Lors des débats que j’ai animés après la publication de la première édition de ce livre, et à travers les questions qui étaient posées, il a paru clairement que je n’avais pas mis suffisamment en lumière l’influence de Platon sur la pensée musulmane, sur le rejet de Ibn Roshd et de la philosophie par les théologiens, et enfin je n’ai pas exposé suffisamment ce qui pourrait être une lecture kantienne de l’islam. C’est ce que je fais dans cette nouvelle édition en ajoutant trois nouveaux chapitres centrés sur Platon, Ibn Roshd et Kant en rapport avec la pensée musulmane. Cela permettra de renforcer l’hypothèse affirmant que la modernité intellectuelle rompt avec la métaphysique grecque, mais aussi nuancer pour souligner que la pensée grecque n’est pas homogène, et que l’idéalisme de Platon est différent de l’empirisme d’Aristote.
Dès lors, un chapitre sur Ibn Roshd, l’aristotélicien, s’imposait pour expliquer les enjeux du débat sur la philosophie et sa quasi-disparition après le 12e siècle. La tentative d’Ibn Roshd avait consisté à donner de l’importance à Aristote, mais il été désavoué par les théologiens plus fidèles à Platon, même si la fidélité était implicite et non explicite. Platon a appris à l’humanité euro-méditerranéenne à philosopher avec rigueur. Son système est cohérent et irréfutable dans le sens de Karl Popper. C’est cette solidité théorique interne qui l’a rendu attrayant pour les théologies abrahamiques qui avaient besoin d’une démonstration rationnelle de la vérité divine éternelle.
Les premiers penseurs musulmans se sont emparés de Platon, jusqu’à l’avènement de la salafiyya, avec Ibn Hanbal qui considérait les philosophes grecs comme des païens appartenant à la jahiliyya. Mais la salafiyya n’a pas fait disparaître l’influence de Platon ; elle l’a cachée, obligeant les penseurs musulmans à ne pas s’en réclamer explicitement. Pour la théologie, Platon est une valeur sûre, alors qu’Aristote ne l’est pas. Ce dernier se pose des questions sur la nature et apporte des réponses qui pourraient changer avec le temps. Or la théologie tient à des vérités absolues qui ne changent pas.
En adoptant Aristote, introduit en Europe à travers les commentaires de Ibn Roshd, la théologie chrétienne, avec Albert le Grand et Thomas d’Aquin, avait ouvert la boîte de Pandore, ce qui a mené quelques siècles plus tard aux Lumières. À l’inverse, en restant attaché à Platon et en excluant Ibn Roshd/Aristote, la culture musulmane s’est installée dans une impasse intellectuelle. Il y a un chemin aristotélicien menant à Kant, mais non un chemin platonicien.
Le livre tente de montrer que la pensée musulmane a été jusqu’à nos jours platonicienne. Le nouveau chapitre « L’islam à la lumière de la théorie de la religion de Kant » tente de montrer qu’une lecture kantienne de l’islam ne dépend pas du texte du Coran mais de la façon dont il est lu. Kant conçoit la piété comme une variable de la vertu ; Platon la conçoit comme une variable de la raison. La piété devrait-elle découler de la raison ou de la conscience ?
Celle-ci protège mieux l’intégrité de la piété que celle-là parce que l’individu peut toujours trouver un compromis avec la raison mais pas avec sa conscience. De nombreux croyants ont séparé la piété de la vertu, ce qui a vidé les devoirs religieux de leur contenu spirituel et moral. La psychologie sociale et la crainte des croyants ont poussé à donner plus d’importance aux devoirs religieux (‘ibadât) qu’à la vertu dans la vie sociale de tous les jours (mu’âmalât). L’esprit de la croyance religieuse est trahi lorsque le croyant observe les devoirs religieux sans être vertueux. C’est le sens de la phrase de al Hallaj, mystique soufi, qui disait qu’il y a une manière d’obéir qui est la pire des désobéissances. Est-il suffisant, pour être vertueux, d’accomplir les devoirs religieux ?
C’est la question que pose le livre de Kant La religion dans les limites de la seule raison. Il aurait pu écrire un autre livre intitulé La religion dans l’espace de toute la conscience. Comme la Bible, le Coran prône la vertu, mais la pratique opère un renversement de priorité au point où, pour être vertueux, il suffirait d’accomplir les devoirs religieux. La théorie de la religion de Kant a bousculé le dogmatisme de la pratique chrétienne à partir des valeurs morales. Elle ouvre la possibilité d’une autre lecture du Coran qui donnerait la priorité aux mou’amalates (les rapports sociaux) et non aux ‘ibadâtes (les devoirs religieux).
Une autre lecture du Coran indiquerait que les devoirs religieux confirment la vertu mais ne l’attribuent pas. La théorie de la religion de Kant ouvre une piste à la théologie musulmane pour relier les devoirs religieux à la vertu et non à une récompense dans l’au-delà. En ayant les yeux constamment levés au ciel, les théologiens sous-estimaient ce qui se passait sur terre. Ils ne percevaient pas que la parabole du péché commis par Adam et Ève avait un contenu anthropologique et pas seulement eschatologique. Kant ne critique pas l’islam en tant que religion, expression humaine de la morale ; il critique le culte pratiqué comme un moyen de corrompre Dieu. En orientant les devoirs religieux vers le ciel et en les coupant de leur signification spirituelle, il s’est créé une attitude qui a éloigné le culte musulman de la morale.
Kant appelle à revenir à l’intention première du texte sacré en critiquant la raison pratique que la conscience fait évoluer. Par ailleurs, la théorie de la religion de Kant permet une autre lecture de la signification de la chari’a et son rapport avec le fiqh. La première pourrait être considérée comme un noumène et le second comme un phénomène. Cette perspective permet de séparer l’idéal (la chari’a) de l’histoire (le fiqh), et aussi de permettre à celui-ci d’évoluer avec les changements psycho-sociaux. Mais la pensée religieuse a confondu les deux catégories, ce qui a appauvri l’idéal et a idéalisé le phénomène.
Pour comprendre la religion, dit Kant, il faut connaître l’anthropologie de l’homme marqué par un déficit moral que la théologie sous-estime, faisant croire que le croyant pourrait être un homme parfait. C’est le projet de la communauté éthique que les islamistes cherchent à imposer par l’autoritarisme moral exercé par l’État. Si l’État oblige les hommes à être vertueux, il se substitue à Dieu et met en place des mécanismes d’oppression en contradiction avec la morale. C’est ce que montre Kant dans son analyse de la comparaison entre la communauté éthique et la communauté politique.
Construite sur la base de l’idée d’Aristote que l’homme est un animal social, celle-ci est pratique, alors que celle-là est utopique dans la mesure où elle suppose que l’homme est vertueux. Accepter la nature et ne pas lui substituer le Ciel, c’est cela la transition de Platon à Kant, en passant par Aristote. Au fond, la question n’est pas de savoir si le Coran est compatible avec la philosophie de Kant ; elle serait plutôt de savoir s’il y a dans la société un coutant intellectuel suffisamment hégémonique pour diffuser une lecture kantienne du Coran dans les représentations de nombreux croyants.