Le soulèvement pacifique de la population en Algérie marque un retour en force de la politique qui a été interdite par l’armée depuis l’indépendance. Cette interdiction de la politique ne signifie pas que l’armée s’opposait au peuple ou qu’elle se mettait au service de couches sociales dominantes. L’interdiction de la politique était en cohérence avec le populisme hérité du mouvement national dont l’ANP est le prolongement organique et l’expression idéologique.
L’ANP n’est ni un appareil hérité de la colonisation comme chez nos voisins, ni une institution liée aux franges supérieures de la société. Elle est le produit du mouvement national, prenant ses origines dans l’ENA, le PPA-MTLD, l’OS et enfin l’ALN. C’est pour cette raison qu’elle est une institution chère à tous les Algériens et c’est pourquoi les jeunes manifestants n’expriment aucun slogan hostile à son endroit. Au contraire, ils crient « Peuple-Armée-Khawa-Khawa ».
Issue des profondeurs de la conscience nationale de la société, l’ANP est aussi porteuse des contradictions du nationalisme algérien qui a, pour des raisons historiques, refusé que les Algériens forment une société politique conflictuelle.
Pour le militaire algérien, la politique oppose des Algériens à des étrangers mais pas à d’autres Algériens. La vocation de la Sécurité Militaire sous Boumédiène, et plus tard du DRS, était d’abord d’empêcher les citoyens de faire de la politique parce que cela affaiblirait l’unité nationale.
A travers le DRS, l’armée ne cherchait pas à établir une dictature militaire, mais à construire un Etat apolitique. Nourrie de populisme, l’armée est plutôt paternaliste, se comportant comme mère protectrice d’un Etat menacé par les intérêts étrangers.
Mais si la négation du politique entre Algériens se justifiait idéologiquement sous la domination coloniale, elle allait, après l’indépendance, devenir un obstacle à la construction d’un Etat de droit.
C’est pour avoir refusé l’existence de contre-pouvoirs institutionnels, supposés être utilisés contre le peuple, que l’armée a réduit l’Etat à sa charpente administrative. Elle ne voulait pas d’institutions dans lesquelles se résolvent les contradictions politiques de la société.
Elle préférait coopter des élites civiles pour gérer les affaires administratives du pays en leur donnant comme mission de mobiliser les ressources humaines et matérielles et d’assurer la justice sociale. Ce schéma était celui du système du parti unique d’avant 1988, mais il a été reproduit après 1992 avec le trucage des élections. L’objectif était de dépolitiser la société pour renforcer sa cohésion.
Ce modèle politique, générateur de corruption et de dilapidation des ressources du pays, est devenu un danger pour la société et son avenir. La négation du politique est une utopie qui pousse le corps social à se réguler par la violence.
Toute société est par essence conflictuelle parce qu’elle est l’articulation d’intérêts antagoniques divers. La politique est l’espace de résolution de ces antagonismes idéologiques, sociaux et économiques qui, pour assurer la concorde nationale, doivent se résoudre dans le cadre d’institutions consensuelles : élections libres, autonomie de la justice, indépendance des syndicats, liberté d’expression, etc.
Les manifestants d’aujourd’hui visent à enlever à l’armée le pouvoir de désigner le président et de choisir pour eux les députés. Ils réussiront parce que le développement historique de la société l’exige. Le refus du politique est la principale source de la corruption. En ne reconnaissant pas l’autonomie du politique et le droit à la société de désigner ses propres représentants, le régime bloque l’évolution vers l’Etat de droit.
Le populisme hérité du mouvement national n’a pas été dépassé malgré le renouvellement des générations d’officiers dans l’armée. La prérogative de celle-ci à désigner le président, sous l’habillage d’élections truquées, est en décalage avec l’évolution de la société algérienne qui aspire à ce que ses institutions soient représentatives.
Mais la dialectique de l’histoire a rattrapé le régime qui a ignoré une règle de base de la science politique : tout système politique tire sa cohésion soit du charisme du leader, soit de sa légitimité électorale. En désignant Bouteflika comme président alors qu’il n’a ni le charisme ni les compétences d’un chef, les généraux ont précipité la fin du régime.
Dans la crise actuelle, deux acteurs politiques se font face : la hiérarchie militaire et la société qui est dans la rue. La seule solution est que l’armée, comme l’a préconisé Djamel Zenati au Forum de Liberté, négocie avec la rue qui veut un nouveau régime. Elle ne veut pas une nouvelle élite civile désignée par le DRS. Il faut espérer que les officiers, tout en préservant l’unité de l’armée acceptent, sans ruse et sans violence, que l’Algérie passe à une autre phase de son histoire.