Né de la guerre d’indépendance acquise en 1962, le régime algérien a traversé plusieurs phases au cours desquelles il s’est adapté sans remettre en cause sa caractéristique fondamentale : l’armée est source du pouvoir. Il a réussi à préserver cette caractéristique après la suppression du système de parti unique suite aux émeutes d’octobre 1988. Il l’a aussi préservée après le conflit sanglant des années 1990 qui a coûté la vie à près de 200 000 personnes. Alors qu’il semblait avoir vaincu ses adversaires, le régime a été secoué à partir de février 2019 par une protestation citoyenne massive, à l’échelle nationale, qui mobilisait tous les vendredis des dizaines de milliers de manifestants dans les principales villes du pays. Réagissant à cette mobilisation pacifique singulière en son genre, suspendue depuis mars 2020 en raison de la pandémie de Covid-19, les décideurs ont renoncé au 5ème mandat du président Abdelaziz Bouteflika [n. 1937] et ont mis en prison un grand nombre de ministres et d’hommes d’affaires accusés de corruption et de malversations. Ce papier rappellera les principaux événements historiques qui informent sur la nature et la logique d’un système de pouvoir confronté à l’usure de la légitimité historique qui lui a servi de fondement politique depuis l’indépendance.
Ce qui est à souligner, c’est que ce système a sa propre rationalité. Il élimine tout acteur en son sein qui cherche à la perturber. C’est la dialectique du système et de l’acteur qui régule les rapports entre les responsables, ainsi qu’entre les appareils de pouvoir au centre desquels l’État-Major de l’armée ,…. Ce dernier est le cœur du système et rappelle, par son autorité, le Sénat romain composé de Grands Électeurs. Le système possède une histoire à plusieurs phases. Il tire sa cohérence de son principe constitutif : la primauté du militaire sur le civil. Même s’il était en gestation durant la guerre de libération, sa naissance effective date du coup d’État de juin 1965 qui a envoyé en prison le premier président de l’Algérie indépendante, Ahmed Ben Bella (1916-2012). Ce dernier avait refusé de renoncer au pouvoir réel que son ministre de la Défense, le colonel Houari Boumédiène (1932-1978), lui disputait. Boumédiène est le fondateur du système actuel qui veut que la légitimité politique soit détenue par l’armée, qui coopte des civils à qui elle confie la direction de l’administration gouvernementale.
1965-1979 : Naissance et développement d’un système
Le coup d’État de 1965, qui a consacré Boumédiène comme chef politique et militaire, marque la naissance du système algérien actuel. Après avoir renversé le président Ben Bella élu deux ans plus tôt, le colonel Boumédiène installe un Conseil de la Révolution qui réunit d’anciennes figures historiques de la guerre de libération aux côtés des chefs des régions militaires. Dépositaire de la souveraineté nationale, cette instance s’est appropriée la prérogative législatrice de l’Assemblée nationale mise en veille par le coup d’État. C’est de son passé de chef de l’ALN [Armée de libération nationale] durant les dernières années de la guerre d’indépendance que Boumédiène tirait sa légitimité politique. Il se méfiait cependant des officiers issus de l’ALN dont il avait écarté un grand nombre après la tentative de coup d’État en 1967 du colonel Tahar Zbiri [n. 1929.] Voyant en eux des techniciens sans légitimité politique qui ne risquaient pas d’entrer en compétition avec lui ou remettre en cause son autorité, Boumédiène était favorable à leur promotion arguant qu’ils apportaient un professionnalisme nécessaire à l’armée. Après la défaite de Zbiri, en fuite à l’étranger, Boumédiène a récupéré sa fonction de chef d’État-Major, en plus de ses fonctions de ministre de la Défense, de chef d’État, de chef de gouvernement et de président du Conseil de la Révolution. À ce titre, il déléguait son autorité au responsable du parti unique qu’il désignait. En quelques années, Boumédiène a construit un système centralisé et structuré autour de sa personne.
Il avait cependant huilé ce système avec l’idéologie populiste qu’il incarnait à lui seul, ne permettant à personne de parler au nom du peuple. Il considérait qu’il avait une mission historique - le développement du pays - qui justifiait la concentration des pouvoirs entre ses mains, interdisant par ailleurs l’exercice de la politique en dehors du cadre du parti unique. L’idéologie populiste et la Sécurité militaire dissuadaient tout débat d’idées, refoulant toute expression politique de l’espace public. La nationalisation des matières premières détenues par des compagnies étrangères, la révolution agraire, l’industrialisation, la scolarisation massive et la gratuité des soins ont forgé l’image d’un Boumédiène symbole des aspirations au développement, à la dignité nationale et à la justice sociale. Il refusait le multipartisme et la démocratie électorale, estimant que celle-ci profiterait aux partis liés aux couches sociales riches et donc hostiles aux classes populaires. Il se percevait comme le prince juste dévoué à son peuple. Pour lui, l’État était une administration au service du peuple sous la surveillance et le contrôle de l’armée. Il méprisait le droit constitutionnel qu’il considérait comme une invention de la bourgeoisie pour protéger et justifier ses intérêts [2]. Après sa mort en décembre 1978, le système lui survivra sans l’espérance utopique qui exalte les masses et sans le charisme qui donne le sentiment aux foules d’être représentées au sommet de l’État [3].
1979-1999 : La phase des conflits entre les présidents et la hiérarchie militaire
En janvier 1979, la désignation du successeur de Boumédiène s’est faite en dehors du parti et de la nouvelle constitution en vigueur depuis 1976. Une dizaine de colonels, réunis en conclave dans une école militaire, ont tranché la question de la succession. En l’absence de successeur, le colonel Chadli Bendjedid avait été choisi comme chef d’État par défaut sur le critère peu élogieux de l’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé. Le choix de Chadli, officier timide et effacé de l’ALN, indiquait que le système ne voulait pas d’un leader de la dimension de son fondateur. De là est apparue la séparation entre le pouvoir formel du président et de ses ministres d’une part, et le pouvoir réel qui les nomme et les pourvoit en autorité d’autre part. En devenant président civil, le colonel Chadli perdait la parcelle de pouvoir réel que détiennent ses pairs en tenue. Pour compenser cette perte, il nomme le colonel Larbi Belkheir [1938-2010], devenu plus tard Général, au poste névralgique de directeur du cabinet de la présidence. Le plus grand évènement de la période de Chadli Bendjadid a été l’explosion en octobre 1988 à l’échelle nationale du mécontentement populaire réprimé par l’armée au prix de 500 morts et plusieurs milliers de blessés. La réforme constitutionnelle qui mit fin au système de parti unique mène, trois ans après, à la victoire électorale des islamistes du FIS [4]. Le président Chadli était disposé à cohabiter avec une majorité parlementaire et un Premier ministre issu des rangs islamistes.
Cependant, les généraux, parmi eux Larbi Belkheir, supposé être un fidèle du président, étaient contre cette option et ont décidé d’annuler les élections ainsi que de demander à Chadli de démissionner. Ironie du sort, les généraux les plus déterminés dans l’opposition à Chadli sont ceux issus de l’armée française. À partir du début des années 1990, ils prirent le contrôle du commandement militaire en occupant des postes élevés : Khaled Nezzar [n. 1937], ministre de la Défense, Mohamed Lamari [1939-2012], chef d’État-Major, Fodil Chérif [m. 2008], chef des opérations terrestres, etc. Ils ne disposaient toutefois pas de la légitimité historique pour prétendre au poste de chef de l’État.
Chadli sera remplacé par Mohamed Boudiaf [1919-1992] qui avait une légitimité historique que les généraux ont opposée à la légitimité électorale dont se réclamaient les islamistes. Boudiaf accepte de diriger l’État dont il estimait être un des pères en sa qualité de co-fondateur du FLN en 1954. Il n’était cependant pas le père du système né après son exil et dont il ne maîtrisait pas la logique de fonctionnement. Il le paiera de sa vie pour avoir voulu modifier le système sans l’accord des acteurs principaux qu’il voulait écarter [5]. Le révolutionnaire du FLN historique sera assassiné par un jeune soldat de l’armée qu’il a contribué à former. Après un intérim assuré par Ali Kafi [1928-2013], les généraux désignent un des leurs, le général Liamine Zéroual [n. 1941], pour occuper les fonctions de chef de l’État. Connaissant les rapports de forces à l’intérieur de la hiérarchie, Zéroual a essayé de mettre la main sur les services de sécurité en proposant un de ses fidèles pour succéder au général Tewfik Médiène [n. 1939 ou 1941], chef de la redoutable police politique dépendant du ministère de la Défense appelée Département du renseignement et de sécurité (DRS).
Le successeur pressenti mourra dans un accident de la route dans le vaste Sahara où peu de voitures circulent. Pour se protéger et dissuader la hiérarchie militaire de limiter ses prérogatives constitutionnelles, le président Zéroual nomme auprès de lui un de ses fidèles, le général Betchine [n. 1934]. Malgré la combativité de ce dernier, réputé violent, le président a dû abandonner face aux coups répétés des généraux Tewfik et Smain, opposés à ses contacts avec les responsables du FIS en vue d’une paix négociée. Prenant la mesure de son incapacité à imposer son plan de sortie de crise, Zéroual démissionne au milieu d’une période trouble où des centaines de villageois ont été assassinés aux portes d’Alger. La deuxième phase du système, débutée en 1979 et marquée par les conflits entre les généraux et la présidence, s’acheva en 1999, avec deux chefs d’État poussés à la démission (Chadli et Zéroual) et un troisième assassiné (Boudiaf).
1999-2019 : Le triomphe du pouvoir réel
La troisième phase s’ouvre avec la désignation d’Abdelaziz Bouteflika, choisi pour sa prétendue connaissance des relations internationales à une période où l’Algérie était isolée diplomatiquement. Lui faisant croire qu’il sera le chef incontesté et non « un quart de président », selon sa formule, les militaires l’ont amadoué pour mieux domestiquer définitivement la présidence. Malgré la propagande des officines, l’excentrique Bouteflika n’avait pas une réelle autorité sur les services de sécurité avec qui il composait en utilisant la ruse [6]. Ce qui caractérise le règne de Bouteflika, c’est l’aisance financière de l’État due à l’augmentation du prix du pétrole, ce qui permettait des transactions de marchés publics aux sommes colossales. Les amis du président et les protégés des généraux prélevaient des commissions à hauteur de millions de dollars.
L’État n’ayant plus le monopole sur le commerce extérieur, des réseaux clientélistes protégés par les généraux se partageaient les activités très lucratives liées à l’importation. La multiplication des milliardaires a affaibli et non pas renforcé le régime du fait d’une compétition accrue entre les différents centres de décision. Le sommet du système était plus cohérent avec une dizaine de colonels qu’avec une centaine de généraux et leurs chasses gardées. Le frère de Bouteflika, ayant le titre officiel de conseiller à la présidence, était un personnage courtisé par des individus avides d’ascension sociale rapide. Il était mis en avant par la presse qui le présentait comme le deuxième personnage politique le plus important, alors qu’en réalité, il n’appartenait qu’à la périphérie du système. Globalement, sous Bouteflika, le système semblait avoir triomphé de ses adversaires islamistes, et surmonté le mécontentement des couches populaires en se créant une base sociale forte grâce à la distribution de rentes diverses permise par l’augmentation du prix des hydrocarbures. Les militaires avaient assis leur autorité et pouvaient se permettre de renouveler les mandats d’un président supposé avoir rétabli la paix civile et provoqué la prospérité financière.
En effet, la victoire militaire sur les islamistes, consacrée par l’accord DRS-AIS [Armée islamique du salut] en 1999, et la vertigineuse hausse du prix du pétrole après 2001, avaient renforcé le système, le mettant à l’abri de l’adversité provenant soit des islamistes, soit des protestations sociales, soit des rivalités entre les différents appareils de sécurité. Mais en 2013 éclate au grand jour le conflit entre l’État-Major et le DRS suite à l’attaque des puits d’hydrocarbure de Tiguentourine qui a ébranlé le système en menaçant la principale source en devises du pays [7]. L’État-Major a reproché au DRS son incapacité à protéger des installations économiques stratégiques alors qu’il dispose d’un grand nombre de personnel et de finances illimitées. L’attaque terroriste a donné l’occasion de mettre fin à la puissance politique du DRS et de son chef le général Tewfik Médiène. Celui-ci avait en effet acquis un poids politique considérable au point de s’autonomiser des autres généraux à la faveur de la lutte anti-islamiste des années 1990. Entre 1995 et 2015, une grande partie du pouvoir réel était entre les mains de Tewfik Médiène et des généraux qui l’entouraient. Ils exerçaient une autorité sur la société, sur l’État ainsi que sur les militaires qui craignaient d’être soupçonnés de sympathies islamistes. Aucune promotion au grade supérieur ne se faisait sans le feu vert du DRS.
Des colonels et des commandants d’unités opérationnelles étaient à la merci d’un rapport rédigé par un lieutenant du DRS officiellement sous leurs ordres. Par ailleurs, opérant parmi les civils, notamment les entrepreneurs et les walis, les officiers du DRS occupaient une position stratégique dans le circuit de redistribution et de prédation de la rente. Tandis que la famille d’un colonel d’unité opérationnelle vit dans un appartement exigu à Mostaganem ou Guelma, le capitaine du DRS a plusieurs commerces, deux appartements et un terrain en banlieue d’une grande ville [8].
Sentant le mécontentement des officiers de la troupe, l’État-Major a saisi l’occasion de la crise de Tiguentourine pour séparer les trois départements du DRS en les dotant de directions autonomes les unes des autres. Le premier est la Direction centrale de la sécurité de l’armée (DCSA) chargée de protéger les casernes des infiltrations politiques et idéologiques. Elle veille aussi à faire respecter l’autorité de l’État-Major par tout le personnel militaire. La DCSA rédige des rapports à l’attention de la hiérarchie sur le comportement de militaires contrevenant aux instructions de l’État-Major. Une arrestation par ce service conduit toujours au Tribunal militaire. C’est l’organe de sécurité le plus puissant au-dessus de tous les autres appareils de l’État. Le deuxième département est la Direction de la documentation et des services extérieurs (DDSE) qui est l’organe classique d’espionnage et de contre-espionnage. Elle surveille les ambassades et les agissements des services étrangers qui porteraient atteinte aux intérêts du pays. La DDSE ne s’intéresse aux nationaux que s’ils sont impliqués dans des affaires d’espionnage au profit de pays étrangers. Le troisième département est la Direction centrale de sécurité intérieure (DCSI) qui a la mission d’encadrer « la société civile » : les partis, la presse, les syndicats, etc. Ce service est une police politique dont la vocation est de neutraliser l’opposition au régime. Sa principale mission est d’étouffer par la ruse ou par la répression toute opinion politique qui mettrait en danger le système. Il surveille et surtout infiltre toute organisation susceptible d’avoir une influence sur l’opinion publique. Il donne aussi un avis déterminant à toute nomination ou promotion dans une fonction officielle.
L’originalité du démembrement du DRS en 2015 a consisté à placer la DCSI sous la tutelle de la présidence. Pour montrer qu’ils ne sont pas impliqués dans le champ politique, les généraux ont décidé de placer ce service sous l’autorité de la présidence. Son responsable, jusqu’en mars 2019, le général Bachir Tartag [n. 1950], a dû enlever la tenue militaire pour enfiler celle d’un haut-responsable civil ayant un bureau à la présidence. Est-ce Bouteflika qui a décidé de ces réformes comme le prétendait la presse ? Probablement non, au vu de son état de santé qui ne lui permettait pas d’opérer des changements aussi importants dans les appareils de sécurité. La domiciliation de la DCSI à la présidence n’est pas un changement spectaculaire en soi, dans la mesure où la présidence a toujours dépendu dans les faits du ministère de la Défense nationale. Ce dernier envoie les instructions à celle-ci qui les répercute aux ministères concernés, et aussi au FLN et au RND [Rassemblement national démocratique] en cas de présentation d’un projet de loi à l’Assemblée nationale. Le système fonctionne en circuit fermé, avec des partis soumis ou inoffensifs, sous la forme d’un iceberg où la partie invisible émet à la partie visible les impulsions qui la font bouger [9].
L’iceberg s’apprêtait à renouveler le 5ème mandat du président malgré sa maladie. Certains responsables avaient des doutes sur cette option, se demandant si Bouteflika était encore en mesure de diriger le pays. L’armée, par la voix du général Gaïd Salah [1940-2019], chef d’État-Major, avait toutefois donné son feu vert pour soutenir le président sortant. Ce soutien sera cependant contrarié par l’irruption de manifestations populaires qui refusaient un chef d’État amorphe, prenant l’avion régulièrement pour aller se soigner dans les hôpitaux européens.
Depuis 2019 : Le Hirak contre le système
Le 16 février 2019, à Kherrata, ville moyenne de l’est du pays, un portrait géant de Bouteflika est arraché et piétiné par une foule exaspérée. La scène fait le buzz sur les réseaux sociaux en quelques heures. Le vendredi suivant, le 22 février, toutes les villes ont suivi Kherrata pour exiger l’annulation du 5ème mandat. Le Hirak est né, bousculant le système dont les acteurs ne s’attendaient pas à une protestation populaire aussi massive [10]. Pendant un moment, l’État-Major a soupçonné les anciens éléments du DRS d’être derrière le mouvement populaire dans un esprit de revanche. Affolé, le chef d’État-Major, le général Gaïd Salah, a procédé dans l’urgence à des mises à la retraite et à des arrestations dans tous les services de sécurité, remplaçant les uns par les autres.
L’État-Major avait pour la première fois un adversaire politique redoutable qui l’a tenu en échec, surtout que cet adversaire n’était pas hostile à l’armée en tant qu’institution. Le Hirak a même privé le système de la rhétorique nationaliste en se réappropriant les figures des héros de la guerre d’indépendance. Par ailleurs, le slogan « chaab-djeich khawa-khawa » (« l’armée et le peuple sont frères ») rendait difficile la décision d’intervention des troupes pour rétablir l’ordre public dans la rue du fait du risque de fraternisation avec les manifestants. Acculé, le système a fait des concessions en annulant le 5ème mandat, en obligeant Bouteflika à démissionner et en procédant à l’arrestation de nombreux ministres et hommes d’affaires enrichis par la corruption [11] .
Par deux fois, l’élection présidentielle a été reportée. La puissance du Hirak a poussé le système à sacrifier une partie de sa façade civile, mais les manifestants criaient « trop peu, trop tard ». Ils voulaient la fin du système comme l’affirment les slogans « les généraux à la poubelle » et « dawla madania machi ‘askaria » (« État civil, non militaire »). L’arrestation d’anciens Premiers ministres, de ministres et d’hommes d’affaires corrompus n’a pas mis fin au Hirak [12]. Au contraire, il a été galvanisé par ces arrestations et demandait une transition du pouvoir militaire vers le pouvoir civil. Il exigeait la primauté du civil sur le militaire et la dépolitisation du grade de Général. Surpris par l’audace d’une telle revendication, le chef d’État-Major a affirmé accepter le principe d’une transition à condition qu’elle soit menée par un président élu dans le respect de la constitution. Ce qui signifiait un président choisi par les militaires.
La stratégie adoptée reposait sur l’élection d’un nouveau président pour reprendre plus tard la main sur les événements. Il fallait cependant choisir un candidat qui ne tente pas de profiter du Hirak pour s’imposer à ceux qui l’auront désigné. Abdelmajid Tebboune [n. 1945] était le candidat idéal pour avoir servi fidèlement l’administration du poste de wali à celui éphémère de Premier ministre. Pour le système, il présente l’avantage de ne pas être doté de charisme qui le rendrait autonome de la hiérarchie militaire. À peine élu, il affirme que son objectif est de réaliser les revendications du Hirak, ce qui signifie introduire des changements sans modifier le système. Dans un de ses premiers discours, il dresse un bilan sombre de la période Bouteflika comme s’il n’avait jamais fait partie de son gouvernement. Bouteflika « et sa bande » (« el ‘issaba ») sont les bouc-émissaires qui ont ruiné le pays. À présent écartés, la population n’aurait plus de motif à continuer la protestation.
Les généraux n’auraient aucune responsabilité dans ce gâchis, même si une partie d’entre eux est en fuite à l’étranger et une autre en prison. S’étant débarrassé de quelques acteurs encombrants, le système cherche à se régénérer en donnant à Tebboune l’image d’un responsable intègre auquel les institutions de l’État, y compris les appareils de sécurité, prêtent allégeance dans le cadre de ses prérogatives constitutionnelles. Les médias publics, dont la télévision, donnent l’image d’un président en bonne santé, actif et surtout autonome des généraux sur lesquels il exerce une autorité en sa qualité de chef suprême des forces armées. Les généraux ont élaboré une stratégie qui montre que le centre de la décision politique est la présidence et non les appareils de sécurité dépendant de l’armée. Mais le chef de la DCSI, le général Ouassini Bouazza, a contrarié cette stratégie, ce qui lui a valu d’être arrêté et présenté devant le Tribunal militaire [13]. Le système a essayé de s’adapter à la nouvelle situation en rendant invisible la police politique autant que possible. Le chef de cette dernière ne s’est pas inscrit dans cette perspective, intervenant sans associer la présidence.
Désigné en avril 2019 à la tête de la DCSI pour affaiblir le Hirak à tout prix, le général Bouazza était le hardliner pressé de mettre fin à la protestation par la répression. En incarnant la ligne dure, il s’était imposé à ses collègues à l’ombre du général Gaïd Salah qui l’avait désigné à ce poste. Le général Bouazza montrait peu de respect à Tebboune, affichant une arrogance débordante. Il n’a pas respecté les directives de l’État-Major sur les prérogatives des différents services de sécurité. Il ne voulait pas être le chef d’une DCSI qui contrôle uniquement les partis et les civils actifs sur le champ politique. Il intervenait dans des domaines qui sortaient de ses prérogatives et empiétait sur celles des généraux Benali et Medjahed qui contrôlent et surveillent la présidence sous l’autorité de l’État-Major. Ces deux généraux étaient successivement chef de la garde présidentielle, et conseiller à la sécurité nationale auprès de la présidence. Le général Bouazza affaiblissait la cohérence d’un système qui cherchait à se reconstruire pour survivre. Le système a fini par l’éjecter pour avoir gêné son adaptation au nouvel environnement créé par le Hirak. Tout acteur, quelle que soit sa position dans le système, est écarté s’il ne respecte pas sa rationalité et ses contraintes. Les exemples ne manquent pas : Khaled Nezzar, Mohamed Lamari, Tewfik Médiène, etc [14].
13 Pour des raisons liées à son histoire, l’Algérie indépendante a mis en place un système de pouvoir incompatible avec le principe de la souveraineté populaire qui s’exprime par des élections libres. Au cœur de ce système, la hiérarchie militaire refuse que le pays se donne un chef d’État, qu’il soit issu des partis, des syndicats, de l’université ou même des rangs de l’armée, fort de la légitimité populaire. Elle désire un État dirigé par le personnel choisi par les appareils de sécurité et non par le corps électoral. C’est ce système que le Hirak veut démanteler. Le pourra-t-il ? Ce que l’histoire fait, l’histoire le défait, écrit Pierre Bourdieu.
Notes
• [1]
Sur le rôle politique de l’armée, voir Madjid Bencheikh, Algérie, un système politique militarisé, Paris, L’Harmattan, 2003
• [2]
Sur l’idéologie populiste du régime, voir Lahouari Addi, L’impasse du populisme, Alger, ENAL, 1991
• [3]
Pour un survol historique de l’Algérie entre 1962 et 1988, voir Benjamin Stora, Histoire de l’Algérie de l’indépendance à 1988, Paris, Collections Repères, La Découverte, 2004
• [4]
La fin du système du parti unique après les émeutes d’Octobre 1988 a laissé espérer une expérience de transition démocratique dans la région. Les militaires ont mis fin à cette expérience après la victoire électorale des islamistes du FIS en décembre 1991. Sur cette problématique, voir Lahouari Addi, L’Algérie et la démocratie, Paris, La Découverte, 1994
• [5]
Dans une déclaration à la chaîne TV Ennahar, à l’occasion de la 27e commémoration de l’assassinat de Mohamed Boudiaf, le fils du défunt président, Nacer Boudiaf, a accusé les généraux Toufik et Nezzar d’être derrière l’assassinat de son père le 29 juin 1992, à Annaba.
• [6]
Sur Bouteflika et ses rapports avec les généraux, voir Farid Alilat, Bouteflika. L’histoire secrète, Paris, éditions du Rocher, 2020
• [7]
Sur l’attaque de Tiguentourine, voir « Révélations sur le drame d’In-Amenas : trente otages étrangers tués par l’armée algérienne, au moins neuf militaires tués », Habib Souaïdia, Algeria-Watch, 11 février 2013
• [8]
Les ressentiments des officiers de la troupe soumis aux conditions de vie en caserne à l’égard de leurs collègues des « services » opérant en civil ne sont jamais exprimés publiquement. Cependant, en privé, ils laissent libre cours à leurs critiques.
• [9]
Sur les partis, voir Lahouari Addi, « Les partis politiques en Algérie » in Revue des Mondes Musulman et de la Méditerranée, 111-112, mars 2006.
• [10]
De nombreux articles ont été consacrés au hirak en Algérie. Pour une analyse globale et pertinente de ce mouvement, voir, Omar Benderra, François Gèze, Rafik Labjaoui et Salima Mellah (sous la direction de), Hirak en Algérie. Invention d’un soulèvement, Paris, La Frabrique, 2020, et Aissa Kadri (sous la direction de), Algérie, décennie 2010-2020. Aux origines du mouvement populaire du 22 Février 2019, Paris, éditions du Croquant, 2020
• [11]
Voir Naouf Brahimi El Mili, Histoire secrète de la chute de Bouteflika, Paris éditions Archipel, 2020
• [12]<
Il y a eu aussi de nombreux officiers supérieurs arrêtés ou en fuite à l’étranger pour malversations. Voir l’article d’El Watan du 17 août 2020 « Enrichissement illicite, haute trahison et trafic d’influence. Ces hauts gradés qui causent du tort à l’Armée ».
• [13]
El Watan, 29 juillet 2020, « Un mois après sa condamnation à huit ans de prison, le général Wassini Bouazza aujourd’hui devant la cour militaire de Blida »
• [14]
Sur les différentes évictions dans l’armée, voir Kamel-Lakhdar Chaouche, Algérie : Procès d’un système militaire, VA, Press, 2019