La philosophie tunisienne de la soumission …

La situation chaotique en Tunisie donne beaucoup à réfléchir d’autant qu’il n’est plus tabou d’en parler aujourd’hui. Une introspection de fond en ce terrain miné me pousse à me demander si mes compatriotes tunisiens n’éprouvent pas un réel plaisir à être soumis depuis plus de soixante ans. Même si philosophes et peuples libres n’avaient jamais fait l’économie d’une étude sérieuse de la servitude face aux tyrans, la pensée servile garde de beaux jours devant elle au pays du jasmin, malgré de plus en plus de démocratisation de la vie politique …

C’est à l’aune de la République Tunisienne qu’Etienne De La Boétie aurait pu chercher à comprendre les raisons ayant poussé le peuple à se soumettre à deux tyrans, tandis que Sigmund Freud aurait pu suggérer une explication psychanalytique du plaisir pris à souffrir depuis la pseudo-révolution.

Faute morale ou pathologie avérée, je n’ai pas résolu l’énigme de la soumission tunisienne qui s’interroge depuis peu de savoir s’il vaut mieux renoncer à la liberté plutôt qu’au pouvoir d’achat. Parce qu’elle pose un problème philosophique qui mêle le politique et l’intime, la soumission à la Tunisienne mérite que l’on s’y arrête pour mieux être cernée et comprise ...

À y chercher en profondeur, on ne naît pas soumis mais on le devient car l’on habitue les tyrans à la passivité quotidienne. À propos de Bourguiba et Ben Ali, De La Boétie avait prévenu que ”les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux” ou encore écrivait-il, ” il ne peut y avoir d’amitié là où se trouvent cruauté, déloyauté et injustice. Entre méchants, lorsqu’ils s’assemblent, c’est un complot et non plus une société. Ils ne s’aiment pas mais se craignent. Ils ne sont pas amis, mais complices. ”

Ainsi, depuis l’avortement du Beylicat, la servitude n’apparaîtra plus comme anormale parce que la puissance de la propagande avait formaté des cerveaux apprivoisables, une fois les craintes levées et les oppositions écartelées. La rue finira par se coucher devant la dénaturation de notre Islam autrefois tolérant, la confiscation de tous les pouvoirs, les crimes d’état et la torture envers les contestataires, la supercherie des élections, l’acceptation d’une présidence à vie anachronique, l’écriture orientée de l’Histoire, l’abandon ou la destruction de pans patrimoniaux et le passage forcé vers l’alternance excluant tout recours aux urnes …

Après un fugace moment d’empathie avec un peuple dont l’ego fût écrasé par le sien, Bourguiba finira même par exceller dans l’art de jouer au Lego avec le destin des autres. Une dizaine d’années de cabale contre les Monarchistes, les Yousséfistes, les Communistes, les Perspectivistes et les Officiers de l’armée, avait suffi à le rendre impopulaire depuis qu’il avait fait tirer sur une foule protestataire et qu’il avait fini de boucher l’horizon de sa succession alors qu’il était cérébralement diminué.

Puis, son piètre héritier continua à miner la Tunisie en gardant le cadre qui prédéterminera les mêmes comportements des hommes politiques, soumis pendant encore vingt-quatre années, jusqu’à succomber à la tentation d’une Révolution préfabriquée. Pour rappel, à cette période, il n’y avait pas eu de suffrage universel honnête, aucune tentative de démocratisation, rien que de l’opportunisme et un concentré inégalé de malversations financières dans l’entourage du Président.

Ainsi, le résultat fût prévisible et après deux versions républicaines siamoises, le substratum de la probité et du patriotisme auront quitté définitivement la scène politique, laissant des citoyens divisés et soumis à la fatalité du destin et à de nouveaux politiciens, pour la plupart véreux et inaptes …

Après plusieurs années d’équilibrisme politique en post-révolution, la recherche de l’idéal démocratique contribuera à créer de la servitude économique en raison d’une situation politique figée. Depuis, l’on cherche à empoisonner un Président, soumis lui-même à un parlement indigne des mœurs d’une République exemplaire. Tandis que des députés responsables auraient travaillé d’arrache-pied pour redresser un pays exsangue, les nôtres, à l’image de coqs vaniteux d’une basse-cour de seconde zone, se crêpent le chignon par téléphone portable interposé.

Au parlement, lieu de tous les repaires délictueux, l’on vit en permanence de provocations, de commérages, de vitupérations, d’incartades et de théâtralisme exhibitionniste avec pour corollaire une pauvre Nation qui ”fout le camp” de l’honneur, du civisme, du chauvinisme et du fraternalisme …

Pourquoi alors la dérive d’une nouvelle classe politique, pourtant élue au suffrage universel ?

Parce que tout simplement, Dictature et Démocratie ne sont pas forcément antinomiques. Parce que la tentative de démocratisation reste tributaire d’une classe politique divisée et inexpérimentée, résultat de plus de soixante-quatre ans d’errance présidentielle et gouvernementale. Parce que les brimades nées des deux premières versions de la République cherchent une pérennité pour les uns et un répondant pour les autres.

Parce que l’intérêt individuel prime et que le sens de la modération n’existe plus, depuis que la même sentence est appliquée pour un simple délit d’opinion dans les années soixante ou pour avoir fumé un pétard la semaine dernière. Parce qu’aussi la soumission reste le moyen le plus usité pour parlementer entre rivaux politiques et qu’elle est ce poison permanent qui prend l’ascendant psychologique sur la raison politique.

Enfin, parce que l’hypertrophie du commandement parlementaire aura coagulé tous les pouvoirs d’un Président impuissant, aux mains liées par une Constitution rédigée juste pour ne plus vivre la philosophie de la soumission héritée de Bourguiba.

En résumé, pour certains idolâtres, ”la Dictature parfaite aurait les apparences de la Démocratie ; une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient pas à s'évader. Un système d'esclavage où grâce à la consommation, aux divertissements et à la propagande, les esclaves auraient l'amour de leur servitude” (1). C’est pour cela que l’intelligentsia d’aujourd’hui en redemande. Et aussi pour garder ses biens mal acquis depuis l’ère des Dictatures.

La Démocratie, elle, ne devrait pas être en principe une séquelle de la Dictature, dans laquelle de vieux démons resurgisseraient pour rappeler combien la soumission a la dent dure. Elle est un cheminement douloureux car peuple et élite politique doivent être reprogrammés pour agir à l’unisson d’une feuille de route censée organiser un sauvetage urgent de la Nation. Malheureusement, malgré la liberté d’expression glanée, l’immobilisme économique actuel a toutes les chances de dériver vers une nouvelle tyrannie.

Autrefois, une voix unique faisait chavirer la belle Tunisie vers un déclin progressif et permanent. Actuellement, la cacophonie qui résulte du désaccord chronique entre l’ARP, le Gouvernement et le Président de la République empêche son redressement socio-politico-économique.

Se soumettre ou se démettre et omettre de se compromettre, voilà le long travail psychanalytique que devra faire la classe politique sur elle-même pour le bien-être de notre pays. Malheureusement, ”la raison et la politique suivent rarement le même chemin” (2) …


Notes :

(1) - Aldous Huxley modifié. Écrivain, romancier et philosophe britannique. Le mot propagande a été rajouté pour mieux coller à la réalité politique du moment.

(2) - Stefan Zweig, écrivain autrichien Né à Vienne le 28 Novembre 1881. Grand représentant de la littérature autrichienne. Il incarne le bouillonnement de la vie culturelle viennoise de l'entre-deux-guerres. Il fût un proche de Sigmund Freud.

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