Comme une vulgaire pièce de monnaie, la politique a deux faces. Côté pile, elle est l’image que l’on veut donner d’elle, réconfortante, humaine, soulevant l’enthousiasme des foules. Côté face, elle devient l’apologie des hommes et le sarcasme des défauts qui font capoter l’admiration à leur égard. Arriverai-je un jour, même en me forçant, à estimer un Dictateur que l’on couvre de fleurs alors qu’il attend un réel jugement de l’Histoire ?
Mieux vaut que cet art de la cabriole, fréquent en politique, ne contamine l’esprit du rebelle que je suis. Et si c’était à refaire, je ferai sortir encore de leurs gonds, les idolâtres de Bourguiba qui lui font éternellement le dos rond, pour leur reprocher d’avoir tant d’indulgence pour lui. Dans mon échelle de valeurs, je place toujours les insoumis plus haut que les groupies et ceci en raison d’un simple constat. En forçant la vérité, le détracteur s’expose aux châtiments tandis que l’adorateur qui conforte le mensonge, n’est qu’en recherche de satisfécits.
”À une vérité ténue et plate, je préfère un mensonge exaltant”, écrivait le dramaturge Alexandre Pouchkine. J’aurais tant aimé lui jeter l’anathème, mais en Tunisie, cette citation reste une doxa toujours dominante. Malheureusement ! …
La concentration des pouvoirs et la chasse effrénée aux opposants avait donc permis tous les dépassements. La preuve est dans ce discours mémorable dans les annales de la République, vanté par les aficionados du groupe ”le Bourguibisme ne mourra jamais” sur le réseau Facebook. Applaudi par une élite politique complaisante et hypnotisée, l’on écoute à se tordre de rire ou de douleur, un Président converser avec ses parties intimes. Nœud des problèmes de l’époque, le testicule baladeur du fondateur de la République aura supplanté les thèmes majeurs qu’étaient l’emploi, la justice indépendante, l’état de droit, la démocratie équilibrée, les projets économiques ou autres points sensibles des affaires du pays.
Avec ce discours d’anthologie, l’on venait de se rendre compte qu’à Carthage, la puissance du Président était entre ses mains et son impuissance dans l’entrejambe. Malgré tout, pour les idolâtres, c’était un moment de fierté, un grand bonheur d’être Tunisien sous la férule d’un Président en avance sur son temps, communiquant sans tabou. Rien que cela ! …
Au-delà de la caricature politique, qu’en penser ? Qu’il y eût sans doute des années triomphantes où la patrie était libérée par le sauveur suprême et où l’on promettait aux Tunisiens de bientôt marcher sur la Lune. Mais surtout qu’il y avait eu soixante-quatre ans de sinistrose chronique où l’esprit national fut rongé par la succession de tant d’années glauques. Qu’il avait existé depuis l’avènement de la République, un pays miné par les affaires et la corruption, dépourvu de grands projets, décervelé par une télévision qui le trimbale à son gré, hagard devant un avenir qu’il ne contrôle plus. Que la politique républicaine fût marquée par les scandales et les divisions, souvent shakespearienne, pleine de bruit et de fureur, avec des ascensions fulgurantes et des chutes retentissantes sous le sourire narquois d’un Président-Roi éternisé. Et surtout qu’à chaque nouvelle prise de pouvoir, on pensait que l’on vivait pour la dernière fois des années charnières plutôt que de simples transitions.
Ainsi, Ben Ali devait mieux faire que son maître et ses successeurs, également. Mais, les scandales n’avaient pas suffi à ébranler le palais présidentiel et, de fil en aiguille, la convalescence d’un pays malade de ses Présidents est aujourd’hui, difficile après ce jeu de dévastation. Assassinat ou suicide d’une institution, la déliquescence et le champ de ruines laissés par tous ces ”tontons flingueurs” fait mal aux tripes car notre Nation n’avait jamais profité d’un code de bonne conduite de ses gouvernants successifs.
Avec Kaïs Saied qui avait juré ses grands dieux qu’il avait enfin compris la leçon, la situation est différente vu que le bateau est éventré et le gouvernail, incontrôlable. Cependant, l’homme honnête qu’il est, aura donné trop de preuves de sa propension à diviser et à imposer son autorité par des stratagèmes illégaux pour qu’on lui fasse une confiance aveugle …
Au final, voilà un bon bout de temps déjà que notre pays avait renoncé à être meilleur que d’autres. Longtemps, la parole d’Évangile était celle de Bourguiba. Mais, sa fin de règne pitoyable avait hypothéqué la chance des Tunisiens à être les plus gais, les plus charmants, les plus cultivés et les plus innovants.
Par ses bévues puis celles de ses successeurs, l’Islam Politique aura gangrené tous les rouages et installé de manière chronique le déficit d’espérance. Le joli feu d’artifice promis par la République est en train de consumer le pays par tous ses bouts. De Dictature en Démocratie, la Nation vit actuellement en ”Démocrature”, une sorte de mixture à la sauce Bourguibo-Saïedienne, étrange et inquiétante. Espérons qu’elle deviendra une bouffée d’oxygène plutôt qu’un autre fusible qui fera sauter l’État-Nation ! …
Voilà l’effet Bourguiba après trois décades de mainmise républicaine. Il aura pris le pays à la gorge, l’asphyxiant par ses lubies et ses rares moments de lucidité politique. À force de craindre l’infertilité en raison d’un testicule ectopique, c’est le pays entier qui est devenu infertile.
En tort, un Président qui n’avait peur de rien, ni des menaces, ni des traversées du désert. II avait cette espèce d’inconscience tranquille qui avait mené les pas des grands ambitieux, au point qu’ils avaient paru sourds et aveugles au monde qui les entourait.
” De temps en temps, les hommes tombent sur la vérité. La plupart d’entre eux se relèvent comme si de rien n’était ”, écrivait Sir Winston Churchill. C’est tout à fait cela le style Bourguiba, qui avait appris aux hommes politiques de cultiver le courage de l’indignation, la passion de la révolution et l’intelligence de ne rien changer …