Chaque fois que je regarde la photographie de Bourguiba, plié en deux, souriant de toutes ses dents à Lamine Bey, je ne peux cesser de penser que ce moment volé est une introduction à ce que pourrait être la politique. Une pseudo-science débordant de cynisme chez ce personnage si talentueux en retournement de veste que les idolâtres adulent jusqu’à ce jour. Son ascension fulgurante et la descente aux enfers de sa victime ne furent qu’une facette d’un destin politique qu’un faussaire en sentiments avait orienté comme il le voulait, puisque sa foi était absente.
Avoir été une girouette témoigne d’une sincérité à géométrie variable qui dépend de l’objectif final, quitte à jouer au simulateur et s’aplatir telle une carpette, pour devenir le temps venu, le loup majestueux dévorant sa proie après l’avoir suppliciée.
D’autres photographies montrant le comédien Bourguiba offrant une rose à Lamine Bey ou lui embrassant la paume et le dos de la main avec fougue, rappellent que sous les feuilles piquent hélas des épines et que ce baiser torride était donné par un Judas.
Enfin, de nombreux épisodes d’amitié respectueuse vécus par Bourguiba et la Beya n’avaient pas empêché qu’elle fût assassinée par ses agents, une fois martyrisée dans les locaux du Ministère de l’Intérieur.
Les macabres souvenirs de sa torture et de son meurtre inaugurant l’ère de la Dictature, étaient jusque-là ignorés des membres du tribunal de l’Instance Vérité Dignité. Il avait fallu attendre que nous autres, petits-enfants et famille proche de la défunte, donnions aux fonctionnaires de la justice transitionnelle la primeur de cette sordide révélation. Et leur expliquer qu’en Politique, c’était bien l’ambition du trône qui avait guidé un usurpateur aux pleins pouvoirs, à punir les collatéraux de ses supposés adversaires après les avoir humiliés …
Lors de mon premier voyage à Tunis après plus de cinquante années d’absence pour cause d’exil volontaire, j’ai pu saisir combien le mal était étroitement lié à la pensée Bourguibienne, se confondant souvent avec elle. Sinon, pourquoi une fois le trône conquis, continuer à s’acharner sur une famille qui paya le prix fort d’une trahison ? Entre séquestrations arbitraires, persécutions répétées et confiscations de biens sans jugement, ” le mal n’est qu’une trouvaille de génie qui n’appartient qu’aux hommes ”, écrivait Jean D’Ormesson.
Pour nous, descendants dynastiques, le monde qui était un long fleuve tranquille coulant dans un lit sans fêlures, deviendra un environnement hostile de tous les moments. Mais, il n’y a pas de quoi pavoiser car l’Histoire n’est rien d’autre que le récit d’une série d’échecs après de brèves périodes de bonheur et de grâce.
Notre sort fût triste, mais celui du pays l’est bien plus encore aujourd’hui, par la faute d’une République immature, bâtie sur le socle de la souffrance des autres, le mensonge des faits et la cupidité de son égocentrique fondateur qui se prenait pour une légende immortelle ...
Pour une réflexion de fond encore plus incisive, certains décrivent la Politique telle qu’ils la voient de leurs yeux d’admirateurs émotifs : Bourguiba et personne d’autre, le Père de la Nation, le Combattant Suprême et le Zaïm libérateur de la femme ou autres sobriquets préfabriqués. Au nom d’un humanisme universel asexué, ma psyché lui réfute toutes ses actions délictueuses à l’égard de ses semblables masculins.
À mon sens, Bourguiba fût l’oppresseur de sa propre République et le fossoyeur de sa cour politique. Oui, son règne n’eut aucun respect pour le suffrage universel et fût marqué par d’horribles crimes d’état, un trucage permanent de l’Histoire, plusieurs loupés économiques, l’abolition précoce des Habous, la fermeture de la rayonnante Zitouna et la destruction de vestiges patrimoniaux, travers qui n’auraient jamais eu lieu dans un État de Droit.
Il ne suffit pas pour un Président de remplir des fonctions d’intérêt général dans des domaines techniques pour être gratifié d’homme du siècle, à moins que Tunisiens ou Étrangers, oublieux de tous ses méfaits, soient inaptes à l’expertiser en raison de la propagande massive qui avait bercé leur vie.
Un grand Président à immortaliser doit être le ciment de toute une Nation, plutôt qu’une simple bouée de récupération politicienne. Il ne doit pas être accablé des maux pré-cités et autres travers, tels l’attaque en règle contre notre religion qui clive aujourd’hui le Parlement. Un Président irréprochable n’aurait pas non plus été responsable de la dérégulation institutionnelle qui avait précipité au pouvoir les vingt-quatre ans de règne chaotique de Ben Ali, puis déclenché une Révolution, avec ses conséquences sur le quotidien actuel.
En toute sincérité, cette photographie est à elle seule une leçon de mauvaise graine politique qui ne cesse de heurter ma conscience car elle représente la victoire de la trahison, de la barbarie, de l’illégalité et de l’exubérance.
Au lieu d’une paix promise, s’était installé le pouvoir policier de l’État Bourguibien qui utilisa le levier sensible de l’éducation pour dévier la conscience collective du chemin de la Vérité. L’arme du conditionnement aura même fabriqué une identité nationale factice qui laissa sur le bas-côté de vrais patriotes.
Une stratégie propre aux états totalitaires qui n’assument jamais leur passé et qui préfèrent pratiquer la diversion pour dissimuler leur forfaiture. Est-il normal que dans un pays en recherche démocratique, l’on continue à vénérer ou à dénigrer outre-mesure ? Pourquoi n’a-t-on pas acquis le sens de la modération de jugement envers nos leaders politiques, pour nous soumettre indéfiniment à la seule volonté d’un tyran ? Pourquoi l’enseignement de notre Histoire continue-t-il de ne faire saigner que le pan monarchique ? Pourquoi ne pas mettre en exergue les points faibles de tous nos gouvernants pour que ceux qui avaient abusé des avantages de la propagande ne puissent garder à eux seuls le monopole du cœur ? Puis enfin, pourquoi une Nation impartiale devrait-elle accepter le système de vedettisation ou de clochardisation de l’un ou des autres, en fonction d’alibis et calendriers suspects ?
De cette photographie très démonstrative et de bien d’autres, l’on doit se faire une juste idée de ce qu’était le vrai visage de Bourguiba. Un télévangeliste narquois, un pseudo-acteur de salon et un opportuniste de premier plan, incapable d’avoir de nobles sentiments envers son prochain. Sa devise était fort simple mais aussi un vrai dilemme cornélien : l’accompagner dans ses travers, auquel cas il vous attendait au tournant ou alors contrer son rouleau compresseur et il vous aplatissait quand même.
Si son triple décanat avait été protecteur des libertés fondamentales, s’il avait préparé un bon futur pour la Nation et s’il avait su optimiser les atouts de notre pays, on passerait peut-être sur ses mensonges, ses manipulations, sa mégalomanie et son apparat. Si la Tunisie est aujourd’hui en zone dangereuse, c’est largement de sa responsabilité, de n’avoir pas su inventer et bâtir une institution loyale, fidèle à notre religion et à nos traditions.
À force de ne jamais vouloir pratiquer l’ouverture et de n’éduquer la classe politique qu’à la compromission ou à l’exclusion, il n’avait permis le moindre semblant d’unité nationale. Son système politique, basé sur l’affrontement binaire, empêche aujourd’hui le dialogue, le compromis, la discussion pour un meilleur vivre-ensemble …
Pour toutes ces raisons, il est indécent de ressusciter politiquement Bourguiba car il avait placé la Tunisie sur une mauvaise orbite. À mon sens, sa Dictature est tombée tellement bas qu’elle ne mérite le moindre débat. À ceux qui seraient en désaccord avec ma chronique d’aujourd’hui, qu’ils contredisent l’écrivain britannique George Orwell : ” le langage politique est conçu pour donner aux mensonges des airs de vérité, rendre le meurtre respectable et faire passer pour solide ce qui n'est que du vent”.
Aux mêmes qui pensent que leur Divinité avait construit quelque chose de solide, qu’ils ouvrent les yeux et contemplent la situation actuelle du pays ou mieux encore, qu’ils méditent sur la photographie de Bourguiba, comédien devenu Dieu, plié en deux, souriant de toutes ses dents à Lamine Bey, pour quelque temps plus tard le déshumaniser, sans regrets, ni remords …