La souveraineté est un concept emprunté à la théologie (ou plutôt décalqué de la théologie) mais qui, pour devenir pratique, doit être mise en récit(s) et en image et devenir à ce titre une puissante fiction créatrice – non seulement porteuse de sens, mais instrument de transformation de la réalité. Le souverain, de quelque espèce qu’il soit, doit toujours être imagé, il a un ou des visages, il a du corps ; les modalités de cette mise en récit et en images sont variables, elles se placent sous toutes sortes de régimes – de la sacralisation du corps du monarque absolu à l’imagerie de la souveraineté populaire, les jeux infinis de l’Un et du multiple. Dans les démocraties modernes, comme l’a montré Claude Lefort, on assiste à un processus de déliaison de l’institution symbolique du pouvoir d’avec des corps particuliers, les corps incarnant la souveraineté deviennent éphémères [1].
Il demeure cependant que la souveraineté ne saurait se passer de personnages, elle passe par la fiction et celle-ci ne va pas sans personnages ou protagonistes – c’est en ce sens qu’elle est un grand récit qui court tout au long de l’histoire moderne de l’Occident ; un récit nullement uniforme ou homogène, les régimes de souveraineté connaissant des discontinuités marquées au fil de cette histoire. Mais ce qui demeure constant, c’est la positivité de la fiction productrice de réalité. Fondamentalement, la souveraineté, c’est un concept dynamique qui met en mouvement une puissante fiction, laquelle réagence le monde des vivants, la relation entre gouvernants et gouvernés – le lien est clairement établi de Hobbes à la monarchie absolue.
Lorsque les dirigeants indépendantistes taïwanais parlent de l’indépendance-souveraineté de l’île, c’est d’un tout autre type de fiction qu’il s’agit, d’une fiction qui s’entend dans un sens beaucoup moins avantageux – celui d’une cosmétique destinée à rendre la réalité des choses passées comme présentes totalement méconnaissables. Les fictions qu’ils produisent sont purement propagandistes, fondées sur une réécriture sans scrupule du passé, en général comme dans le détail. Ils y sélectionnent les faits à leur convenance, retenant ceux qui servent leur cause, écartent les autres, faisant subir à ceux qu’ils retiennent toutes les distorsions qui leur conviennent (sur les conditions dans lesquelles la Chine est devenue membre de l’ONU et la R.O.C. l’a quittée, notamment). On passe d’un régime sous lequel la souveraineté est un « grand récit » à un autre sous lequel elle est l’occasion de « raconter des histoires » – au sens de mentir effrontément dans le but de donner autorité et consistance au plus parfait contre-emploi de ce terme – une souveraineté fictive, une souveraineté même pas de papier, un flatus vocis destiné à dissimuler une situation réelle de proxy, de protégé et de subordonné toujours plus manifeste. Une souveraineté autoproclamée qui mange dans la main d’une souveraineté constamment hégémoniste et conquérante est tout sauf une souveraineté.
La surenchère séparatiste des dirigeants taïwanais actuels converge avec le tournant marqué des puissances occidentales et de leurs alliés et subordonnés dans la région, lesquelles désignent désormais la Chine comme adversaire et concurrent systémique, et contre laquelle elles se mettent en ordre de bataille. De la même façon que les dirigeants du DPP ont ouvertement et démonstrativement récusé la doctrine selon laquelle était fondé, du point de vue taïwanais, le modus vivendi avec la Chine, doctrine dont les termes avaient été fixés notamment sous les présidences successives de Ma Ying-jiu (2008-2016), de la même façon, les puissances alignées sur les Etats-Unis ont distinctement infléchi leur politique taïwanaise – non seulement, elles multiplient les incursions en mer de Chine en invoquant, dans le plus pur style colonial et impérial « la liberté des mers », mais elles soutiennent de plus en plus ouvertement, diplomatiquement et militairement, les efforts des dirigeants taïwanais en vue de promouvoir l’indépendance-souveraineté de l’île. Elles ne ménagent aucun effort pour rendre nébuleuse la notion même d’une seule Chine à laquelle elles n’ont cessé d’adhérer en principe, y compris lorsqu’elles ont établi des relations diplomatiques avec la RPC – mais sans pour autant récuser ouvertement ce dogme.
Elles jouent ici un double jeu cousu de fil blanc, de plus en plus évident au fur et à mesure qu’elles réévaluent l’importance de l’enjeu taïwanais, non pas en soi, mais, toujours, du point de vue des relations entre l’Occident et la Chine, dans la perspective d’un antagonisme désormais stratégique avec la Chine. La notion d’une seule Chine était la boussole sur laquelle se réglaient les relations entre les puissances occidentales en la Chine et, par voie de conséquence, avec Taïwan. Ces mêmes puissances, aujourd’hui, ne ménagent aucun effort pour dérégler cette boussole et Taïwan est l’une des pièces maîtresses du travail de sape de ce qui constituait le fondement du consensus et du statu quo se perpétuant, bon an mal an, depuis que la Chine a fait son entrée dans la communauté internationale.
Par contraste, on remarquera que la Chine continentale, elle, n’a jamais varié dans sa doctrine fondamentale à l’égard de Taïwan – partie intégrante de la souveraineté chinoise –, tout en respectant les règles régissant le statu quo à propos de Taïwan – chaque fois que des tensions ou des crises sont survenues, c’est qu’une ligne rouge avait été franchie, à l’initiative des dirigeants taïwanais ou états-uniens – ou plutôt les deux ensemble – dernier incident majeur en date, la visite de Nancy Pelosi à Taïwan.
On se rappellera ici que, sur le plan doctrinal et principiel, la notion d’une seule Chine est ce que les dirigeants de la RPC et ceux de la ROC avaient en commun tant que le KMT était aux affaires à Taïwan. Les uns et les autres en donnaient des interprétations différentes mais, les deux parties prenant acte de ces différences, restaient accordées sur le fond – une seule Chine.
Dans la mesure où les dirigeants indépendantistes actuellement aux affaires à Taïwan n’ont pas les moyens politiques d’opérer une franche rupture avec cette doctrine, une rupture qui les exposerait à des mesures de rétorsion aux conséquences imprévisibles de la part de la Chine, ils se contentent de soulever des nuages de poussière en incriminant sans relâche la « doctrine Ma » – mais, sur le fond, ils seraient bien incapables de nous dire comment pourrait ou devrait, à l’avenir, le signifiant « Taïwan » s’articuler sur le signifiant « Chine ». Quel genre de Chine est donc appelé à devenir Taïwan, dans leur perspective – ou bien, alors, plus rien qui associe le signifiant « Taïwan » au signifiant « Chine » ? [2] Ces questions de fond se tiennent résolument hors de la portée de ces dirigeants opportunistes dont le seul souci est, au fond, de voir l’île renforcée et confortée dans son statut de protectorat des Etats-Unis et de confetti de l’Occident flottant en mer de Chine. Pour le reste, ils savent comme tout le monde que Taïwan, envers et contre tout, c’est le monde chinois.
Un parfait indice du trait destinal, irréversible, de cette condition peut être relevé ici : l’aile la plus radicale, jusqu’au-boutiste, souvent fanatisée du courant indépendantiste, les « vert foncé » demeure résolument minoritaire. Le nationalisme de synthèse et le chauvinisme antichinois (continental) qui animent ce courant nourrissent toutes sortes de fantasmagories et de fuites dans l’imaginaire : on tranche le nœud gordien qui attache solidement Taïwan, comme entité humaine, culturelle, géographique, politique, au signifiant « Chine », on rejette l’appellation R.O.C. et on s’émancipe du coup du passé qui va avec, on adopte la dénomination « Taïwan » seule, on se dote d’une constitution flambant neuve, on rejette tous les emblèmes et autres symboles qui rattachent l’île au passé chinois, on proclame formellement l’indépendance de l’île, on n’est plus Chinois du tout, on est austronésiens, on n’a plus rien à voir avec la Chine, d’ailleurs on va tous parler anglais couramment dans peu d’années, on va devenir entièrement une base avancée du monde occidental en mer de Chine, face à la Chine barbare, etc. …Bref, ça délire sec autour de l’inconsistante rêverie d’une entité insulaire aussi radicalement « désinisée » que possible, on voit Taïwan comme l’Israël de l’Asie orientale, ou alors, dans une version également martiale, une seconde Ukraine faisant face à l’expansionnisme totalitaire, la forteresse du monde libre face à l’autocratie chinoise…
Mais toute cette agitation, c’est fondamentalement de la cosmétique politique en quête d’effets : on clame sur tous les tons que Taïwan n’est pas subordonné à la Chine continentale, on se dote, dans les hautes sphères, d’un prénom à la sauce américaine, on va bâcler des thèses plus ou moins plagiées aux Etats-Unis, indispensable accessoire d’un parcours conduisant aux postes de responsabilité, on investit à mort dans le dernier cri du sociétal en mode occidental (mariage pour tous – mais pas abolition de la peine de mort, à Dieu ne plaise...), mais il en faudrait quand même un peu davantage pour que s’effacent les seuils culturels, linguistiques, historiques et que, par un coup de baguette magique, Taïwan se métamorphose en vitrine (en vérité bastion) du monde occidental aux portes maritimes de la Chine. Plus l’alignement des élites dirigeantes taïwanaises (en manque d’OTAN asiatique) sur les Etats-Unis se fait rigoureux et plus empressé, plus les élites taïwanaises sont entraînées dans la spirale d’un mimétisme sans imagination, et plus elles rassemblent, dans leurs efforts pour se blanchir (whiteface) sont pathétiques. Elles ressemblent, en situation inversée, à ces acteurs blancs hollywoodiens qui, jusqu’aux années 1960 et au-delà, se grimaient assez grotesquement en personnages asiatiques – en Jaunes.
Plus les choses avancent dans le sens de l’élévation de Taïwan au rang de pièce maîtresse de la stratégie occidentale de roll back de la puissance chinoise en Asie orientale et dans le Pacifique, et plus les rodomontades des dirigeants taïwanais mobilisant les mots puissants d’indépendance et de souveraineté apparaissent comme le faux-nez de l’alignement de l’île sur le bloc occidental, avec ses ambitions hégémonistes redoublées. Dans cette configuration générale, Taïwan tend, plutôt qu’à devenir une entité pleinement souveraine, à redevenir our China, la Chine des Occidentaux comme Hong Kong était la Chine des Britanniques, non pas seulement une base occidentale en mer de Chine, mais une tête de pont en vue d’un renversement du régime adverse, héritier envers et contre tout de la Révolution chinoise, sur le continent.
C’est l’une des raisons pour lesquels les dirigeants taïwanais actuels, tout indépendantistes déterminés qu’ils soient, n’envisagent pas dans les conditions actuelles de renoncer à l’appellation R.O.C. – c’est que se maintient encore et toujours, envers et contre tout, dans un recoin de leur cerveau, quelque chose de la persévérante fantasmagorie héritée de Chang – celle d’une reconquête du continent, soit des suites du crise majeure du régime établi sur le continent, soit en conséquence d’un affrontement entre la Chine et les Etats-Unis (et leurs alliés) à l’occasion duquel ces derniers auraient pris l’avantage. Dans de telles conditions, à défaut de prendre leur revanche par leurs propres forces sur les vainqueurs de la guerre civile chinoise, les élites de pouvoir taïwanaises se verraient bien jouer sur le continent les utilités qualifiées pour le compte des nouveaux maîtres du jeu – les harkis de l’Occident, dans un contexte où, après la longue parenthèse maoïste et post-maoïste, la Chine serait à nouveau mise en coupe réglée par les puissances occidentales et le Japon.
Les dirigeants indépendantistes taïwanais se gardent bien d’aller jusqu’au bout de la formule choc selon laquelle Taïwan n’est en rien subordonnée à la Chine, laquelle devait en toute logique les conduire à en tirer la conclusion que Taïwan, ce n’est pas (ou plus) du tout la Chine, et à en tirer les conclusions qui s’imposent. C’est qu’ils demeurent absolument captifs d’une configuration générale dans laquelle Taïwan persiste à être la Chine des Etats-Unis et de l’Occident, c’est-à-dire, historiquement, ce confetti chinois rescapé de la guerre civile, préservé par l’Occident, des suites d’un assez imprévisible enchaînement de circonstances. Envers et contre tout, Taïwan persiste à être la Chine de rechange de l’Occident. Le double jeu opportuniste et hypocrite des dirigeants actuels de l’île consiste à se nourrir simultanément aux deux râteliers : celui de l’indépendance, celui de la surenchère nationaliste nourrie par l’agitation « antichinoise » d’un côté, et, de l’autre, celui de la Chine de rechange, au cas où... sait-on jamais, il ne faut pas insulter l’avenir…
Mais ces contorsions projettent leur ombre sur le passé – il faut sans cesse réajuster les récits de l’histoire de l’île, de celle de la Chine moderne, des jeux de puissance qui ont conduit à la situation actuelle de Taïwan dont il est de bon ton, dans le monde occidental, d’affirmer qu’elle se place sus le signe de la plus extrême complexité. L’accent porté sur les complexités, les paradoxes et les enchevêtrements de l’histoire de Taïwan, vise surtout aujourd’hui à répandre un rideau de fumée sur des éléments de réalité, historiques notamment, qui, jusqu’à une période récente, apparaissaient solidement établis. Il s’agit en tout premier lieu de rendre flous, indistinct tout un ensemble de faits du passé qui s’inscrivent en faux contre le « narratif » auquel les dirigeants indépendantistes taïwanais et leurs soutiens occidentaux s’efforcent de donner autorité.
Cette rhétorique de la « complexité » nous est familière : c’est celle dont on fait un constant usage, en Occident, lorsqu’il s’agit de jeter un voile pudique sur les violations du droit international dont se rend coupable l’Etat d’Israël lorsqu’il colonise la Cisjordanie et annexe Jérusalem-Est, sans parler de la destruction de Gaza. L’invocation des complexités de l’Histoire, de l’enchevêtrement des cultures, les courts-circuits entre passé et présent sont le recours perpétuel des avocats d’une colonisation toujours plus décomplexée, plus violente, plus dévorante. Le droit de conquête remis en selle par le suprémacisme israélien s’enveloppe dans les plis de l’archéologie, mobilisant le passé mythifié au service d’une politique ouvertement prédatrice consistant à chasser les Palestiniens de leur terre. Or, s’il est une chose qui n’est pas « compliquée », c’est bien ce fait massif et brutal de la colonisation, la façon dont l’Etat colonial israélien s’arroge un droit de conquête illimité sur la terre palestinienne.
C’est exactement sur la même pente que toute une sophistique occidentale relayée par les indépendantistes taïwanais (à moins que ce ne soit l’inverse) s’active aujourd’hui en vue d’établir que Taïwan « n’est pas la Chine », n’a jamais été la Chine, et surtout pas la Chine dont le destin a basculé en 1949. Ce qu’il s’agit d’effacer sur l’ardoise magique de l’histoire officielle, c’est le fait massif qui constitue la clé de l’intelligibilité du processus conduisant au différend qui oppose les deux parties en conflit à propos du statut de Taïwan. Ici, à nouveau, rien de complexe, mais un fait tant massif que distinct : lorsque le Japon vaincu a quitté Taïwan qui était sa colonie, arrachée à l’empire chinois, depuis cinquante ans, renonçant explicitement à l’exercice de sa souveraineté sur l’île, les Etats-Unis, vainqueurs de la guerre du Pacifique, maîtres du jeu en Asie orientale et méridionale, ont tout naturellement œuvré en vue du rétablissement sur l’île de la souveraineté de la République de Chine, puissance successorale légitime de l’Empire Qing. Ce sont bien les autorités militaires états-uniennes qui, sous le contrôle de l’autorité politique de leur pays, ont suscité l’installation sur l’île de l’administration chinoise venue du continent et qui, sans transition, prit le relais de l’administration coloniale japonaise [3].
Ce fait massif, incontestable, notamment attesté par des témoins occidentaux présents sur l’île à cette époque vaut évidemment tous les traités et documents diplomatiques [4] : c’est que, pour l’administration états-unienne de l’époque, le retour de Taïwan à la Chine allait de soi, ce qui revenait aussi bien à qualifier la colonisation de l’île par le Japon comme abusive, dépourvue de fondement juridique. Les « complications », palinodies et ergotages qui ont fait surface ultérieurement ne font pas le poids face à ce fait massif, d’autant plus que la restitution de Taïwan à la Chine s’inscrivait dans le droit fil d’engagements ultérieurs pris par les Alliés au cours de la Seconde guerre mondiale – Conférence du Caire notamment (novembre 1943).
C’est avant tout cela qu’il s’agit d’effacer des tablettes, dans le contexte de la guerre des récits qui s’exacerbe entre les indépendantistes taïwanais relayés par les appareils de communication occidentaux et la Chine. Dans cette configuration, il se confirme que le remodelage ou l’effacement des faits du passé les plus massifs, loin d’être le monopole des pouvoirs totalitaires est ici un recours dont la propagande « démocratique » fait l’usage le plus décomplexé. Le révisionnisme historique dans sa forme la plus expéditive est ici au poste de commande lorsqu’il s’agit de faire valoir l’énoncé désormais stratégique – Taïwan, ce n’est pas la Chine. Mais alors, comment se fait-il que l’île a été restituée à la Chine par les Etats-Unis, en position d’exécutant des verdicts de l’Histoire, sans discussion et avant même que le dernier soldat japonais ait tourné les talons ? Comme toujours en matière de souveraineté, les faits de reconnaissance jouent ici un rôle crucial : la restitution de l’île à Taïwan sous le contrôle des Etats-Unis vaut pleine reconnaissance du fait que celle-ci relève de la souveraineté chinoise – la République de Chine à l’époque ; or, aujourd’hui, la souveraineté chinoise reconnue par la communauté internationale est incarnée par la République populaire de Chine. C’est sur ce raisonnement d’une simplicité élémentaire que se fonde, du point de vue de la continuité historique, l’affirmation selon laquelle Taïwan est partie intégrante de la souveraineté chinoise. L’argument selon lequel c’est au profit de la République de Chine proclamée en 1911 et non pas de la République populaire de Chine fondée en 1949 que cette restitution a été effectuée n’est ici d’aucun poids : les souverainetés, dans leur continuité, ne sont pas solubles dans les régimes [5].
Aux yeux de la communauté internationale, c’est la République populaire de Chine qui incarne la continuité de la souveraineté chinoise dans sa forme légitime. La souveraineté, c’est la continuité d’une puissance – or, la guerre civile chinoise a tranché, la continuité de la puissance associée au signifiant « Chine », c’est le Parti communiste chinois qui l’incarne, les « nationalistes » du KMT tombant du côté de la puissance déchue. D’ailleurs, les indépendantistes taïwanais, dans leur inconséquence native autant que naïve, sont les premiers à reconnaître la validité de ce raisonnement lorsqu’ils persistent à revendiquer la souveraineté de la R.O.C. sur les îles Senkaku-Diaoyu et d’îlots situés en mer de Chine méridionale, en invoquant des droits historiques, alors même que la R.O.C. n’a jamais exercé sa souveraineté sur ces micro-territoires... Lorsqu’ils mettent en avant leurs droits historiques sur les Diaoyu, ils raisonnent exactement comme le font les dirigeants chinois à propos de Taïwan – mais ils n’en sont pas à une inconséquence près…
Le passage en force (narratif, rhétorique) par le moyen duquel les dirigeants indépendantistes taïwanais s’efforcent de faire passer l’indépendance de facto de l’île pour une souveraineté pleine et entière est de même espèce que les efforts incessants que déploient les dirigeants suprémacistes israéliens pour effacer ce fait massif et incontestable : les territoires occupés sont des territoires occupés, ni la Cisjordanie ni Gaza ne sont Israël, ce sont des territoires palestiniens. Dans les deux cas, le pas à franchir est distinct : celui qui permet de transformer le fait accompli, l’état de fait (l’occupation de la Cisjordanie dans un cas, l’indépendance de facto de Taïwan dans l’autre) en état de droit. Mais, précisément, c’est là le talon d’Achille du fait accompli – il demeure un pur état de fait en l’absence de sa reconnaissance par la communauté internationale, c’est-à-dire, en vérité, les peuples du monde.
C’est là aussi bien l’illusion constitutive sur laquelle repose le fait accompli, c’est-à-dire une politique fondée exclusivement sur la force – les rapports de force sur le terrain ne suffisent pas à transformer le fait en droit – le droit implique l’intervention d’un tiers – celui qui le reconnaît ou, au contraire, en conteste la légitimité. C’est ce qui distingue un simple fait accompli d’une fondation : la fondation (ou plutôt ce qui va résulter non seulement d’une proclamation ou d’une déclaration mais de la reconnaissance (validation) de celle-ci par des tiers) est la condition pour qu’existe une souveraineté pleine et entière. On remarquera à ce propos que la création de l’entité étatique taïwanaise est une fondation en trompe-l’œil – en effet, ce n’est pas une nouvelle souveraineté qui se déclare et se créé ex nihilo, dans un geste de création pure, c’est au contraire une fiction (dans le sens litigieux du terme) qui prend corps : celle de la souveraineté chinoise en exil mais continuant d’incarner la légitimité institutionnelle de cette souveraineté – la République de Chine hors des murs de la Chine continentale. Les indépendantistes taïwanais, quoi qu’ils en disent, sont bien avant tout les héritiers de cette fondation ambiguë – ils sont bien les vicaires de l’entité étatique de fait créée par Chang Kai Chek et longtemps régie par le KMT, et qui a perdu, dans les années 1970-80, les moyens de se faire passer pour « la Chine » aux yeux du monde.
Mais cet héritage est et demeure placé sous le signe du manque, plus que jamais : ces dirigeants peuvent moins que jamais espérer reconquérir la position perdue d’incarnation majeure du signifiant « Chine », mais d’un autre côté, ils ne sauraient s’en séparer tout à fait – il leur faut se maintenir entre deux eaux comme à la fois île verte séparée du continent et constamment opposée à celui-ci, mais Chine quand même, en même temps. Il leur faut pour cela entretenir une confusion permanente entre fait accompli et état de droit, au rebours de tout ce qu’ils ne cessent de mettre en avant, à l’unisson de leurs mentors occidentaux, dès lors qu’il s’agit de l’Ukraine – dans un monde en cours de globalisation démocratique, les faits accomplis (la guerre de Poutine contre l’Ukraine) seraient plus que jamais à proscrire.
Dans le cas de Taïwan, ce n’est pas le droit de conquête qui est en cause, mais une configuration fondamentalement chinoise (mais que le bloc occidental, ses alliés et les dirigeants taïwanais ont à cœur d’internationaliser à outrance) bloquée depuis plus trois quart de siècles sur un fait accompli. Mais c’est une illusion pure d’imaginer qu’avec le temps, le fait accompli qui s’éternise devient tout naturellement un état de droit. Il n’en est rien et, ici aussi, le rapprochement avec le différend israélo-palestinien s’impose : sept décennies plus tard, le tort subi par les Palestiniens lors de la création de l’État d’Israël, tort aujourd’hui redoublé par l’occupation de la Cisjordanie et la destruction de Gaza demeure plus à vif et plus scandaleux que jamais. Aussi bien la séparation politique de Taïwan d’avec le continent (la « sécession ») que la colonisation de la Cisjordanie font partie de ces différends historiques qui ne sont pas solubles dans la durée, dans le temps qui passe. C’est, en termes de philosophie de l’Histoire, de philosophie du présent, la première des considérations dont il faut partir pour prendre la pleine mesure de ce qui est en jeu dans les actuelles tensions (à la fois globales et locales) qui sont actuellement nouées autour de Taïwan.
Les contes à dormir debout qui se diffusent à haute dose et jet continu autour de ce que serait Taïwan, entité isolée, décontextualisée, en vérité ont précisément cette fonction : effacer, rendre insaisissable le tort subi que représente pour la Chine, comme puissance et entité humaine collective, la sécession de Taïwan. Faire obstacle à la problématisation du différend qui en découle et qui ne saurait faire l’objet d’aucun arrangement.
On s’épuiserait à vouloir dresser un inventaire de toutes les fantasmagories historiques et culturelles qui nourrissent l’effort perpétuel produit par le courant indépendantiste pour fabriquer les habits neufs de l’île, de son passé récent et ancien, de son identité vraie. Ici, l’imagination fait flèche de tout bois, sophismes et paralogismes sont au poste de commande. Ainsi, pêle-mêle : Taïwan, ce n’est pas le monde chinois, c’est le vaste archipel austronésien qui s’étend jusqu’à la Nouvelle-Zélande et Madagascar – en cherchant bien, chaque Taïwanais 100% han se trouvera un ancêtre aborigène, fût-il symbolique. Les religions pratiquées sur l’île sont taïwanaises à 100%, tout comme la langue vernaculaire. Ici, la réinvention des fondements culturels de l’île ne procède pas simplement, comme dans la production de l’imaginaire symbolique d’une nation et des récits consensuels qui l’accompagnent, de l’agrégation de faits et de mythes (Benedict Anderson) – elle passe par la fuite dans l’imaginaire et le déni massif des éléments de réalité les plus solidement établis. Ou bien, dans un autre registre, celui des paralogismes historiques : en vérité, nous dit-on, la dynastie mandchoue des Qing qui régna sur l’Empire chinois du XVIIème au XXème siècle étant étrangère à l’ethnie han, son règne fut une longue imposture. Par conséquent, Taïwan, bien que placée sous la tutelle des Qing pendant des siècles, n’a jamais vraiment fait partie intégrante de la Chine... Pauvre sophisme qui ne vaut pas même le haussement d’épaules qui l’accueille – lorsqu’au XIXème siècle les puissances occidentales entreprirent d’imposer toute sortes de traités léonins à la Chine, c’est bien à la dynastie Qing qu’elles imposaient leurs conditions, sans se soucier le moins du monde de l’ « imposture » mandchoue – pour peu qu’ils signent les traités, que les concessions et les « réparations » financières se multiplient, que le pillage prospère, qu’importait alors la vieille querelle de légitimité opposant les Qing aux Ming…
Ne revenons pas ici sur les arguments nuls et non avenus selon lesquels d’une part le Japon n’a jamais formellement cédé Taïwan à la Chine (comme si, en tant qu’ancienne puissance coloniale, de surcroît vaincue à l’issue de la Seconde guerre mondiale il avait quelque titre à le faire) ou encore, Taïwan n’a jamais été partie intégrante de la République populaire de Chine (argument reposant sur la confusion entre entité souveraine et régime politique).
Mais voici que, dans le storytelling promu par le nouveau dirigeant indépendantiste surgit un nouveau motif : et pourquoi donc le régime chinois réclame-t-il avec tant d’obstination le retour de Taïwan (cédé au Japon en 1895) et non pas les territoires d’Extrême-Orient cédés quelques décennies plus tôt à la Russie en vertu de traités aussi douteux que celui de Shimonoseki ? Gros effort ici du brain trust qui s’active autour de la nouvelle présidence en vue de renouveler la batterie des arguments historiques destinés à argumenter en faveur de l’indépendance destinale de Taïwan... A défaut de percuter, l’argument sent la sueur : la cession par un empire chinois affaibli des territoires invoqués relève d’une histoire séculaire – celle des disputes sans trêve autour de la délimitation incertaine des empires russes et chinois dans toute cette immense zone géographique qui s’étend de la Mongolie à la Corée et la Mandchourie. Histoire quasi immémoriale des empires et de leurs difficiles délimitations dans cette partie de l’Asie [6].
Le traité imposé par le Japon à la Chine à l’issue d’une guerre perdue et dont découle la cession de Taïwan relève d’une autre séquence historique – celle d’une histoire coloniale dont l’empire chinois sur le déclin fait les frais. Le traité de Shimonoseki est de même espèce que ceux que les puissances occidentales imposent à la même époque à la Chine, dans le contexte des guerres de l’Opium et de la rébellion des Boxers – un traité de brigandage impérialiste. Du point de vue de la géographie humaine, il n’existe aucun rapport entre Taïwan, terre chinoise, et les territoires cédés à la Russie par la Chine au milieu du XIXème siècle et qui sont, eux, des espaces peuplés d’une mosaïque de peuples très divers.
La tentative d’amalgamer deux séquences historiques profondément hétérogènes s’opère ici sur cette toile de fond : le déni obstiné et systématique du fait colonial (le statut de post-colonie de Taïwan, la dimension coloniale de son histoire) au profit de l’alliance opportuniste avec les élites gouvernantes japonaises néo-nationalistes, ouvertement révisionnistes et toujours aussi étroitement subordonnées aux Etats-Unis.
D’un point de vue décolonial, la guerre des récits qui fait rage entre le PC chinois et les indépendantistes taïwanais s’éclaire ici d’un jour nouveau : le storytelling indépendantiste taïwanais a pour condition absolue et première le déni le plus radical qui soit de la façon dont la colonisation japonaise a modelé le destin de l’île au cours de la première moitié du XXème siècle. Or, cette dimension coloniale est à tous égards fondamentale, elle a été le creuset notamment dans lequel s’est formé à Taïwan cet esprit de subalternité qui, aujourd’hui encore, règle le rapport des élites et pour une part de la population au « maître puissant » du moment. Dans le contexte général de l’histoire de la colonisation moderne et de la décolonisation, Taïwan présente cette caractéristique : d’une part, l’île a été colonisée durablement non par une puissance européenne ou blanche mais par le Japon, puissance expansionniste voisine dont l’ambition était d’annexer l’île et de l’inclure dans l’espace japonais et non pas seulement d’en exploiter les ressources ; d’autre part, Taïwan est passée complètement à côté de l’histoire générale de la décolonisation – vu les conditions historiques dans lesquelles elle est passée d’une tutelle à une autre – de celle du Japon à celle de la Chine continentale – pas de mouvements de décolonisation, pas de luttes populaires pour l’indépendance contre le maître colonial, le destin de l’île, lors de ce moment crucial qui, pour tous les pays voisins du Sud-Est asiatique a été celui de la lutte pour l’indépendance souvent obtenue de vive force. Taïwan est passé complètement à côté de ce mouvement général qui, de la fin de la Seconde guerre mondiale aux années 1970 voire 80 a conduit au démantèlement des grands empires coloniaux et à l’indépendance des anciennes colonies. Le Sonderweg de l’ancienne colonie japonaise est ici tout à fait impressionnant et il explique ce fait massif : que, de toutes les anciennes colonies non seulement de la région mais sur tous les continents où des colonies modernes ont existé, Taïwan soit sans doute le pays où le sentiment anticolonial, la conscience de la Colonie, le souvenir collectif (la mémoire collective de la Colonie) d’avoir été une colonie, la transmission de génération en génération de la sensibilité à la condition coloniale, le sentiment post-colonial, anticolonial, décolonial... soient aussi évanescents.
C’est assurément que les conditions dans lesquelles la colonisation ou quasi-colonisation de l’île par l’administration (pas très éclairée) venue du continent a pris le relais de la colonisation japonaise n’a pas peu contribué à renvoyer dans les limbes le souvenir de celle-ci. Mais c’est aussi et sans doute en premier lieu l’effet de la captation (du kidnapping) de Taïwan par l’Occident embarqué en Asie orientale dans sa campagne contre le communisme international, pendant la guerre froide – Taïwan a été arrachée à son histoire coloniale pour devenir une base occidentale, un poste avancé de la police anticommuniste globale dans le plus hostile des environnements (aux abords immédiats de la Chine, puis de l’ancienne Indochine française passées l’une et l’autre aux mains des partis communistes locaux). Le lien organique qui reliait Taïwan à son histoire coloniale (à la colonisation japonaise qui fut très systématique et, à plus d’un titre, contribua à doter l’île d’une administration et d’infrastructures modernes) a été rompu par deux fois : avec le départ sans transition du colonisateur japonais et son remplacement par le quasi-colonisateur continental, d’abord, avec l’embarquement de Taïwan dans les croisades anticommunistes successives conduites par les Etats-Unis dans cette région du monde.
A plus d’un titre, ces ruptures et bifurcations ont fabriqué un pays amnésique, ou du moins en état de confusion mentale durable pour tout ce qui concerne son rapport au passé, non pas immémorial, mais moderne et contemporain. Taïwan est une ancienne colonie dont l’identité a été forgée dans le creuset de la colonisation et qui est amputée de toute conscience coloniale, anticoloniale, post-coloniale – pour ne rien dire de la décoloniale. Ce qui est radicalement absent des têtes et des cœurs à Taïwan, c’est l’évidence du contentieux hérité de la colonisation et qui ne s’efface jamais, qui nourrit, quels que soient les méandres de l’histoire ultérieure, un différend infini, inépuisable, parfois en sommeil, parfois ravivé selon l’état variable des relations entre l’ancien colonisateur et l’ancienne colonie – le cas franco-algérien est ici exemplaire [7]. Il n’est même pas besoin de parler du « traumatisme » de la colonisation pour que la relation entre l’ancien colonisateur et l’ancien colonisé apparaisse placée sous ce signe – c’est le trait propre et pour ainsi dire universel à la colonisation moderne – elle est placée interminablement sous le régime du passé-présent, elle est par excellence spectrale, elle revient sans cesse, en quelque occasion que ce soit, dans le présent. Pas besoin d’aller chercher l’Algérie, ici – la relation entre la Chine continentale et le Japon demeure, aujourd’hui, encore et placée sous ce régime – le tort subi n’est jamais éteint, les comptes jamais soldés, les braises du différend couvent sous la cendre du temps qui passe.
Mais à Taïwan, tout se passe comme si ce produit hautement inflammable de l’histoire moderne, dans sa dimension la plus contentieuse – la colonisation – s’était évaporé. Le Japon, pour la conscience taïwanaise moyenne d’aujourd’hui, c’est par excellence le voisin amical, le protecteur le plus sûr après les Etats-Unis, un modèle culturel, un partenaire économique, le pays de la région où l’on adore aller en vacances. Ce n’est pas que la période coloniale soit ignorée, c’est pire que cela : elle est folklorisée, elle devient un élément du patrimoine, l’occasion de plongées touristiques dans le passé – une fois le poison de la colonisation et de l’institution coloniale neutralisé.
C’est dans un contraste absolu que la question de Taïwan est, pour le régime continental, à l’unisson ici avec la plus grande partie de la population de Chine, indissociable du redressement du tort infligé par le siècle d’humiliations coloniales et de violences massacrantes, infligées à la Chine tant par les puissances occidentales que par le Japon. La revendication de Taïwan comme partie intégrante de la souveraineté chinoise, cela ne se sépare pas, dans cette perspective, de la réparation due à la Chine pour la somme des entreprises prédatrices dont elle a fait l’objet un siècle durant – celui de l’agonie de l’Empire, des expéditions et des pillages, des abandons de souveraineté imposés par l’Occident, celle de l’invasion japonaise et des horreurs qui l’ont accompagnée.
Dans la perspective des dirigeants chinois, le retour de Taïwan dans le giron de la souveraineté chinoise, ce n’est pas seulement l’achèvement logique de la guerre civile chinoise, c’est aussi le point final à une histoire coloniale qui lui a infligé tant de dommages – un point final sans lequel cette séquence demeure inachevée.
Les surenchères rhétoriques qui se donnent libre cours tant dans le discours des élites taïwanaises que dans la propagande occidentale, à propos de l’expansionnisme chinois visent à rendre indétectable cette dimension de la guerre présente des récits (et des épreuves de force annoncées) à propos de Taïwan : ce qui est en jeu à propos du statut de l’île, c’est bien aussi, la fin de l’histoire coloniale, avant la montée en puissance de la Chine aujourd’hui – l’apurement des comptes, de tous les comptes de cette époque où l’Occident exerça sans mesure, en Asie orientale, ce qu’il considérait comme son droit de conquête.
Le rapprochement avec Hong Kong s’impose bien ici, mais pas du tout comme l’entend la propagande indépendantiste – après Hong Kong, Taïwan, l’ogre chinois étant insatiable, etc. Ce n’est pas de volonté de puissance, d’appétit de conquête qu’il s’agit ici, mais bien de redressement (rightdoing) d’une histoire distordue et saccagée par la colonisation. L’annexion puis la colonisation de Taïwan ne constitue pas un fait historique qui puisse être séparé de la violence coloniale telle que celle-ci s’est exercée au détriment de la Chine. Les torts produits par la colonisation ont vocation à être réparés jusqu’au bout et si ce n’est pas le cas, c’est l’histoire coloniale qui se poursuit sans fin.
D’autre part, il faut envisager le Sonderweg de Taïwan du point de vue de la Révolution chinoise. Ce Sonderweg est lui-même tout entier inclus, enveloppé dans les aléas de cette révolution, il en est, à son titre même d’exception, l’une des facettes ou l’un des chapitres. Il faut partir de l’idée que la Révolution chinoise est un universel, au sens où, par elle et par elle seule le paysan chinois accède à la condition humaine, tout comme la Révolution russe avait fait du prolétaire un sujet universel de l’Histoire moderne [8]. Inversement, la Révolution chinoise est un universel en ce sens qu’elle abolit le temps des landlords et seigneurs de guerre, improprement défini comme « féodalisme » par les marxistes – le rapprochement avec le féodalisme européen est ici beaucoup trop approximatif pour que le transport du concept vers le monde chinois supporte vraiment le voyage.
L’histoire de Taïwan est incluse dans celle de la Révolution chinoise, déployée dans son horizon d’universalité, en tant précisément qu’elle y occupe la place de l’exception – l’exclusion incluse. Taïwan se fige, après la retraite sur l’île de Chiang Kai Chek, dans une posture qui est celle du conservatoire de ce que la Révolution chinoise a aboli – la Chine immémoriale entendue moins comme celle des empereurs que comme celle des élites gouvernantes prospérant en parasites sur le corps du peuple – paysan dans son écrasante majorité. Taïwan devient le conservatoire de la contre-révolution chinoise, Chiang étant le dernier des seigneurs de guerre, promptement recyclé par les Américains dans la lutte contre le communisme international. Ce ne sont pas seulement les caciques de l’État-KMT, successeurs de Chiang, qui deviennent les légataires de cet héritage encombrant, ce sont tout autant les actuels dirigeants indépendantistes de l’île – ce qui les formate, ce n’est pas tant le codex de la démocratie libérale que l’esprit de la contre-révolution chinoise dont le mode d’institution pérenne sur l’île fut la dictature et la bureaucratie – la démocratie est leur tenue de gala, sur le fond, ce sont des oligarques, au même titre que leurs prédécesseurs.
Les proxies exemplaires des Etats-Unis que sont aujourd’hui les dirigeants indépendantistes de l’île sont les héritiers, en ce sens, de ces seigneurs de guerre qui, au temps de la guerre civile et de l’invasion japonaise de la Chine devaient tout à leurs différents protecteurs étrangers – en matière d’armements et d’équipements militaires, notamment. Ils sont aux avant-postes de la « révolution conservatrice » contemporaine, version Trump ou version Biden, cela ne fait guère de différence, en tant que celle-ci enchaîne sur la contre-révolution et la croisade anticommuniste (des années 1930 aux années 1960).
À suivre…
Notes
[1] Claude Lefort : Essais sur le politique, Editions du Seuil, 2001.
[2] « Returning the Chineseness to China », comme le proposait récemment un lecteur de Taipei Times (19/10/2024).
[3] Sur le déni de ce fait solidement établi et les contorsions rhétoriques pathétiques auxquelles il donne lieu, voir par exemple : « Retrocession Day, reflection day », éditorital de Taipei Times, 26/10/2024.
[4] Voir à ce propos les mémoires de George Kerr, Formosa Betrayed, Camphor Press, 2018.
[5] Comme le rappelle utilement Gérard Bras : « Le détenteur temporaire de la souveraineté se distingue de son titulaire permanent » – d’où la doctrine classique des deux corps du roi – le corps physique d’un roi, qui est mortel, se distingue du corps mystique du roi, perpétuel. Cette distinction fondamentale se maintient dans les constitutions post-monarchiques. La souveraineté chinoise n’est pas soluble dans la variabilité des régimes qui dirigent la Chine. La souveraineté est placée sous le régime de la continuité, non affectée par la discontinuité des régimes (constitutions) – Gérard Bras : Faire peuples, Kimé, 2024.
[6] Voir par exemple sur ce point ; Jan Potocki, Au Caucase et en Chine, 1791-1808, Phébus, 1991.
[7] Je veux ici mentionner l’exception que constitue, dans ce journal voué corps et âme aux palinodies indépendantistes qu’est Taipei Times, la chronique historique hebdomadaire tenue par Han Cheung qui, régulièrement, fournit des exemples irrécusables des discriminations subies par les insulaires durant la colonisation japonaise. En général comme dans le détail, leur statut y connaît des différences marquées d’avec celui des Japonais vivant sur l’île. Taïwan est alors une colonie dans le plein sens du terme.
[8] Mais la dimension genrée de cet universel doit être soulignée aussi – la Révolution chinoise ne « libère » certes pas la femme, mais du moins sape-t-elle les fondements de sa condition d’immémoriale minorité.