Vingt-et-unième anniversaire de la disparition de Bourguiba et certains en profitent pour le vêtir de ses plus beaux habits de Président aux superlatifs pompeux. Il est et restera pour eux le Combattant Suprême qui n’avait jamais tiré un seul coup de fusil. Le Père d’une Nation moderne, orpheline de lui trouver un sosie. Le Grand Visionnaire qui n’avait pas calculé sa propre destitution. Le Libérateur de la gent féminine, mais oppresseur des époux de ces dames. Le seul Zaïm en trois mille années d’épopée, l’unique Prophète pour des idolâtres inconditionnels et le Jugurtha qui avait réussi à dompter un peuple pouilleux, poussière d’individus.
Enfin, il fût l’Homme du siècle, en lieu et place d’un personnage qui vécut un siècle en imposant à un peuple soumis son esclavage à vie car toutes ces vertus sont signifiées à l’endroit d’un mortel qui inventa une doctrine qui ne mourra jamais …
Alors, pour l’occasion, on le fait parader sur les réseaux sociaux dans ses moments les plus avantageux où il est exhibé à la fleur de l’âge avec Kennedy, au lieu que nous soyons tous scandalisés par notre Momie Nationale en visite chez Reagan, ce dernier riant jusqu’aux larmes, une fois le Président-Marabout hors du champ des caméras. Pourquoi aussi ne pas être offusqués par cette photographie honteuse d’un Tyran, porté par les cuisses telle une potiche et retranché derrière ses lunettes noires lors d’un de ses derniers meetings ? Ou encore interloqués par le fait que la Mairie de Paris avait fait fleurir sa stèle sur les bords de la Seine comme à chaque année, les Beys étant pourtant considérés comme des collaborateurs durant soixante-quinze années d’occupation et les protégés du pouvoir colonial après la signature du traité du Bardo en 1881 ?
Bernard Cohen, journaliste à Libération et spécialiste du Maghreb, dans son livre - Bourguiba, le pouvoir d’un seul, aux Éditions Flammarion - écrit à la page 149 : ” les célèbres psychiatres parisiens Jean Delay et Pierre Deniker traitaient depuis 1969 le Président Bourguiba pour psychose maniaco-dépressive. Il venait régulièrement en consultation, déguisé par une barbe postiche et un couvre-chef chapeau melon afin que, selon l’un de ses proches collaborateurs, sa maladie soit dissimulée.
Accès maniaque, dépression mélancolique à tendance suicidaire, il avait subi plus d’une dizaine de séances d’électrochocs pratiqués sous somnifères. Selon l’un des rares témoins dans le secret, Bourguiba semblait avoir tout oublié quand il se réveillait d’une séance, au point de ne plus se rappeler qui était Boumediene. Puis, pour contrer l’engrenage manacio-dépressif, il prenait aussi des anti-dépresseurs tricycliques et un traitement au long cours à base de Lithium. ”
Toujours selon Bernard Cohen, à la page 150 du même ouvrage, ” il est facile d’en trouver les traces dans la vie publique du chef de l’État. Au début de l’accès maniaque, il échafaude des projets grandioses, se croit capable de tout entreprendre et de tout réussir. Les objections sont écartées d’un geste, les difficultés et les contraintes sont abolies. Simultanément, il s’irrite à la moindre contrariété et sans cause extérieure, il peut passer en un instant du rire aux larmes, de l’insouciance au découragement passager, de la générosité à l’agressivité malveillante.
Réservé et plein de tact, il peut soudain manifester une attitude brutale et injurieuse. Les images défilent, les souvenirs surgissent en désordre, les mots se pressent en une logorrhée intarissable. Des anecdotes, des acquisitions scolaires (tirades ou poèmes écrits par cœur) sont évoquées de façon quasi-automatique et récitées pour le plaisir ”.
À la page 154, l’auteur raconte aussi : ” le 14 mars 1967, il connaît une première crise cardiaque (il y aura une nouvelle alerte le 27 mars 1979 et un infarctus en novembre 1984 ). Le Pr Lenègre, qu’il consultait souvent à Paris, vient à Tunis et se montre rassurant. Mais d’autres spécialistes français sont très pessimistes et le jugent déjà condamné. Deux ans plus tard, en mai 1969, c’est une hépatite virale qui l’immobilise près de deux mois. Il sera ensuite frappé par la maladie de Parkinson qui l’oblige à garder une petite bille au creux de la main pour éviter qu’elle ne s’engourdisse. Sa prothèse dentaire le gêne à plusieurs reprises et à partir de septembre 1980, il se rend souvent à Paris pour être suivi par son dentiste, le Pr Alkmayer. Il s’est toujours arrangé pour concilier ses passages à l’Hôpital et son activité diplomatique.
C’est le cas à Paris, quand il rencontre Georges Pompidou en juin 1972, ou de sa visite en juin 1976 ou encore en juillet 1977 quand il reste à l’hôpital de Neuilly avant de séjourner à l’Hôtel Trianon de Versailles (tout un étage lui était réservé ) et aussi en septembre 1980 où ses soins dentaires lui laissent le temps de s’entretenir longuement avec VGE et c’est le cas à Bonn d’octobre à janvier 1978.
Il est également à Genève en clinique psychiatrique en mars-avril 1972, en juin-juillet 1973, en janvier-février puis en mai 1974, en juin 1976, d’octobre 1976 à janvier 1977, en décembre 1979, en mai 1980. Et à chaque fois, les dirigeants politiques tunisiens s’emploient à présenter ces éclipses comme de simples contrôles de routine. Et son retour au pays est fixé solennellement au 1er juin 1970, en référence au come-back spectaculaire du 1er juin 1955 ...”
D’autres situations politiques en trompe-l’œil sont à raconter ultérieurement, mais pourquoi ce voyeurisme à propos de la santé mentale et physique de Bourguiba ? Essentiellement, pour trois raisons …
La première, c’est qu’il disait et répétait le jour du coup d’état parlementaire et dans son discours du 26 avril 1966 : ” Malheureusement, la Monarchie n’a pas réussi en Tunisie. Un pays est incapable de progrès quand le Chef de l’État porte en lui les germes de la décadence de l’âge et des maladies. J’étais l’homme des âpres luttes, des geôles et de l’exil, non celui des honneurs du protocole et des cliques ”. La suite démontrera tout le contraire : une proximité rapprochée et douteuse avec Pierre Mendes France, trente années au pouvoir avec ses acolytes destouriens, sans se soucier des moindres fondements de l’institution Républicaine qu’il trahira encore et toujours par l’absence ou le trucage des élections et par la Présidence à vie. À ceux qui continuent de répéter qu’il n’avait jamais rien volé, il faut un minimum d’honnêteté pour comprendre qu’il avait dérobé le salaire de vingt-trois années de fonction présidentielle qu’il nous avait imposés et tous les à-côtés, en sus des interminables soins de santé. Au moins cela …
La seconde raison, c’est que l’hystérisation provoquée par son état de précarité l’avait rendu paranoïaque, irritable et intraitable. Ce fût l’époque de la rupture avec ses amis et a fortiori ses ennemis : Lamine Bey incarcéré et appauvri, la Beya assassinée et sa descendance privée de ses biens - Tahar Ben Ammar menotté et condamné pour fraude fiscale et son épouse Lella Jouda emprisonnée pour une histoire de bijoux - plusieurs Communistes torturés et emprisonnés - certains Perspectivistes également torturés à la façon du poulet rôti - les Officiers dissidents de l’Armée exécutés - Ahmed Ben Salah condamné aux travaux forcés - Ahmed Mestiri désavoué - règlements de compte avec Mohamed Masmoudi, Béchir Ben Yahmed, Bahi Ladgham, Ahmed Tlili et Habib Achour - Salah Ben Youssef assassiné à Francfort - Mohamed Mzali forcé à l’exil et condamné par contumace …
La troisième raison qui découle des deux précédentes est que la personnalité hypertrophiée de Bourguiba et la propagande qui s’en suivit avaient simplifié à l’extrême la trajectoire de la Nation Tunisienne. Il aurait été l’inventeur et le révélateur d’un pays qui s’interdit jusqu’à aujourd’hui toute réelle analyse du parcours d’un pur Dictateur, en versant continuellement dans l’hagiographie. Aucun idolâtre censé (et c’est un bel oxymore) ne voudra déplorer l’existence des milices destouriennes tant redoutées de Mohamed Sayah, directeur du PSD à trente ans, adepte convaincu du parti et de la pensée uniques, devenu historien de circonstance car il était nécessaire de plaire à un autocrate vieillissant et malade et de glorifier une politique basée sur la crainte du règlement de compte, de l’emprisonnement, de la torture, de l’exil forcé ou de l’élimination physique.
Grâce à ses efforts de recherche (il aurait même trouvé une chaussure usée de Bourguiba dans le désert !), l’Histoire de la Tunisie fût révisée régulièrement et systématiquement pour gommer peu à peu les réalités les plus dérangeantes, en anesthésiant le sens critique de citoyens versatiles qui refusent de laisser la réflexion historique se confronter librement au passé collectif. Cette recension orientée des faits aura fini par scléroser certains cerveaux, soumis au génie théâtral d’un Président-Comédien et aujourd’hui, sa mémoire est utilisée comme fonds de commerce politique pour épouvanter le parti islamiste qu’il avait contribué à créer par sa tyrannie, son éternisation au pouvoir et sa laïcité exagérée et importée d’outre-Méditerranée …
Si la Nation glisse actuellement dans le Monde du Rien, c’est que son homogénéité a été déséquilibrée par la mainmise de Bourguiba sur le destin d’un peuple dénaturé de sa culture et de ses traditions, voué à un occidentalisme agressif, privé de libéralisme politique, écrasé par un parti unique ultra-dominateur. Et surtout parce qu’un peuple fût puni à la moindre occasion pour les différences d’appréciation avec la ligne politique d’un chef que des psychiatres renommés reconnaissaient pourtant être un psychopathe avéré …
Avec le recul des années et mon expérience des êtres et des circonstances, je reste effrayé par les automatismes pavloviens que subissent les idolâtres à l’insu de leur système nerveux. Il leur faudra bien un jour, dans une vie d’adulte raisonnée, une chance exceptionnelle pour s’évader de cette prison qui incarcère leur mental à perpétuité. Lorsqu’ils rejetteront avec automaticité cet écrit, c’est qu’un discours logique n’a jamais pris le dessus sur leur pulsion et que leur conscience a été forcée de ne jamais récuser le jugement de valeur imposé par le mentalisme. Et in fine, la volonté de soumission chez eux est supérieure à celle de la cohérence, même s’ils savent que c’est cette dernière qui fonde la rationalité et l’honnêteté …
Dans les contrées développées, là où les systèmes politiques sont arrivés à maturité, on ne traîne pas comme un boulet de canon, le passé d’hommes politiques qui avaient pourtant hissé leur pays aux premières places du bonheur. De Gaulle s’en est allé des mémoires et des consciences, Mitterrand et Chirac aussi, Adenauer, Brandt et Kohl, Churchill, Franco également et même Angela Merkel se retirera bientôt en toute simplicité, parce que c’est cela le vrai sens de la politique : passer le relais aux générations futures, en donnant l’exemple de la probité et de l’amour premier pour la Nation.
En Tunisie, même si certains détestent le parti Ennahdha et c’est leur droit, il ne faut pas pour autant faire l’apologie d’un Dictateur psychotique et de son système tortionnaire qui avaient entraîné quelques décennies plus tôt et pour un simple délit d’opinion, la mort de nombreuses victimes. D’ailleurs, c’est envers leur mémoire que je m’incline aujourd’hui en présentant à leur famille et alliés, patience, courage et recueillement.
Quant à Bourguiba, il attendra comme le commun des mortels, le jour de son examen de conscience, sans enjolivures, ni propagande. Dieu saura alors reconnaître les siens après la juste appréciation de leurs bonnes et mauvaises actions. Le pouvoir d’un seul sur terre n’a jamais son équivalent dans l’univers céleste.