En cherchant la définition du mot Patrie, j’ai eu la surprise de faire une pérégrination langoureuse mais inquiétante dans l’Histoire de la Tunisie. Voltaire écrit que ”la Patrie est là où on vit heureux” alors que Renan fait une transition transgénérationnelle : ”une Patrie se compose des morts qui l’ont fondée aussi bien des vivants qui la continuent”. Quant à l’historien Fustel de Coulanges, il apporte à ces descriptions une note sentimentale : ”ce qui distingue les Nations, ce n’est ni la race, ni la langue. Les hommes sentent dans leur cœur qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances. Voilà ce qui fait la Patrie. Voilà pourquoi les hommes veulent marcher ensemble, ensemble travailler, ensemble combattre, vivre et mourir les uns pour les autres. La Patrie, c’est ce qu’on aime”.
Mais plus encore, étymologiquement, la Patrie désigne le ”pays des Pères”. La Tunisie, le sera-t-elle un jour, tant qu’elle n’aura eu dans son Histoire tri-millénaire qu’un seul Père de la Nation, un unique Combattant Suprême, un Héros Éternel, un Zaïm inégalé et inégalable, un Grand Visionnaire et pour certains lissencéphaliques, un Géant de l’Humanité, lavage de cerveau oblige ?
Bourguiba, selon moi, fût ce poison pestilentiel, vénéneux pour la symbiose du pays. L’osmose nationale existait bien avant son ascension politique même s’il était l’un des figurants désireux de se défaire de la mainmise de l’occupant. À l’époque coloniale, un même peuple luttait de toutes ses forces, mû par les mêmes intérêts, les mêmes espérances, vivait puis mourait avec l’espoir de gagner sa liberté.
Aujourd’hui, des archives compromettantes de la Justice Transitionnelle montrent que les accords d’indépendance furent troqués contre des avantages accordés à la France. Une sorte de néo-colonisation qui explique les photographies d’un Bourguiba exilé, prisonnier de luxe chez son acolyte Pierre Mendès France, les pilonnages répétés des Yousséfistes retranchés dans les montagnes par l’aviation française et surtout l’instauration de la République après l’abolition de la Monarchie, fruit d’une connivence bilatérale pour intérêts réciproques …
Le jour où Bourguiba faucha l’herbe sous le pied de son Roi, il commit un impair car depuis cette date, tout allait rapidement s’emballer. Le nouveau pacte avec le peuple se fera sans sa consultation puis la stratégie de la jeune République visera à dénigrer le règne Dynastique pour le rendre d’inutilité publique et historique.
Les Beys qui avaient défendu l’Ifriqiya contre l’inquisiteur Espagnol puis qui s’étaient séparés du vassal Ottoman pour créer une Tunisie autour de ses vraies frontières, fière de ses soldats, de ses institutions et de son drapeau, oui, ces monarques dans leur totalité, avaient volontairement été jetés à la poubelle de l’Histoire.
La Révolution de Palais, au nom d’une conception spécieuse d’une Personne-État, commettra une autre bévue en abandonnant ou en détruisant le patrimoine Beylical pour l’effacer de la Mémoire collective. Au lieu d’une continuité dans l’Histoire, Bourguiba s’inspirera du dicton de l’humoriste Pierre Dac : ”j’efface tout et je recommence car je considère la création comme une ardoise”. Et c’est celle qu’il laissera aux générations futures, bercées dans un Bourguibisme exclusif et disjonctif.
Entre temps, à l’image de son idéologie qui ne voulût mourir, il rempilera pour trente ans de travaux forcés à la Présidence, durant lesquels les piliers de l’institution Républicaine furent dynamités et les opposants systématiquement laminés …
Enfermé dans son propre temps, il s’était écarté de sa ligne de conduite première en attaquant de front les principes d’un Islam tolérant : fermeture de la Zitouna, abolition des Habous, pied de nez au Ramadan et au rite de la fête du sacrifice, pour imposer une laïcité venue d’ailleurs, sans consultation référendaire. Dans ce monde éphémère de la politique où règnent le changement et la précarité, sa Présidence à vie aura contribué au lent pourrissement de la situation socio-économique de la Nation.
A posteriori, il était même sidérant de voir un militaire user d’un pouvoir civil et se faire accepter par le peuple. Quoique l’on puisse prétendre, Ben Ali fût le seul prodige qui nous avait débarrassés d’un vieillard croulant, confus et dément, qui ne pouvait plus présider aux destinées du pays. Telle était la conviction populaire en 1987, la mienne aussi évidemment, avec en sus, l’existence d’une Justice Divine qui finit toujours par rattraper les bourreaux …
Mon intime croyance est que le mot Patrie ne résonne pas en Tunisie comme le sens qu’on lui reconnaît ailleurs. Aujourd’hui, la Nation s’affole parce que, jeune pousse entre les mains d’un Tyran, elle est devenue une mauvaise photocopie de l’original, tournant le dos aux traditions culturelles et religieuses habituelles.
Modernisme, erreur ou décalage, ce que certains qualifient à tort de spécificité tunisienne, n’est en fait actuellement qu’un conglomérat d’oppositions pérennes qui paralyse la vie politique et économique. Au tout sécuritaire de la Dictature, c’est la défiance et le désordre qui prévalent parce que le citoyen n’a eu ni le temps, ni l’habitude de développer une maturité politique, se faisant un malin plaisir de contester tout ce qui l’importune.
Le parti unique a cédé la place à un multipartisme dominé par deux blocs qui prennent en otage le Parlement et à une tricéphalie du pouvoir cacophonique. De plus, la laïcisation imposée par la première République explique le retour aux fondamentaux de la religion et le risque d’une dérive fondamentaliste.
L’absence de vraie transparence économique, une constante du système républicain, ravive une corruption toujours existante. Les exemples peuvent être multipliés à l’infini car la modération fût un choix rejeté par le Bourguibisme. Ainsi, l’extrême appelle l’extrême, pendant que les mauvaises habitudes héritées du despotisme demeurent. C’est ce fameux retour de manivelle que vivent les classes sociales embrigadées …
Quid donc du destin du pays ? Il aura pris un coup fatidique sur la bonne conscience, l’esprit critique et la certitude du bien, vertus qui ont fait naufrage. La vérité, devenant folle, que l’on ne s’étonne pas de voir la définition du mot Patrie épouser aujourd’hui celle d’Ernest Renan dans ses mauvais jours : ” un ensemble de préjugés et d’idées bornées, voilà la Patrie” ou celle d’Anne Barratin, quand on a été à la bonne école de la République : ”enfants de la même Patrie, nous nous aimons à la manière des rats autour du même fromage. À qui le gros morceau ?”
Pour ma part, la norme voudrait que la Patrie reste, alors que les hommes s’en vont. Mais, il en est un qui s’éternise en continuant à parasiter le futur d’un pays innocent. Cause de tous les malheurs actuels, dont celui de la montée d’Ennahdha sur l’échiquier politique national, c’est être masochiste que d’être hanté par une mauvaise étoile que l’on brandit comme un épouvantail, fonds de commerce pour une lutte de pouvoir …
Allons, enfants de la Patrie, le jour de gloire tant promis par Si Lahbib n’est pas arrivé ! Une vraie Mère-Patrie ne peut supporter en permanence l’hégémonie d’un Père de la Nation ! Ou en filigrane, peut-on prétendre aimer sa Patrie plus que soi-même quand une succession digne pour le pays n’avait jamais été préparée ?