Il ne manquait plus que cette fatalité pour nous autres, miraculés d’une Dictature, que nous nous estimions coupables d’expiation de ses crimes. Condamnés sans aucun jugement par le planificateur pointilleux de notre souffrance, faut-il que nous le soyons aussi par des disciples chloroformés à son odeur ? Malgré le statut de victimes éternelles, notre fierté n’avait-elle pas été plus forte que la mort, notre contrainte de réussite plus aiguisée que le rasoir de la République et notre sérénité sublimée pour rebondir contre vents et marées ?
N’est-il pas profondément maladif pour un pays démocratique, que certains de ses citoyens haineux ne se sentent apaisés que par la mise à mort permanente de la Dynastie Husséïnite ? N’êtes-vous pas choqués que nous soyons émerveillés devant les vestiges de contrées soucieuses de leur passé, sans être en mesure de choyer les témoins de notre propre Histoire, sans parti-pris, ni fétichisme ? …
À mon grand désespoir, certains voudraient faire de nous, des citoyens-potiches à leur manière. Doit-on toujours et encore nous considérer comme des descendants beylicaux déchus de leurs droits civiques et politiques, des zombies réservés aux soirées mondaines qu’il faut déserter ou de belles plantes d’ornement à laisser se dessécher ?
L’image que donne une Tunisie autarcique de son Histoire, exclusive, sélective, grégaire, communiant avec le persiflage et les ricanements autour d’un pan de son passé, colportant de terribles accusations de concussion et de collusion avec l’ennemi, n’est-elle pas un raccourci ingrat pour une Nation tri-millénaire, éprise de liberté, d’égalité et de justice ? …
Interrogeons-nous alors pour établir les comparaisons sans forcer l’anachronisme de l’Histoire. Lorsque Bourguiba traitait les monarques Husséïnites de vieillards, en sous-entendant Lamine Bey, faut-il rappeler que le Souverain était cohérent lors de sa déposition, malgré ses 75 ans ?
Cet affront dépassé, qui se souvient d’un Président gâteux, aux lunettes fumées qui cachaient des yeux malvoyants ? Qui se rappelle que c'étaient ses visiteurs qui lui prenaient la main pour le saluer, à la manière de Brejnev ou Tchernenko ? Avez-vous oublié ces photos d’un automate que l'on portait comme une jarre au congrès du PSD et que l'on aidait à s'asseoir lors de la réception de Reagan ?
N’avez-vous pas compris que les yeux du monde entier avaient ressenti un choc terrible pour notre République, alors que le Combattant ”Sup blême”, prêt à se briser au moindre geste, continuait à distiller ses "directives présidentielles" lors du rituel quart d'heure à la Télévision Tunisienne, complètement désabusée ?
Feignez-vous de savoir qu’il nommait un ministre le matin pour le démettre le soir-même ? Et en vérité, le coup d’état médical, n’était-ce pas la façon la plus civilisée de se défaire d’un fardeau pitoyable et mettre fin aux dérives d’un Président à vie, âgé à peine de 87 ans ?
Dans le même ordre d’idée, une autre avanie de sa part lors du discours qu’il avait présenté au palais du Bardo, le jour où il usurpa le trône ”manu-destouri” et qu’il affirmait que les Beys ne pensaient qu’à s’y agripper, à n’importe quel prix.
Quelques années plus tard, où était alors passé ce Président-citoyen qui prétendait en finir avec les dérives monarchiques ? Qu’était devenu ce chef modèle qui déclarait que l’exemple devait venir d’en haut et la curée ne jamais avoir lieu par modestie de la fonction ?
Autre questionnement, celui de certains de mes contradicteurs qui me rappellent à juste titre, l’insurrection de 1864 contre le pouvoir beylical pour doublement de la mejba. N’avez-vous pas omis que la République avait fait tirer sur une foule affamée pour une simple augmentation du prix du pain, tuant bon nombre de compatriotes, cent vingt ans plus tard ?
On pourrait multiplier les exemples, l’anachronisme n’étant pas en faveur de sa République. Lui, qui avait initié tous les désaccords à venir à propos du protectorat, traitant Sadok Bey de collaborateur malgré la puissance de feu de l’ennemi, pourquoi alors avoir accepté la politique de décolonisation par étapes, refusée par Salah Ben Youssef ?
Quand Sadok Bey avait épargné des vies innocentes dans toute la Tunisie et que lui, avait envoyé à l’abattoir un peuple désarmé mourir inutilement dans les rues de Bizerte, pourquoi mettre au même niveau la sagesse pacifiste d’un patriote et la folie meurtrière d’un mégalomane ?
Ensuite, pourquoi ne pas évoquer les fastes surévalués d’une Cour et ceux cachés d’une autre, malgré le délire de Hamza Belloumi ? Que penser du destin provoqué pour certains et détruit pour d’autres, n’en déplaise aux divagations de Raja Farhat ?
Nous pourrions également nous interroger sur le modèle moderniste de la société Bourguibienne qui avait dénaturé culture, traditions, régions et religion, entre autres considérations, toujours défendues par nos monarques Husséinites …
Au final, toutes ces sorties de route, doivent-elles nous convaincre que l’Histoire ne devait jamais être une épidémie de populisme, présentée comme une Victoire des forts sur les plus faibles, alors que nous ne sommes qu’une seule Nation dans notre chair ? Et aussi loin que l’on fouille dans les décombres de nos faits politiques, tous nos gouvernants, n’avaient-ils pas fauté un jour et certains plus que d’autres, d’avoir amplifié à souhait les erreurs des prédécesseurs, minimisant ou oubliant les leurs, jusqu’à la duperie et l’hystérisation de la conscience populaire ? …
Malheureusement, il est dans la vie d’un pays, des moments qui blessent la Mémoire collective à cause de l’hypocrisie nationale, induite par un homme cynique en acier trempé qui avait forcé à mettre entre parenthèses tout un passé illégitime à ses yeux.
Son œuvre sadomasochiste aura permis qu’il renaisse en tant que pure tactique politicienne pour contrer tout ce qui rappelle de près ou de loin l’Islam, ses dogmes et ses éventuelles dérives. Mais, quelques soient les circonstances, il faut raisonner en valeur absolue et un Dictateur ne s’improvisera jamais sauveur d’une Nation, malgré tous les efforts de ses suiveurs dont une grande partie, à son image, excelle dans l’art du retournement de veste …
Enfin, dans tout ce méli-mélo tragi-comique des soixante dernières années, s’était dressé mon auguste Père face à l’innommable, lui, qui avait disparu des radars de la vie, un jour comme aujourd’hui, il y a trente-trois ans. Ce manieur exceptionnel du bistouri à qui je rends le plus bel hommage en écrivant cette chronique dominicale, avait su éviter le regard des bêtes conduites à la potence en choisissant l’exil, tel défini par Cervantès : ” nul chemin n’est mauvais qui touche à la fin, sauf celui qui mène au gibet. ” …
De facto, après toutes ces interrogations soulevées, l’évidence pour moi, jusqu’à mon dernier souffle, est de prendre la relève pour contrer la Mémoire d’un Dictateur et réhabiliter celle des Miens ...