idéologie du parti unique.

En 1964, aussi bien Bachir al Ibrahimi, de l’Association des Oulémas, que Ferhat Abbas étaient dénoncés par le quotidien Le Peuple, comme traitres à la patrie pour avoir refusé de cautionner les orientations idéologiques du régime. À l’ombre de la légitimité historique, se mettait en place un régime qui gouvernait au nom du peuple tout en refusant au peuple ses propres organisations représentatives. Paradoxalement, l’idéologie qui avait mobilisé le peuple pour détruire l’ordre colonial allait empêcher ce même peuple de se doter d’un Etat de droit.

Ce que Ben Bella et sa génération n’avaient pas compris, c’est que le populisme avait rempli sa mission historique en 1962. Devenu anachronique après cette date, il était demeuré vivace dans la culture politique des élites militaires qui ne conçoivent pas un Etat échappant à leur contrôle et à leur surveillance.

Les jeunes générations d’officiers ont été formées avec l’idée qu’ils ont le monopole du nationalisme et, qu’à ce titre, ils sont la source du pouvoir. De façon sournoise et sans que les militaires en soient conscients, ils ont rétabli le Code de l’Indigénat : les Algériens étaient redevenus après l’indépendance des indigènes qui n’avaient pas le droit de choisir leurs représentants et de faire de la politique.

Comme dans l’Algérie coloniale, les militaires fabriquaient les élites civiles artificielles dans les laboratoires du DRS pour créer des bachaghas de l’Algérie postcoloniale formellement indépendante. En s’autoproclamant source du pouvoir, la hiérarchie militaire bloquait le processus de construction de l’Etat de droit. La contradiction fondamentale de l’Algérie contemporaine est que l’Etat indépendant a été créé et dirigé par des élites qui n’ont pas de culture d’Etat.

C’est ce qui a jeté dans l’opposition Hocine Aït Ahmed, un des leaders du PPA-MTLD et ancien chef de l’OS, qui avait perçu que les idéologies avaient leurs périodes historiques. Il s’était opposé au tandem Ben Bella-Boumédiène en demandant le transfert de la souveraineté nationale de l’ALN vers une Assemblée Constituante issue d’élections pluralistes.

Il a repris l’idéologie politique de l’UDMA devenue historiquement pertinente dans l’Algérie indépendante : assemblée constituante, droits civiques, citoyenneté, liberté d’expression, élections pluralistes libres, etc. Si Aït Ahmed a été mis en minorité et a dû s’exiler, c’est parce que l’histoire n’obéit pas à la raison ; elle obéit au rapport de force, aux passions idéologiques, aux intérêts des individus et des groupes et à la soif du pouvoir des hommes.

Que reste-t-il de ces trois courants politico-idéologiques constitutifs du nationalisme algérien ? Le populisme hérité du PPA-MTLD est mort avec les 500 jeunes tués par l’armée en octobre 1988, et surtout avec la répression des années 1990 qui a fait des dizaines de milliers de victimes, avec son lot de veuves et d’orphelins.

Le culturalisme de Ben Badis s’est radicalisé avec la popularisation de l’enseignement religieux des oulémas. Le FIS est la synthèse politico-idéologique du populisme de Messali et du culturalisme de Ben Badis.

Avec le temps, les islamistes ont compris, ou comprendront, qu’ils n’ont un avenir que s’ils séparent la religion (qui réunit) de la politique (qui divise). Les réformistes de l’UDMA, en décalage historique sous la domination coloniale, ont semé les éléments d’une culture politique moderne que vont s’approprier les nouvelles classes moyennes nées après l’indépendance.

Ferhat Abbas avait politiquement tort dans les années 1930 et 1940, et il a eu raison après 1962. La révolution du 22 février 2019 consacre sa victoire posthume, et donc celle de Aït Ahmed, du colonel Lotfi, du Commandant Moussa, et d’autres nationalistes porteurs d’un projet de modernité politique.

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